2.2. Les plis et les replis de la détresse.

2.2.1. Anamnèse.

Denis est d'origine russe, il a pratiquement 6 ans lorsqu'il est adopté par une dame d'une quarantaine d'année, veuve, et qui l'élève seule au moment de la première consultation en décembre 2000. Denis est né le 24 janvier 1993 dans la région de Moscou d'une maman sans domicile fixe et d'un père inconnu. Le 06 septembre 1997, il est âgé de 4 ans et 8 mois lorsqu'il est repéré par une ronde policière. L'enfant déambule seul, à 22 heures 30, le long d'une voie ferrée dans un état physique extrêmement précaire, il ne parle pas et ne peut donner que son prénom. Il est hospitalisé pendant un mois pour soigner ses diverses maladies et un traumatisme au bras droit. Il est confié ensuite à une maison d'enfants où il restera une année, jusqu'à la date de son adoption à l'automne 1998.

Les minutes de l'audience publique au cours de laquelle a été prononcé la déchéance des droits parentaux à l'encontre de la mère nous permettent de reconstituer grossièrement les conditions de vie de Denis. L'action civile est déclenchée à la demande de la directrice de la maison d'enfants qui déclare la mère incapable d'assumer la responsabilité de son enfant. C'est en effet avec difficultés que la maman de Denis est retrouvée et identifiée puisqu'elle n'a entrepris aucune démarche pour retrouver son fils et qu'elle n'est enregistrée sous aucune adresse. Les actes de la décision judiciaire évoquent une personne alcoolique, sans profession et dans un très mauvais état physique et psychologique. Elle vit grâce à l'allocation de mère célibataire qu'elle perçoit à l'adresse de sa propre mère. Elle loge avec son concubin tuberculeux dans une cabane de dix mètres carrés au toit éventré. Il n'y a pas de place pour une literie, on ne compte qu'une table ; un vieux réfrigérateur hors d'usage, corrodé et vide ; un poêle détruit, remplacé par un vague chauffage électrique de récupération aux câblages bricolés et dont la résistance n'est pas protégée. L'enquête sociale évoque "un lieu sordide" qui n'est même pas équipé d'un couchage pour l'enfant. L'ensemble de la "famille" se nourrit essentiellement à l'hôpital où le concubin suit un traitement pour soigner sa tuberculose. L'essentiel de l'allocation perçue par la mère étant consacré à l'achat des boissons alcoolisées.

Lors de l'arrivée de Denis à la maison d'enfant, le rapport d'observation fait état d'un enfant sous traitement médicamenteux pour "diverses maladies", dont l'âge de développement est très inférieur à l'âge réel. Il est habillé avec des vêtements beaucoup trop grands pour lui et inadaptés à la saison. Il ne peut dire que son prénom et prononce quelques phrases rudimentaires. Denis est décrit comme craintif, fuyant, évitant, mais très avide de jeux de toutes sortes. Il restera pratiquement une année dans cette institution avant son adoption. Au cours de cette période, quelques brèves observations nous apprennent que : " il a appris à parler, il sait chanter et il dessine. Il reçoit l'éducation prévue pour son âge et il est régulièrement suivi par le médecin pour ses maladies."

Après le placement à la maison d'enfants en octobre 1997, la mère n'est venue le voir qu'une seule fois en janvier 1998. Elle ne reste qu'une dizaine de minutes avec son fils et ne manifeste aucun désir de pouvoir le reprendre un jour avec elle malgré les propositions d'un suivi médical pour elle-même et d'un aménagement de sa vie domestique. Après le départ de sa mère et à la question d'un éducateur : "De quoi as- tu parlé avec maman ?" Denis répond : " une fois je suis parti, je suis resté seul et j'ai marché très, très longtemps." On peut lire dans la suite des observations qu'il ne manifeste aucun sentiment pour sa mère et, ce qui est plus troublant, "qu'il ne semble pas la reconnaître clairement". La décision de déchéance de l'autorité parentale est prononcée le 22 avril 1998 et entrée en vigueur le 02 mai 1998.

Voilà pour la description de la situation extrême qui caractérise les premières années de la vie de cet enfant. Il a presque huit ans lors de notre première rencontre.

En décembre 2000, Denis et sa maman se présentent pour la première fois au Centre Médico-Psychologique. La consultation est réalisée sur les conseils de son médecin généraliste et sous la sollicitation insistante de son école qui soutient un projet d'orientation vers un Institut de Rééducation. Les enseignants se plaignent de sa vulgarité, de ses mensonges, de ses comportements parfois agressifs et surtout de ses difficultés d'apprentissage scolaire qui se manifestent par un refus répété de travailler ; "il ne pense qu'à jouer et il est difficile à canaliser" disent-ils.

Au moment de cette première rencontre, il est donc âgé de 7 ans et 11 mois et c'est un petit gabarit qui paraît au moins trois ans plus jeune que son âge. Il est toujours en alerte, il ne supporte pas l'immobilité ; il se suspend aux encadrements des portes, saute d'un fauteuil à l'autre… bref, le comportement est fuyant mais le regard n'est pas évitant. En fait, il trouve manifestement beaucoup de plaisir dans cette agitation qui lui permet de mettre en scène une forme de jeu avec l'adulte où il s'agit de montrer que l'on ne se laisse pas prendre et que l'on garde la maîtrise dans la relation. D'une façon espiègle, il initie le contact pour le rompre brutalement et s'échapper en riant bruyamment. Par exemple, il peut s'avancer vers l'adulte, esquisser le geste de tendre la main en guise de salut et la retirer au dernier moment laissant la main de l'adulte dans le vide. Il éprouve beaucoup de plaisir dans la répétition de cette farce classique mais tellement jubilatoire.

Nous sommes impressionnés par la qualité de son apprentissage de la langue française. Arrivé en France il y a moins de deux ans, il maîtrise totalement et parfaitement le français qu'il parle sans aucun accent et avec une grande fluidité. Il est impossible pour un observateur extérieur de repérer que cet enfant n'a pas été immergé dans la culture et la langue française depuis sa naissance. D'autant plus que Denis a pris soins de compléter son apprentissage par l'essentiel des grossièretés caractéristiques des expressions enfantines locales et qu'il excelle également dans l'utilisation des onomatopées les plus couramment utilisées par nos enfants115.

Nous noterons un peu plus tard que, malgré des difficultés, il a franchi l'étape de l'apprentissage de la lecture. Sa lecture est lente, elle manque de fluidité pour l'âge, mais les mécanismes de base sont en place pour un apprentissage qui reste sans aucun doute très perfectible. Les capacités intellectuelles sont par ailleurs relativement bien préservées. Au test d'évaluation cognitivo-intellectuelle il obtient un Quotient Intellectuel (QI) de 90, ce qui le situe approximativement dans la moyenne des performances pour l'âge, dans des conditions de passation rendues difficiles par l'agitation et la problématique attentionnelle.

En fait, l'hyperactivité est au premier plan chez cet enfant qui se montre, par ailleurs, affectueux, sensible mais aussi très exigeant et souvent moqueur à l'égard de l'adulte. Il est très en difficultés pour mobiliser son attention sur des supports introduits par l'adulte. Les dessins sont réalisés en un seul jet. Les personnages n'ont ni visage, ni bras. Denis n'aime pas raconter une histoire à propos de ce qu'il dessine, il a trop peur d'être jugé. Il refuse également de parler de sa vie en Russie, il a d'ailleurs totalement oublié sa langue maternelle. En fait, il fera brièvement référence, au cours de la psychothérapie, à quelques souvenirs précis se rapportant à sa petite enfance, mais il n'aime pas les évoquer et surtout, supporte mal les sollicitations des adultes qui l'encouragent à se raconter. Denis n'aime pas se raconter, le jeu est pour lui le mode privilégié de relation au monde, il joue tout le temps et il évalue l'adulte à partir de sa capacité à s'engager dans son espace ludique. Ses nuits sont courtes et agitées, marquées par des déambulations ; il fait souvent des cauchemars et présente une énurésie nocturne persistante. Ses comportements alimentaires sont également perturbés, ils alternent entre une voracité compulsive et des courtes périodes anorexiques.

Notes
115.

Au risque d'un dualisme maintenant dépassé, nous pourrions remarquer ici que les mots du corps sont les signes supérieurs d'appartenance à une communauté culturelle et en ce sens beaucoup plus significatifs que les mots de l'esprit.