2.2.2.2. Quand la seconde langue chasse la première ?

Il n'est pas certain que l'on puisse résumer la fragilité des performances verbales aux seules difficultés rencontrées lors de l'apprentissage d'une seconde langue dans les situations d'adoption. Lorsque nous recevons Denis deux ans après son arrivée en France, nous sommes étonnés par la qualité de son langage. Reprenons.

Denis montre un langage peu développé à l'âge de 5 ans, il perfectionne sa langue maternelle au cours de l'année passée à la maison d'enfants et il apprend parfaitement la langue française au cours de la première année qui suit son arrivée dans notre pays. Voici ce qu'il nous disait, il y a encore peu de temps :

‘" Bien sûr que quand je suis arrivé en France je parlais Russe !… Après je ne me souvenais que de quelques mots et maintenant il ne me reste plus rien, je te jure…. Mais j'ai mis longtemps pour apprendre le français, tu te rends compte que j'ai mis presque un an pour parler comme les autres". ’

Parler comme les autres, c'est bien de ça qu'il s'agit. Quelle est cette force qui permet de renvoyer dans les plis et les replis du psychisme sa langue originelle ? On pourrait évoquer par analogie le fait qu'il ne reconnaisse plus sa langue maternelle comme il disait ne plus reconnaître sa mère lors de leur rencontre à la maison d'enfants. Un oubli, un blanc, le refoulement dans les recoins du corps ? Un rejet ? Certaines recherches effectuées dans le champ des neurosciences apportent quelques éléments de réponse.

Des travaux menés dans le cadre de la neuro-imagerie cognitive auprès d'adultes d'origine coréenne, adoptés alors qu'ils étaient âgés entre trois et huit ans, ont montré que les connaissances et les propriétés générales de la langue d'origine n'étaient plus accessibles à l'âge adulte116. Aucun n'a reconnu consciemment les phrases coréennes parmi différentes phrases enregistrées dans différentes langues, et leurs performances ne se distinguaient pas de celles du groupe de français natifs. Dans une deuxième phase de la recherche, on leur présentait un mot français, puis ils entendaient deux mots coréens. Ils devaient désigner lequel des deux mots coréens était la traduction du mot français. Le nombre de réponses correctes relevait totalement du hasard. On a testé ensuite leur capacité à percevoir implicitement des différences entre certaines consonnes du coréen, totalement impossibles à détecter pour des personnes dont la langue maternelle n'est pas le coréen. Là encore les personnes d'origine coréenne n'était pas meilleurs que les français. Enfin, l'imagerie cérébrale a permis de comparer les zones du cerveau activé du groupe coréen adopté à un groupe témoin de français natif. Après une présentation de phrases enregistrées en français, en coréen, en polonais ou en japonais, aucune différence n'est apparue, les aires cérébrales mises en jeu spécifiquement par l'écoute étaient les mêmes chez les adoptés que chez les français natifs.

L'ensemble des résultats suggère que la première langue est quasiment "effacée", une conception d'ailleurs qui s'oppose à l'idée selon laquelle les circuits cérébraux commencent à cristalliser dès les premières années de vie. Selon les chercheurs, ces données sont compatibles avec une hypothèse d'interférence de la seconde langue et de la première : le fait d'avoir cessé d'utiliser la première langue permet à la seconde de coloniser les aires de la première. Il semble donc qu'il existe des conditions à partir desquelles l'apprentissage d'une seconde langue chasse la première.

En considérant que Denis soit totalement coupé de sa langue d'origine par l'adoption et si l'on retient l'hypothèse qu'une seconde langue est d'autant plus difficile à apprendre que la première est bien maîtrisée, la faible intégration de la première langue pourrait expliquer une faible interférence de celle-ci sur l'apprentissage de la seconde. Mais en tout état de cause, il faut aussi compter avec la détermination du sujet à s'affranchir de cet apprentissage pour des raisons identitaires ("J'ai mis presque un an à parler comme les autres"). Tout porte à penser qu'il ne s'agit moins d'un refoulement que d'un rejet. L'apprentissage est d'autant plus rapide que le sujet investit sa culture d'accueil et se sépare de sa culture d'origine. Le rejet serait illustré ici par l'effacement de la langue maternelle dont on ne trouve plus la trace. Ce constat nous informe sur la formidable plasticité cérébrale au cours du développement et la manière dont le cerveau de l’enfant est lié à son destin social et culturel mais aussi aux aléas de sa vie psychique et de ses conflits internes.

Concernant le débat qui oppose organogenèse et psychogenèse, au-delà du seul intérêt pour la neurophysiologie, ces travaux devraient inciter à la prudence ceux qui tirent arguments de la présence d'anomalies fonctionnelles ou anatomiques du cerveau pour conclure systématiquement à une étiologie organique des troubles psychopathologiques chez l'enfant. Ces recherches démontrent les articulations dialectiques entre les composantes neurobiologiques et les composantes environnementales et relationnelles tout au long de l'épigenèse de la vie mentale. On note bien ici la manière dont les facteurs sociaux, donc relationnels également, peuvent induire des changements dans les connexions cérébrales elles mêmes.

Il ne s'agit pas ici d'une question quantitative, la langue française est parfaitement maîtrisée et, comme un grand nombre d'enfants placés dans la même situation, il s'est affranchi de sa langue d'accueil en moins d'une année, notamment parce qu'il a investi cette seconde langue comme une langue maternel. Ainsi, ce n'est pas à proprement parlé l'intégration qualitative des contenus verbaux qui oriente l'activité de pensée, mais la priorité donnée à un rapport direct avec les objets extérieurs, à partir d'une modalité de pensée qui privilégie les sens au détriment du sens. De la même manière que son agitation permanente lui permet d'entretenir une enveloppe sensorielle dans son rapport différencié aux objets du monde extérieurs.

Notes
116.

Pallier C., "Quand une seconde langue chasse la première", Cerveau & Psycho, pour la science, 2003, 2, p.58-59.