2.2.2.4. Le retard de croissance.

Considérer les liens entre les retards de croissance chez l’enfant et la qualité des soins parentaux au cours des premières années de la vie n’est pas une démarche nouvelle. Depuis les travaux de Spitz120 R., personne ne conteste que la maturation physique se situe à l'interface de facteurs neurobiologiques d'une part, et de son environnement psychologique et relationnel au sens large, d'autre part. En effet, si la croissance staturale, par exemple, est un phénomène biologique soumis à une régulation hormonale neuroendocrinienne, elle subit également l'influence d'autres facteurs, comme la qualité des relations affectives et de la vie émotionnelle. Dans ce contexte, la reconnaissance d'un retard de croissance chez l'enfant révèle généralement des défaillances graves et anciennes dans l'exercice de la fonction parentale. Il en est de même du développement cognitif qui ne peut être examiné indépendamment du statut neurophysiologique du sujet pris dans la complexité de ses relations sociales et affectives avec son environnement, dans un rapport de réciprocité qui détermine sa manière d'être au monde.

Le nanisme psychogène, décrit initialement par les pédiatres endocrinologues, se caractérise par un important retard de croissance, sans dysmorphie, d’origine psychosociale où la dimension profondément carentielle du milieu familial est très largement reconnue. Dans un article consacré à ce sujet, Sibertin Blanc121 D. (1995) précise que les symptômes doivent être étudiés à partir des composantes somatiques et psychopathologiques. Du point de vue somatique, la caractéristique essentielle concerne le poids de l'enfant, qui ne s'écarte habituellement guère du poids moyen de référence correspondant à la taille, donnant au retard de croissance un caractère harmonieux. Du point de vue de l'expressivité psychopathologique, Sibertin Blanc D. évoque l'instabilité, les conduites agressives et la difficulté pour ces enfants d'établir une bonne distance dans leurs relations avec les autres. Il évoque également un niveau intellectuel appauvri, caractérisé par un décalage entre les performances non verbales et verbales, au détriment des dernières. Il décrit enfin deux séries de troubles dominantes dans le tableau clinique : les troubles alimentaires et les troubles du sommeil. Cette liste de symptômes n'est bien sûr pas exhaustive et certainement pas spécifiques de cette forme de pathologie, mais leur convergence avec les signes cliniques caractéristiques du tableau psychopathologique présenté par Denis est ici remarquable.

Classiquement, la réversibilité du retard de croissance, souvent progressive mais parfois spectaculaire de ce syndrome au cours de la période qui suit la séparation avec la famille, est un des éléments du diagnostic différentiel avec la pathologie hypothalamo-hypophysaire. En ce qui concerne Denis, la réversibilité n'a pas été le fait caractéristique de son développement. Le retard staturo-pondéral reste encore aujourd'hui apparent et il a d'ailleurs nécessité le démarrage d'un traitement à partir de l'hormone de croissance. Bien que toujours de petite taille, il a maintenant rejoint le seuil inférieur de la courbe de croissance attendue pour les enfants de son âge, mais il est probable qu'une exposition prolongée aux carences alimentaires, l'alcoolisme maternel, les carences affectives et éducatives ont imprimé de façon durable leurs marques dans le corps. Nous trouvons, à travers cette situation, une illustration du paradoxe bioculturel fondamental du développement de l'enfant évoqué par Vygotski L. dans le cadre de ses travaux réalisés en défectologie.

Le corps est une page où s'inscrivent les habitudes, le quotidien, les souffrances et les privations. Autant de signes qui connectent le corps au monde, à notre monde. Le corps malmené par les problèmes d'alimentation, l'absence de recours aux soins, l'insalubrité du logement, mais aussi le corps déformé par l'incertitude de l'approvisionnement affectif, l'angoisse de l'abandon et, certainement, la détresse à laquelle l'enfant est exposé lorsqu'il s'agit pour lui d'être confronté au vide du regard maternel. Le corps a sa mémoire, il porte les stigmates de l'histoire du sujet et nous parle dans un langage où les mots s'adressent à nous par la voix somatique. Tiré en avant par le désir d'un autre, le corps grandit, s'humanise et la croissance de l'enfant procède, au fond, de ce qui est attendu de lui.

Ce sont en effet les exigences insatisfaites et les attentes parentales qui poussent l'enfant à parler, à se mettre debout et à marcher. D'un certain point de vue, ces travaux valident, a posteriori, les positions de Vygotski L. lorsqu'il affirmait que l'apprentissage précède le développement parce que l'enfant est d'abord confronté aux outils de sa culture et de son milieu ; le développement comme produit du passage de l'intersubjectif à l'intrasubjectif. Vygotski L. apparaît ici comme faisant preuve d'une singulière modernité, précurseur d'un modèle qui vient bouleverser les vues traditionnelles des relations entre le génotype et les facteurs d'environnement. Dans un livre encore récent, Ansermet122 F. et Magistretti P. (2004) nous proposent le modèle de la plasticité cérébrale pour rendre compte de la spécificité des liens qu'entretient le cerveau avec son environnement culturel, social et affectif. Selon ces auteurs, nous sommes en présence de deux ordres différents, certes, mais reliés par le phénomène de la plasticité cérébrale à partir duquel nous dépassons la simple idée d'une interaction entre deux ordres irréductibles. A partir de la plasticité, génotype et environnement constituent deux axes de détermination qui se combinent par le biais de la plasticité pour produire un phénotype unique. Le génotype d'une part et l'expérience subjective d'autre part constituent deux dimensions qui se fondent en une seule dans le phénomène de la plasticité cérébrale. Il en est de même pour le nanisme lié à une souffrance psychologique où les facteurs de croissance de l'organisme se combinent avec les événements issus de l'environnement social et affectif pour leur donner un statut corporel.

Certains auteurs ont interprété de façon extrême le nanisme psychogène comme un refus de grandir, dont la figure cinématographique est illustrée avec brio par le film désormais célèbre de Volker Shlöndorff : Le tambour. C'est accorder à la conscience une intentionnalité un peu plaquée. D'une manière moins artificielle, le nanisme psychogène est considéré dans les grandes classifications internationales (DSM-IV, CIM-10) comme une affection psychosomatique. Les points de vue convergent vers un profil de personnalité incluant des éléments dépressifs sous-jacents et une dysharmonie de développement où l'investigation psychométrique montre pratiquement toujours un niveau intellectuel proche de la norme mais avec un décalage en faveur de l'intelligence pratique. Il semble que les difficultés relatives aux épreuves verbales expriment ici le défaut de verbalisation et la carence de fantasmatisation que l'on retrouve généralement dans le cadre du syndrome dit du comportement vide propre aux personnalités psychosomatiques. Si le nanisme par souffrance psychologique imprime dans l'organisme la marque indéfectible des manques de l'environnement, les troubles cognitifs illustrent par analogie les aléas de la vie psychique de l'enfant et leur inscription dans le corps psychique.

Notes
120.

Spitz R. (1979) De la naissance à la parole – La première année de la vie. Paris. P.U.F.

121.

Sibertin Blanc D. (1995) "Le nanisme psychogène", in Nouveau traité de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, Tome 2, Paris, PUF, p. 1811-1827.

122.

Ancermet F., Magistretti P. (2004), A chacun son cerveau, Paris, Odile Jacob.