2.3.2. La naissance des représentations

2.3.2.1. Le modèle de l’absence.

En 1895, dans "Esquisse d’une psychologie scientifique 144 " et en 1900, dans le chapitre VII de "L'interprétation des rêves 145", concernant la naissance des premières représentations, Freud S. (1895, 1900) explique que lorsque réapparaît un état de tension et de désir, l’image mnésique de l’objet absent est réactivée. Cette réactivation produit d’abord quelque chose d’analogue à la perception, c’est à dire une hallucination. Lorsque l’éprouvé du besoin se présente à nouveau, en l’absence de l’objet, la psyché grâce au travail de liaison réalisé dans l’expérience primaire, réinvestit les traces mnésiques de l’objet et l’hallucination qui en découle tend donc vers une identité de perception qui n'est pas confirmée par la rencontre avec l'objet.

Toutefois, cette phase hallucinatoire ne doit pas se substituer indéfiniment à la perception du manque, sous peine d’installer l’enfant dans un monde psychotique. Comment l’enfant peut-il passer d’un système de perception-hallucination à un système de type représentationnel ? Freud S. (1911) répond à cette question dans  "Formulation sur les deux principes du cours des événements psychiques 146  ", article dans lequel il franchit une étape essentielle pour relier les processus de pensée à la réalité.

Il propose un système pour décrire comment l'appareil psychique, faute de satisfaction par le moyen de l'hallucination, se résoud à représenter l'objet de la satisfaction. Si l’état de besoin active l’hallucination de l’objet, cette dernière ne le satisfait pas pour autant et la persistance du besoin pousse l’appareil psychique à se représenter l’état réel du monde extérieur. La représentation de ce qui est agréable (principe de plaisir) laisse la place à la représentation de ce qui est réel (principe de réalité). D’un point de vue économique ceci revient à concevoir l’activité de représentation comme une résultante de l'abaissement de la charge libidinale investie par l’enfant. Une partie reste soumise uniquement au principe de plaisir : elle est à l’origine de la création de fantasmes.

Dès lors, la pensée (et avec elle, la pensée intellectuelle) prend une place plus importante au cœur de la théorie psychanalytique. Nous devons retenir ici, qu'avec l'introduction du principe de réalité, Freud S. constate qu'une forme d'activité de pensée se cramponne aux sources du principe de plaisir et se sépare pour rester indépendante des épreuves de la réalité. C'est là que se situe la source des fantasmes.

Autrement dit, l’hallucination de l’objet de satisfaction est non seulement à l'origine de la pensée, mais traduit secondairement l’émergence du fantasme, lequel apparaît comme sous-jacent à toute activité de pensée. Nous avons vu, avec l'exemple d'Alizée, que nous rencontrons souvent dans la clinique des situations au cours desquelles le fantasme porte atteinte à la pensée logique et consciente.

Les différentes fonctions intellectuelles que Freud S. développe en relation avec la pensée sont : la perception, la conscience, l'attention, la mémoire et le jugement (pour déterminer si une représentation est vraie ou fausse et en accord avec la réalité). Mais surtout, il précise qu'en arrière plan de ces fonctions supérieures, la décharge motrice qui d'ordinaire doit évacuer de l'appareil psychique le trop d'excitation selon le principe de plaisir, se transforme en action de pensée. La suspension motrice est ici assurée par le processus de pensée qui se forme à partir de l'activité de représentation qui, par la suite, ne sera accessible à la conscience que par sa liaison avec les restes verbaux.

Ainsi, dés l’origine la pensée est le produit d’une action différée. Si le but de nos actions est l’accomplissement de nos désirs et l’obtention d’un plaisir, l’action est différée par la pensée jusqu’à ce que soient réunies les conditions de cette réalisation. Penser, c'est différer les réponses aux questions, afin de prendre le temps de les élaborer : ce que Derrida147 J. (1967) appelle la différance pour l'opposer à la différence, aux différenciations rendues nécessaires par la prise en compte d'un objet à penser.

Penser, c’est s’abstraire de la perception de l’objet, c’est quitter le rapport d’immédiateté perceptive avec lui, c’est donc aussi subordonner le principe de plaisir au principe de réalité. Pour cela, il faut différencier au sein de l’appareil psychique deux modes de fonctionnement : le moi plaisir producteur de fantaisies conscientes et le moi réalité producteur de concepts, de jugements, de raisonnements, qui concernent directement le développement cognitif.

Si ce modèle rend assez bien compte de la naissance des premières représentations chez l’enfant, il reste imprécis quant aux conséquences d’un environnement maternant défaillant sur le déploiement précoce des processus de la pensée et les altérations cognitives observées plus tardivement dans le développement. C'est Bion148 W. R. (1962), qui reprendra le fil des travaux engagés dans cette direction pour s'intéresser aux processus et aux vicissitudes qui mènent à la constitution d'une activité de pensée soutenant le développement de la pensée conceptuelle. A partir de son travail avec les psychotiques et les border-lines, donc des observations issues du champ de la pathologie, il proposera un modèle théorique psychanalytique de la pensée, notamment de sa genèse.

Notes
144.

Freud S. (1895/1986), "Esquisse d'une psychologie scientifique", in La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, p. 307-396.

145.

Freud S. (1900/1967), L'interprétation des rêves, Paris, PUF.

146.

Freud S. (1911/1985), "Formulation sur les deux principes du cours des événements psychiques", in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF.

147.

Derrida J. (1967), L'écriture et la différence, Paris, Seuil.

148.

Bion W. R. (1962/1979), Aux sources de l'expérience, Paris PUF.