2.3.1.2. Alizée et les deux dames en noir.

Alizée est âgée de 12 ans. Elle est scolarisée en sixième lorsqu’elle consulte au Centre- Médico-Psychologique pour de graves difficultés scolaires et des "troubles du raisonnement". Elevée par sa grand-mère maternelle, une femme dépressive avec une forte personnalité, Alizée est née en France d'une mère toxicomane et séropositive, qui s'est exilée aux Etats Unis avec sa fille immédiatement après la naissance de son enfant. Alizée a trois ans lorsque sa mère décède des suites de sa maladie dans des conditions qui resteront mystérieuses à ses yeux car elles sont tenues secrètes dans le discours familial. Elle n’a par ailleurs jamais connu son père.

Alizée est une pré-adolescente au physique harmonieux, au tempérament réservé, qui mentalise peu et qui montre en général une attitude plutôt passive dans sa vie. Elle présente des somatisations de type asthme et eczéma, qui mettent en jeu la circulation entre l'intérieur et l'extérieur du corps, ainsi que l'enveloppe par l'intermédiaire de la peau. Elle montre des difficultés d'apprentissage, principalement de mémorisation des connaissances, elle passe beaucoup de temps sur son travail scolaire mais, comme l'énonce sa grand-mère : "ça ne tient pas".

Au cours de nos premières rencontres, Alizée réclame des exercices "pour travailler le raisonnement ". Nous lui proposons un exercice qui se présente sous formes de séries logiques, composées de matrices à l’intérieur desquelles deux cases noircies se déplacent selon un ordre logique. Il s’agit de choisir la matrice qui complète la suite logique parmi une série de propositions. Après deux échecs consécutifs, composés de la même réponse répétée deux fois, nous demandons à cette jeune fille de " raconter " à voix haute son raisonnement en même temps qu’elle le met en œuvre : " C'est comme deux dames en noire qui se déplacent sur un échiquier, il y en a une qui disparaît, et il n’en reste plus qu’une... ", dit Alizée en pointant une troisième fois la même "erreur " que lors des réponses précédentes.

Du point de vue de son histoire personnelle et familiale, il est clair que la réponse d’Alizée n’est pas radicalement fausse puisque des deux femmes en noir de sa vie, l’une a bien disparu et l’autre accompagne son quotidien, marquée par un deuil mal symbolisé.

Notre première remarque sera de constater que la pensée logique, qui s’inscrit habituellement au cœur de la pensée consciente, est ici manifestement rattrapée par le passé avec toute la conflictualité identitaire qu’il contient. L’histoire personnelle de cet enfant investit le temps de l’actuel, le temps de l’exercice, le temps du raisonnement et introduit du jeu dans le traitement perceptif de la tâche. Un jeu par lequel, dans la dialectique entre perception et hallucination, le caractère objectif du raisonnement lâche et ouvre une brèche dans laquelle s’engouffre la subjectivité. Les cases noircies se déplaçant sur la matrice "prennent corps " et s’infiltrent d’une mise en scène entre la mère disparue et la grand-mère dépressive. La pensée tisse les pensées par le travail de la symbolisation qui est ici marqué par la porosité des séparations entre le corps, le moi, le penser et dont la symptomatologie somatique peut apparaître comme un indice.

Remarquablement polysémique, le terme  "pensée" - moins limité dans ce cadre que les termes "activités cognitives" - contient en lui-même la pluralité de ses expressions possibles. Cela va du sens le plus étroit, où il s’agit de la pensée consciente, logique, voire logico-mathématique, jusqu’au sens le plus large où l’on en vient parfois à désigner par-là l’ensemble des processus psychiques, c’est à dire des représentations, fantasmes, affects, sensations, qui constituent les contenus de la pensée.

Anzieu D. (1994) fait de la pensée le produit essentiel lié au "but du travail psychique (qu’) est le traitement de l’excitation 142 ". Ce traitement est complexe et Anzieu D. nous rappelle qu’il fonctionne au moins à trois niveaux dans une même situation :

Ainsi, dans une double perspective diachronique et synchronique, ces trois niveaux correspondent à des époques successives du développement en même temps qu’ils constituent trois modalités possibles de traitement d’un même événement par le sujet.

D’un point de vue dynamique, les "mauvaises réponses"  d’Alizée nous permettent de constater que cette dernière forme d’activité de pensée, celle du troisième niveau que nous nommons traditionnellement " la pensée", ne va pas de soi en raison des conflits qu’elle rencontre ou qu’elle suscite. Ici, nous constatons une fois de plus que les troubles cognitifs chez l’enfant sont inséparables des appropriations subjectives qu’il peut se faire du monde et de ses objets. L’idée d’une pensée logique quelle qu’elle soit, totalement coupée des fondements, des racines, c’est à dire extérieure au sujet qui l’exprime, paraît ici bien illusoire. Le travail de la pensée est ce qui organise ou tente d’organiser perceptions, représentations, fantasmes, affects, pour en faire un ensemble aussi cohérent que possible dont la forme finale est consubstantielle du sujet. Ceci signifie que ce travail de transformation de l’expérience en représentations et en pensées ne va pas de soi, qu’il ne relève pas d’une simple opération automatique. A partir de là, toute évaluation cognitive ne peut plus se réduire au simple constat d'une évaluation des performances et des compétences de l'enfant dans la mesure où toute situation de testing s'inscrit sur le fond de l'expérience subjective impliquant simultanément les dimensions cognitive, narcissique et objectale mises en œuvre dans l'acte de penser.

Pour remplir sa fonction cognitive, la pensée enregistre, contient, trie, rejette ou rapproche et catégorise. L’objet de cette fonction cognitive est l’objet épistémique - l’objet de connaissance- et son but est la connaissance de l’objet. Avec le modèle classique de la psychanalyse, au début de la vie, l’objet libidinal (l’objet de la pulsion, l’objet d’amour, la mère et plus généralement les parents) et l’objet épistémique se confondent. L’objet de connaissance n’émerge comme tel que s’il est investi de libido narcissique et objectale par le moi naissant de l’enfant sur le modèle (ou contre le modèle) fourni par les objets d’amour ou de haine. La pensée devient ici un analogique du moi et sa constitution découle des divers étayages que l’enfant trouve dans son environnement, par lesquels il va d’abord construire une représentation de son état, de ses perceptions, de ses actions sur le monde. Ensuite, des systèmes de représentations, implicites ou explicites, à complexité croissante, pris dans une histoire personnelle et culturelle, donneront sens à son expérience vécue. Cette fonction contenante liée à la construction des systèmes dynamiques de représentations par lesquels nous donnons sens aux données du monde matériel, d’autrui ou de nous même, trouve son origine dans les expériences interactionnelles qui saisissent le sujet, dés le début de la vie psychique, dans sa rencontre avec un environnement physique et humain.

Dans le cadre des organisations psychopathologiques qui concernent cette étude, pour comprendre les troubles d'organisation de la pensée et les altérations des fonctions cognitives qui y sont liées, il nous faut maintenant revenir sur cette période précoce du développement de l'enfant. Ces moments au cours desquels s'édifient les bases d'une pensée naissante et les conditions de son actualisation au cours du développement.

Notes
142.

Anzieu D. (1994)," Pour introduire au travail de la pensée ", in Emergences et troubles de la pensée, Paris, Dunod, 1994, p.2.

143.

Op. Cit., 1993.