2.2.2.1. La dysharmonie cognitive.

L’examen cognitivo-intellectuel de Denis, réalisé à partir du WISC III, donne un profil très hétérogène. On note une différence très significative entre les subtests verbaux et les subtests de performance (QIv : 78 / QIp : 107) pour un QI total se situant juste dans la moyenne des performances attendues pour l’âge (Qit : 90). L’indice d’organisation perceptive (109) est nettement plus élevé que l’indice de compréhension verbale (78) et l’écart observé entre complètement d’images  (14) et similitude (7) illustre totalement le style cognitif de cet enfant qui montre de bonnes performances dans les épreuves non verbales invoquant le traitement visuo-perceptif et la manipulation des objets concrets, et de faibles performances aux épreuves verbales qui mettent en jeu la pensée conceptuelle. En effet :

Du côté des épreuves verbales, nous notons les faibles performances obtenues aux subtests Information (6), Compréhension (8) et surtout Vocabulaire (5) quitraduisent sa fragilité dans l'intégration des concepts verbaux. Les faibles performances à ces subtests nous informent quant à l'insuffisance du bagage culturel, l'incertitude des normes sociales, les difficultés d'adaptation pratiques, et la faiblesse lexicale particulièrement mise en évidence par l'échec à Vocabulaire (5). Etant donnée l'anamnèse de cette situation, la lecture de ces faibles performances nous conduit naturellement, dans un premier temps, à expliquer ce constat par l'arrivée encore récente de cet enfant en France et à sa trop courte exposition sociale et culturelle inhérente à la problématique d'adoption et au déplacement transculturel. Ceci, bien que dans un second temps nous sommes également conduits à mettre en lien ses mauvaises performances avec les troubles de la représentation des situations sociales et les difficultés rencontrées par Denis dans son adaptation sociale, en raison de son intolérance à la frustration et de l'ambiguïté de son rapport avec la norme. Si ces deux lectures ne s'opposent pas formellement, la seconde introduit des facteurs psychopathologiques qui prennent en compte la position subjective de l'enfant et qui se situent au delà d'un simple constat portant sur les performances.

Du côté des épreuves de non verbales, les résultats obtenus à Arrangement d'images (10), Assemblage d’objets (10) et cubes (12) sont dans la norme pour l'âge. Denis saisit bien la signification d'une histoire pour l'ordonner logiquement et temporellement (il commet surtout des erreurs d'inversion entre les images). Il réussit correctement à réunir des éléments séparés pour les rassembler dans une représentation globale et il montre de bonnes capacités en perception analytique (Cubes) pour reconstruire des modèles géométriques. L'ensemble de ces résultats complètent les observations réalisées à propos de Complètement d'images (14) et confirment la supériorité du traitement perceptif, notamment à partir d'un matériel visuo-spatial, sur le traitement verbal. Les résultats recueillis à partir du K-ABC permettent le même constat : Les Processus Mentaux Composites (98) sont significativement supérieurs aux performances observées à l'échelle de Connaissances (70). Le subtest Reconnaissances de Formes est d'ailleurs exceptionnellement réussit compte tenu de l'âge (11 ans, en âge de développement pour 7 ans 11 mois au moment du test). Dans ce subtest, il s'agit de reconstituer perceptivement et nommer des dessins dont seules quelques lignes du tracé de l'objet sont figurées, c'est à dire reconnaître et nommer les objets malgré les altérations de l'image. Le style cognitif de cet enfant montre donc définitivement des potentialités cognitives intègres lorsqu'il s'agit de raisonner à partir d'un matériel visuo-spatial n'invoquant pas, a priori, la pensée verbale.

Il paraît évident ici qu'une lecture clinique de ces résultats nous conduit à dépasser le seul argument du défaut d'intégration sociale et culturelle pour expliquer l'écart observé entre les performances verbales et les performances non verbales. Il s'agit au fond de passer d'une approche quantitative basée sur le seul constat des performances, pour s'interroger qualitativement sur la manière dont cet enfant surinvestit le traitement visuo-perceptif, la recherche du détail manquant dans la concrétude de l'objet physique du monde extérieur, au détriment d'une pensée abstraite et conceptuelle puisant dans les qualités subjectives des objets peuplant le monde interne. Si l'on considère de façon complémentaire les difficultés repérées du côté des représentations sociales et de la résistance à l’apprentissage, l'ensemble du tableau clinique évoque un profil cognitif que nous rencontrons souvent dans le cadre des problématiques de type abandonnique. Dans ce contexte psychopathologique, nous constatons souvent que les dommages subis par l'enfant dans le déroulement de son histoire personnelle vont de paire avec la mise en œuvre de défenses archaïques qui conduisent à une appréhension du monde en surface, vectorisée par le traitement perceptif, notamment visuel. Nous voyons se dessiner ainsi, sous les yeux du clinicien, un véritable style cognitif, une forme de mémoire de l'histoire du corps du sujet, qui traduit sa manière d'être au monde et qui prend en compte en tout premier lieu les aléas de sa vie pulsionnelle et les conflits psychiques de nature objectale. Les plis et les replis de la détresse passée.

Le développement de l'enfant est une affaire bien trop complexe pour se résumer aux seules stimulations venant du milieu extérieur, aussi bien qu'à la seule maturation de l'organisme. Nous allons essayer de montrer que l'évaluation intellectuelle est ici indissociable de l'histoire du sujet et qu'elle décrit, en caractères corporels, sa manière d'être au monde. Ainsi échappe-t-elle aux simples schémas de causalité linéaire mis en avant par l'approche expérimentale pour inviter le psychologue à une lecture qui prenne en compte la valeur sémiotique du symptôme cognitif.