2.2.2.3. L'immobilité impossible.

Depuis l'ouvrage de Wallon117 H. (1925), "L'enfant turbulent", la position française a clairement insisté sur le double versant psychique et moteur de l'instabilité, alors que les auteurs de langue anglaise, sous les termes de "syndrome hyperkinétique", ont d'emblée mis l'accent sur l'hypothèse d'une étiologie organique rattachée à la notion de dysfonctionnement cérébral à minima. Dans la continuité de cette dernière démarche, le DSM IV, version actuelle de la classification américaine, nous propose un positionnement consensuel autour d'une catégorie composée de deux sous syndromes ; d'une part les troubles attentionnels et d'autre part l'hyperactivité impulsivité. On connaît par ailleurs la tendance actuelle à assimiler cette catégorie à une maladie analogue aux pathologies somatiques et ce, malgré les mises en garde des auteurs dans le préambule de cette classification.

Même si ces hypothèses biologiques ne doivent pas être systématiquement écartées, il est important de les resituer dans un modèle multidimensionnel de la psychopathologie. Il faut en effet prendre en considération que toute perturbation chez l'enfant se développe dans le champ de ses échanges avec l'environnement pour s'exprimer au plan psychopathologique. Il est donc important de toujours resituer les éléments nosographiques dans le contexte singulier du sujet et de tenter de comprendre le sens de ces perturbations au regard de son histoire personnelle. L'agitation de Denis revêt un statut quasi existentiel, elle est permanente et défie les lois de la socialité : il semble qu'elle justifie un éclairage dynamique.

Les symptômes d'expression motrice, comme l'instabilité psychomotrice, parfois marqués par des rythmies de balancements, sont fréquemment constatés chez les enfants qui ont été exposés à des situations de carences sociales et affectives. A côté de ces manifestations comportementales, nous observons généralement des troubles de l'apprentissage, notamment scolaires, qui sont le plus souvent corrélés avec une pauvreté du désir d'apprendre, d'où la difficulté de mettre en œuvre l'activité de pensée. Ces liens dynamiques entre symptôme d'expression motrice d'une part, et troubles de l'apprentissage scolaires d'autre part, semblent trouver leur origine dans les phases précoces du développement de la vie psychique. La période au cours de laquelle l'enfant s'avère finalement le plus vulnérable face à la discontinuité des soins maternels inhérente à la situation de carence.

Depuis Freud118 S. (1900/1967) nous savons que, pour pouvoir fonctionner sans être submergé, l'appareil psychique doit nécessairement travailler sur de petites quantités d'énergie, la pensée permettant ainsi la manipulation de représentations d'objets plutôt que leurs rencontres en direct. C'est à cette condition que le travail du penser permet une certaine continuité des objet internes (représentés) susceptibles de venir compenser la discontinuité naturelle de la relation avec les objets externes (perçus). De ce point de vue, Golse119 B. (2001) a raison lorsqu'il rappelle que l'aptitude à la pensée doit être d'abord considérée comme faisant partie du système pare-excitation de l'enfant. Que se passe-t-il lorsque l'excès de discontinuité des soins maternels ne permet pas l'abaissement du niveau de tension lié à l'attente indéfectible de l'objet ? Lorsqu'une perception n'arrive pas à être intégrée dans une activité de représentation psychique, elle est source d'une excitation qui ne peut être déchargée par l'appareil psychique. Elle constitue alors un risque de désorganisation de la pensée et de ses contenants qui deviennent inassimilables par le sujet. Dans ces conditions, le bébé peut parfois utiliser d'autres moyens que la voie mentale pour se débarrasser de cette excitation en excès, en ayant recours notamment à des comportements sensori-moteurs pour couvrir le vide de la pensée et des contenus psychiques.

C'est cette prépondérance de la logique du sentir sur la logique psychique qui ferait que plus tard la pensée de l'enfant, dans ses rapports avec l'objet, resterait dominée par le mode perceptivo-sensoriel au détriment de l'investissement des objets de pensée. C'est aussi cette logique du perceptif qui viendrait infiltrer les performances observées dans le cadre de l'évaluation cognitive qui met en scène le déséquilibre entre les épreuves verbales et non verbales.

Un jour, dans le cadre d'une séance et alors que Denis se montrait particulièrement agité, sautillant dans le bureau en faisant rebondir une balle contre le mur, nous lui posions la question suivante :

‘– "A quoi penses-tu quand tu bouges comme ça ? "
– "A rien !" dit-il, "J'ai besoin de me défouler. Je ne pense à rien du tout ! ". ’

Le défoulement comme illustration de l'échec du refoulement ? Dans ce contexte, la relation sujet/objet tire toujours du côté d'un moins de subjectivation possible. La conséquence évidente sur les fonctions cognitives résulte de cette dominance de la logique des sens sur la logique de l'intériorisation, de la forme sur le fond, de l'espace sur le langage. Il n'est pas étonnant dans ce contexte que l'évaluation cognitive montre des performances supérieures lorsqu'il s'agit de manipuler du matériel concret au détriment des manipulations verbales.

Nous percevons bien ici les risques très actuels qui porteraient certains professionnels du côté d'une lecture strictement organogénétique des comportements d'agitation observés en psychopathologie de l'enfant. Ces risques sont actuellement redoublés avec le succès de l'hyperactivité et des troubles de l'attention, y compris lorsque les conduites d'opposition constituent des éléments sémiologiques de premier plan dans le tableau clinique. Les questions posées par l'hyperactivité, les troubles du comportement et de l'attention illustrent d'ailleurs de manière paradigmatique les aspects épistémologiques auxquels se trouve confrontée la psychiatrie de l'enfant contemporaine, et avec eux les limites de l'application d'un modèle exclusivement médical dans le champ de la psychopathologie. De ce point de vue, le retard de croissance présenté par Denis constitue une modalité sémiologique qui nous invite à prolonger notre réflexion dans cette direction.

Notes
117.

Wallon H. (1925), L'enfant turbulent, Paris, Alcan.

118.

Freud S. (1900/1967), L'interprétation des rêves, Paris, PUF.

119.

Golse B. (2001), "Apprentissages et échecs scolaires : aspects psychodynamiques", Journal Français de Psychiatrie, 15, p. 9-12.