2.3.1.1. Du Moi-peau au Moi-pensant.

Lorsqu'il expose la deuxième topique, Freud S. (1923) décrit la conscience comme une interface et désigne le Moi comme une enveloppe psychique, une enveloppe contenante, lieu de mise en contact du psychisme avec le monde extérieur. Freud S. (1923), précise que cette enveloppe dérive, par étayage, de l'enveloppe corporelle :

‘"Le Moi est avant tout un Moi corporel, il n'est pas seulement un être de surface mais lui même la projection d'une surface"…"Le Moi conscient est avant tout un Moi corps133".’

Dans ce qui ressemble à une véritable anthropologie de la pensée, Anzieu134 D. (1985) s'appuie sur cette formulation de Freud S. et pose un double postulat à l'origine de ses hypothèses : celui d'un étayage du psychisme sur le corps biologique, et celui de la nécessaire distinction entre ce qui ressort du penser et qui se différencie de ce que l'on nomme traditionnellement les pensées.

Certes, la pensée correspond à première vue aux opérations logiques qui mettent en œuvre des pensées régies par des règles et des principes qui permettent au moi conscient de soumettre ces pensées à l'épreuve de la cohérence et de la réalité. Notamment, lorsqu'il s'agit de concevoir, de juger, de raisonner, d'ordonner, de décider pour produire une réponse adaptée à la situation. Mais les pensées sont multiples : mots, choses, fantasmes, émotions, sentiments, affects, elles appellent donc une auto-organisation interne du sujet pour que les pensées soient pensables, ce que Anzieu D. nomme le penser, c'est à dire une capacité à penser les pensées.

Dès le début de la vie psychique, le penser est producteur des proto-pensées (Bion135 W. 1967), des pictogrammes (Aulagnier136 P. 1975), des représentations archaïques de transformation (Gibello137 B., 1984), des enveloppes prénarratives (Stern138 D. 1993), etc., puis il participe au développement des pensées dont il devient le gestionnaire :

‘"Il assure le passage du psychisme originaire aux processus psychiques proprement dits, primaires et secondaires (au sens de Freud)139." (Anzieu D. 1994). ’

Le penser est donc l'aboutissement d'un long chemin qui a commencé avec le début de l'humanité ; le redressement sur deux pieds, les premiers outils, la découverte du feu, les premiers symboles, les premiers dessins… etc. Dans ce mouvement où phylogenèse et ontogenèse psychique s'emboîtent, l'homme qui pense tend à répéter l'histoire de l'humanité. Si le penser s'est construit au cours du développement de l'humanité, son émergence chez le bébé nécessite la présence active d'une autre personne et son devenir s'étaie, nourrie des relations avec les autres, sur le groupe social et la culture. Nous trouvons là un point de convergence insolite avec les conceptions de Vygotski L. S. (1930) concernant le développement des fonctions psychiques supérieures, notamment le développement de la pensée conceptuelle.

Dans le prolongement de la formulation freudienne du Moi corps, Anzieu D. (1985) développe le concept de Moi-peau à partir duquel il envisage la structure de la pensée comme une analogie avec la structure du corps et spécialement de la peau. En s'inscrivant dans la pensée d'un précurseur, Spinoza B., qui décrivait les trois états de l'esprit en rapport avec trois manières différentes de vivre sa relation avec le corps, Anzieu D. propose une générativité de la pensée opérant sur trois niveaux. Pour Spinoza B., l'esprit est d'abord la conscience d'avoir un corps avant de pouvoir se doter de représentations concernant les états aléatoires de ce corps pour enfin construire une explication raisonnée permettant d'accéder, par un mouvement réflexif, à la connaissance d'avoir un corps. Partant de cette trilogie, Anzieu D. développe le concept de Moi-peau en faisant correspondre respectivement trois niveaux : la peau, le moi, le penser.

‘"Chaque niveau s'articule au précédent par un processus dialectique d'emboîtement retournement (qui ajuste, transpose, modifie l'organisation précédente, tout en conservant des traces de sa structure). Chaque niveau appelle l'organisation suivante (qui joue envers lui un rôle d'attracteur). Au niveau biologique, la peau contient les organes, les tissus, l'ossature du corps. Au niveau psychologique, le moi contient les sensations, émotions, actions, fantasmatisations. Au niveau intellectuel, le penser contient les pensées, les représente par des signes, les organise en catégories et en théories140." (Anzieu D. 1993).’

Autrement dit, toute pensée est une pensée du corps et, dans cette perspective, la constitution des premières enveloppes chez le bébé apparaît comme primordiale. Cette évolution suit le processus de séparation et d'individuation de l'enfant en même temps qu'elle vectorise le passage des enveloppes corporelles aux enveloppes psychiques ainsi que les enjeux narcissiques et objectaux qui y sont rattachés. Tout au long de cet axe, l'enveloppe corporelle étaye l'enveloppe "moi" qui étaye à son tour l'enveloppe "pensée", donnant ainsi corps à la formulation de Winnicott141 D. (1958) selon laquelle l'esprit est l'intériorisation de l'enveloppe maternelle. La conséquence logique de cette continuité fait que tout événement psychique comporte une triple inscription, sur le corps, dans le moi et au niveau de la pensée. Le corollaire de cette observation nous invite à envisager que la rencontre avec l'objet primaire joue un rôle primordial et que toute altération à ce niveau se répercutera dans les niveaux suivants.

Le travail clinique nous fournit quelques exemples.

Notes
133.

Freud S. (1923/1981), "Le Moi et le ça", Essais de psychanalyse, Paris, Payot, p. 238.

134.

Anzieu D. (1985) Le Moi-peau, Paris, Dunod.

135.

Bion W.R. (1967/1983), Réflexion faite, Paris, PUF.

136.

Aulagnier P. (1975/1986), La violence de l'interprétation, Paris, PUF.

137.

Gibello B. (1984), L'enfant à l'intelligence troublée, Paris, Le centurion.

138.

Stern D. (1993), " L’enveloppe prénarrative ", Journal de psychanalyse de l’enfant, 14, Paris, Bayard Editions. p. 13-65.

139.

Anzieu D. (1994), "Le penser. Du Moi-peau au Moi pensant", Paris, Dunod, p. 6.

140.

Anzieu D. (1993), "Une approche psychanalytique du travail de penser", in Naissance de la pensée, processus de pensée, Journal de la psychanalyse de l'enfant, 14, Paris, Bayard Editions, p. 148.

141.

Winnicott D.W. (1958/1976), De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot.