2.3.1. La pensée, le corps et la subjectivité.

Alors, qu’est-ce que  penser ?

A cette question nous répondrons avec Gibello B. (1995) que  "toute activité où l’on peut mettre en évidence une relation sémiotique est une activité de pensée 127", ceci par opposition à la relation causale qui suivrait un schéma mécanique selon lequel le résultat de son action est prédéterminé, programmé, capable de se répéter à l’identique car indépendant des éléments présents dans l’environnement qui le contient. Dans cette perspective toute simulation, si complexe soit-elle, des faits de pensée réalisés par des machines structurées sur ce modèle de causalité, celui de l’intelligence artificielle par exemple, ne peut être assimilée au fait de penser ou à l’acte de penser.

Dans un article publié en 1950, Turing128 A. (1950), concepteur des premières calculatrices intelligentes, souleva la question de leur aptitude à penser. Il établit sa démonstration en inventant une situation, "le test de Turing", à partir de laquelle une machine "dialogue" avec deux interlocuteurs situés dans une pièce séparée et qui pensent s'adresser à un être humain. Pour mettre en défaut ce point de vue purement objectif des sciences cognitives et des neurosciences dans lequel s'est engouffrée la psychologie expérimentale, les philosophes de l'esprit tels que Searle129 J. R. (1985), Nagel130 T. (1984), Jackson131 F. (1982), ont développé des objections à l'égard de ce point de vue "froid" de la démarche scientifique. Pour appuyer leurs argumentations, leur démarche a souvent consisté à imaginer des situations concrètes, mais fictives, qu'ils ont appelées "expériences de pensée", destinées à démontrer l'étayage subjectif de tout acte de pensée.

Par exemple, Jackson F. (1982) imagine le cas d'une personne, nommée Mary, qui aurait vécu plongée dans un milieu d'où les couleurs sont entièrement absentes. Dans cet univers en noir et blanc, Mary dispose néanmoins d'un maximum d'informations sur la physique des couleurs et la neurophysiologie de la perception, et elle les apprend par cœur. Que se passera-t-il le jour où elle sortira de cette retraite pour entrer dans un monde en couleurs ? Il semble inévitable qu'elle apprendra alors quelque chose de nouveau sur le monde et sur la perception des couleurs. Quelque chose qu'elle ignorait, qui n'est pas contenu dans la seule description physique des couleurs et qui est réservé à ceux qui en font l'expérience. Il y a donc quelque chose d'irréductible qui appartient à l'expérience subjective et qui prouve, selon Jackson F. (1982), que le matérialisme scientifique est faux.

Prenons un autre exemple plus proche de la clinique. Nous visitons un musée avec les enfants de l'Unité Pédagogique d'Intégration. Ils ont entre 13 et 15 ans. En début de visite, la jeune femme qui nous sert de guide souhaite dire quelques mots de présentation du peintre expressionniste à l'origine de l'exposition. Elle précise aux enfants que les tableaux "décrivent des objets de la réalité exprimés à partir de la subjectivité de l'artiste". Elle tente d'expliquer ce qu'est la subjectivité. Pour cela, elle désigne une jeune fille du groupe et demande aux enfants de décrire ses habits. Tout le monde est à peu près d'accord sur l'essentiel : la robe, la couleur….etc. La jeune femme explique ensuite que l'on pourrait maintenant décrire ses qualités ou ses défauts et que dans ce cas on évoquerait, par exemple, le fait qu'elle paraisse sympathique…"c'est un point de vue subjectif" dit-elle… Regard éberlué des enfants qui n'ont pas compris mais qui se taisent par politesse.

De retour au collège, un enfant intervient pour dire qu'il n'a pas compris le coup de la subjectivité. Nous lui demandons de décrire son bureau ; "est-ce que c'est un objet ou un être vivant ? ". Tout le monde est à peu près d'accord pour dire que c'est un objet. "Est-ce qu'il pense, est-ce qu'il ressent, est-ce qu'il a des sentiments ?". Eclat de rire dans la salle … : non, bien sûr il ne pense pas ! "Il n'a pas de subjectivité, il ne pense pas" leur dit-on. Un enfant autiste (syndrome d'Asperger) interpelle alors le groupe en disant qu'une moto, lorsque l'on tourne la poignée, se met à vibrer, ce qui signifie pour lui qu'elle est bien vivante. Le débat est rude ! D'autres enfants lui rétorquent qu'une moto ne pense pas et qu'elle n'a donc pas de subjectivité. Devant l'insistance du groupe, peu convaincu, il finit par admettre qu'effectivement la moto ne pense pas. Ce qui caractérise le contenu de la pensée de cet enfant autiste, c'est qu'il est composé de données purement abstraites, vidées précisément de "l'expérience subjective", celle qui permet de distinguer le monde des objets matériels du monde des vivants. Comme pour Mary enfermée dans sa chambre, il lui manque d'arrimer sa pensée au corps.

Lorsque la subjectivité est ramenée au niveau de la pensée et qu'elle fait intervenir le monde des sensations, des perceptions, elle devient une notion plus facilement saisissable pour les enfants. De surcroît, lorsqu'une définition tente d'appréhender son objet sur fond d'absence (la table ne pense pas), cet objet devient plus "représentable" car il est naturellement plus facile de se faire une idée de ce qui manque, ou de ce que l'on perd, par analogie avec les expériences passées de satisfactions ou de frustrations primaires. Autrement dit, pour penser il faut pouvoir s'appuyer sur l'expérience subjective car il est impossible de séparer la pensée de ce qui l'étaie et de ce qui reste fondamentalement de l'ordre de la relation singulière que le sujet entretient avec ses objets. Cette expérience inclut évidemment les sensations, les perceptions, les émotions et, plus généralement les affects dans un engagement dialectique du corps et des affects. Pour citer Broyer G. (2001) :

‘"Si l'on s'en tient à la clinique, on peut dire qu'à tout moment un sujet, dans sa rencontre avec le monde, présente tour à tour, l'un à l'autre sa psyché et son corps dans :
- des éprouvés psychiques, états mentaux que d'aucuns appelleront des affects, d'autres des émotions, d'autres encore des sentiments…
- des manifestations comportementales comme la fuite, l'agression, l'exubérance, le repli sur soi…
- et des manifestations physiologiques : la tension artérielle, le rythme cardiaque, la transpiration, les modification endocriniennes ou métaboliques, voire immunitaires132…"’

Notes
127.

Gibello B. (1995), La pensée décontenancée, Paris, Bayard éditions, p. 17.

128.

Turing A. (1950), "Computing Machinery and intelligence", Mind, 59, p. 433-460.

129.

Searle J. R. (1985), Du cerveau au savoir, Paris, Editions de Minuit.

130.

Nagel T. (1984), "Quel effet cela fait-il d'être une chauve-souris ?", Questions mortelles, Paris, PUF.

131.

Jackson F. (1982), "Epiphenomenal qualia", Philosophical Quartely, 32.

132.

Broyer G.(2001), "L'affect en psychosomatique", Canal PSY, "L'émotion en question", 47, Lyon.