2.3.2.3. Une exigence de continuité

Si, dans la perspective freudienne classique, nous pouvons dire que l'émergence des processus de pensée repose sur la rencontre entre une capacité de liaison et d’introjection de la part de la psyché, et la présence/absence sur une scène externe d’un objet nourricier quel qu’il soit, on sait maintenant qu’une autre part du processus échappait à l’observateur. Les travaux de Spitz154 R. (1965), par exemple, apportent sur ce point un éclairage particulièrement convainquant à partir duquel l’importance des soins maternels peut être maintenant envisagée d’un double point de vue. D’une part, effectivement, la mère permet à l’enfant d’élaborer sa première relation d’objet en instaurant peu à peu par le jeu des frustrations les limites qui amèneront l’enfant à se constituer comme sujet indépendant de l’objet maternel. Mais d’autre part, elle aménage une situation affective où elle joue un rôle stabilisateur, sécurisant et protecteur par la continuité qu’elle oppose à la discontinuité vécue par l’enfant.

C’est dans cette perspective que Winnicott D. W. relance la construction du modèle de l’absence et lui apporte un éclairage novateur. Si le maître mot de la pensée de Winnicott D. W. est le mot dépendance, c‘est qu’au début de sa vie le bébé est dépendant de manière absolue (pour sa survie et son développement psychique) des soins maternels parce qu’il puise dans la fonction maternelle primaire cette capacité de contenir les discontinuités imposées à partir de la naissance. Dès 1947, Winnicott D. W. affirmait cette dépendance absolue par une remarque restée célèbre :

‘"J'ai osé faire un jour le commentaire suivant : "un bébé, ça n'existe pas" – voulant dire par là que si vous voulez décrire un bébé, vous vous apercevez que vous décrivez un bébé et quelqu'un d'autre. Un bébé ne peut pas exister tout seul ; il fait essentiellement parti d'une relation155."’

Le statut naturel de l'enfant humain fait que la condition incontournable de sa croissance physique et psychique est la dépendance à des soins maternant qui forment un tout avec l'enfant. Le recours à un objet externe avec lequel il peut établir une interaction structurante est le premier moyen mis à sa disposition pour construire de la continuité.

Cette dépendance est donc absolue au début de la vie et organisée par les soins qu’une mère suffisamment bonne est préparée à donner à son enfant. A ce stade mère et nourrisson constituent une même enveloppe dans une relation qui n’est pas symétrique car la mère doit être capable de s’identifier à l’enfant alors que l’enfant n’est pas encore capable de s’identifier à sa mère. Un peu plus loin dans l'article, Winnicott D.W. (1947) nous rappelle qu'en effet l'enfant ne différencie pas son propre moi de celui de sa mère et que la contiguïté entre la présentation de l’objet de satisfaction (sein et environnement maternel) et l’éprouvé du besoin de satisfaction par l’enfant ouvre une aire d’illusion, une illusion créatrice englobant les premières images mnésiques de l’objet :

‘"Un millier de fois avant le sevrage, la mère peut exactement offrir cette introduction particulière à la réalité extérieure. Un millier de fois, le sentiment existe que ce qui était désiré a été créé et trouvé. A partir de là se développe la croyance que le monde peut contenir ce qui est désiré et nécessaire, avec pour conséquence que le bébé espère qu'il existe une relation vivante entre la réalité intérieure et la réalité extérieure, entre la créativité innée primaire et le vaste monde partagé par tous 156 ."’

Ainsi, Winnicott D. W. affirme-t-il le rôle déterminant de cet environnement maternel et en définit les caractéristiques indispensables. Si la mère s’adapte aux besoins de l’enfant, elle ne crée pas pour autant les besoins du nourrisson mais leur donne satisfaction au bon moment. C’est parce que le sein ou le biberon arrivent au bon moment, c’est à dire au moment où le nourrisson commence à ressentir le besoin de nourriture, qu’il peut avoir l’illusion de créer cet objet. Il nomme « illusion » la résultante de la rencontre entre l’hallucination et l’objet, illusion d’être créateur de la satisfaction. Il insistera aussi sur la nécessité que la réponse de l’objet doit donc être satisfaisante pour permettre ce travail de transformation de l’hallucination en illusion.

Autrement dit, au cours de cette étape, l’expérience de satisfaction qui en résulte inscrit dans la psyché une liaison entre l’éprouvé du besoin et l’image imprimée de l’objet de satisfaction. Cette inscription facilite les premières relations d'objet et ouvre simultanément une aire d'illusion centrée sur la créativité. C'est dans cette aire d'illusion que viendra se déployer la transitionnalité et avec elle la capacité de penser de l'enfant, selon une ligne développementale où prendra place le jeu symbolique et plus tard les activités professionnelles et culturelles.

Cette expérience contenant les premiers jeux intersubjectifs avec l’objet est tout à fait fondatrice de l’activité de pensée. Elle permet ensuite à l’enfant d’entrer dans la chaîne de la transitionnalité qui, en même temps que se constitue un double interne de l’objet, lui permet de construire la réalité par l’accès à la différenciation entre objet interne et objet objectivement perçu. Au cours de ce deuxième temps, ce qui a été joué avec l’objet primaire (le sein, la mère) va pouvoir être joué avec d’autres objets, ouvrant la voie des premières formes de symbolisation.

Ainsi, de la pensée créatrice à la pensée conceptuelle (qui inclue la pensée intelligente), c’est d’abord la continuité et la fiabilité des soins qui apparaissent prépondérants. Ces soins ne se réduisent pas à l’alimentation, ils intègrent les contacts corporels, le fait de parler à l’enfant et le rythme des rencontres entre les partenaires. L'enfant doit faire l'expérience d'une continuité qui introduit, à côté des processus de différenciation axés sur la dimension objectale, une dimension narcissique forte qui s'affirme comme le second socle sur lequel vient s'édifier la pensée.

Comme le rappelle Roussillon R. (2001) :

‘"Le processus de symbolisation procède par assimilation représentative progressive de l'altérité tant interne (celle de la matière psychique), qu'externe (celle des autres sujets), il les transforme ainsi. C'est cette assimilation fantasmatique qui rend tolérable l'altérité et sa reconnaissance, tolérable parce que signifiable, qui permet de dépasser l'antagonisme de la confrontation avec la reconnaissance de l'altérité des objets et des impératifs du narcissisme157". ’

Historiquement, le développement de la symbolisation comporte trois temps dialectiques :

Ainsi, dans la phase précoce du développement, pouvons-nous rendre compte d'un mouvement apparemment paradoxal au cours duquel apparaît le caractère anti-narcissique de l'investissement objectal. Il existe une relation dialectique entre équilibre narcissique et investissement objectal et les défaillances de l'un contribuent à conflictualiser l'autre en en rendant l'aménagement plus difficile. Ce possible antagonisme entre narcissisme et investissement objectal constitue un des points déterminants du développement de la pensée et de ses altérations ; telles qu'elles apparaissent dans le cadre des dysharmonies évolutives et des dysharmonies psychotiques.

Notes
154.

Spitz R. A. (1965/1968), De la naissance à la parole, Paris, PUF.

155.

Winnicott D. W. (1947/1972), "Le bébé en tant que personne", in L'enfant et le monde extérieur, Paris, Payot, p. 107.

156.

Ibid. p.109-110

157.

Roussillon R. (2001), Le plaisir et la répétition, Dunod, Paris, p. 23.