2.4. Un modèle intégré d'approche théorique de la pathologie mentale.

La notion de contenant de pensée a occupé une place centrale dans les conceptions psychopathologiques de ces vingt dernières années. Dans son ouvrage, "l’enfant à l’intelligence troublée", Gibello159 B. (1984) en a fait l’élément intégrateur central du rapprochement qu’il propose entre les théories piagétienne et kleinienne du développement de l’enfant. Puis, à partir de son expérience clinique, de la psychanalyse, de son intérêt pour la psychologie du développement et pour la psychologie cognitive, il a proposé dans un ouvrage de synthèse160 (Gibello B., 1995) un modèle théorique global détaillant un système intégré de la formation et du développement des contenants de pensée.

Ce système distingue les contenus de pensée, qui sont les diverses représentations mentales et leurs investissements qui peuvent nous venir à l'esprit, et les contenants de pensée, qui sont les systèmes dynamiques qui génèrent ces représentations à partir de nos perceptions, de nos expériences mêlées à nos souvenirs. Les contenants de pensée sont par nature inconscients et il faut les concevoir comme des processus qui transforment les éléments issus des perceptions et de la mémorisation en représentations psychiques, en souvenir, en émotion…. Bref, les contenants de pensée donnent sens aux contenus de pensée.

Voici comment Gibello B. (1984) définit ces deux concepts dans son livre princeps, "L'enfant à l'intelligence troublée" :

‘"J’entends par contenant de pensée l’univers dans lequel des contenus de pensée peuvent apparaître, prendre sens, être compris et communiqués. Wilfried Bion oppose pensée et appareil à penser les pensée, les géomètres supposent un espace pour contenir les objets géométriques, les linguistes montrent que le cadre des règles du langage contient et permet les énoncés verbaux. De même je pense que d’une façon générale les contenus de pensée se constituent à partir des contenants de pensée qui leur servent de cadre et de limites et dont ils tirent leur valeur significative161." ’

Plus loin, dans le même ouvrage :

‘"La notion de contenu de pensée est familière à chacun, c’est ainsi qu’on désigne les images, les sentiments, les mots, les énoncés complexes occupant notre esprit. Il est implicite que ces contenus de pensée soient pris dans des structures qui leurs servent de contenants : des structures linguistiques, des structures logiques, et des structures fantasmatiques, contenants usuellement conscients et non conscients162."’

Notons que l'on retrouve, à partir de l'analyse lexicale de ces deux définitions proposées il y a maintenant un peu plus de vingt ans, l'ensemble des connotations liées à l'usage commun fait à cette époque du terme "contenant" : la connotation spatiale (on parle d'espace, de limites), le renvoi au sens (le contenant confère une signification) et, surtout, la référence au structuralisme (les structures linguistiques, les structures logiques, les structures fantasmatiques). A partir de cette conception relativement statique des contenants, nous assisterons au cours des années qui suivent à un glissement progressif de la notion de structure vers la notion de fonction ou de processus contenants. C'est ainsi que Gibello B. écrit en 1994 :

‘"Aux contenus de pensée (perceptions, affects, représentations psychiques), s'opposent les contenants de pensée, modules ou processus dynamiques par lesquels prennent sens ou évolue le sens des contenus de pensée163." ’

Ou encore en 1997 :

‘"Ma théorisation n'est ni univoque, ni dualiste psychanalytique – piagétienne, mais "intégrée", en ce sens qu'elle intègre et utilise des perspectives et des moyens d'investigations multiples pour mettre en évidence quels sont les troubles qui perturbent chez le sujet le jeu des différents "contenants" ou si vous préférez, le jeu des différents "générateurs" de la pensée 164 ." ’

Il nous semble que ce glissement progressif d'une conception plus structurale des contenants de pensée vers la mise en avant de leur caractéristique essentiellement dynamique et processuelle ("processus dynamiques", "générateurs") contribuera à accorder une place croissante à ce que l'auteur165 (Gibello B., 2004) nomme les "représentations de transformations". Ces représentations qui trouvent leur source dans le développement primaire du bébé et qui interviendront au niveau de l'ensemble des contenants pour en constituer un lieu de convergence. Cette notion, qui paraît maintenant occuper une place centrale au sein du modèle, sera développée plus loin dans ce travail, après avoir exposé le cadre principal du modèle théorique.

Cette théorisation s'appuie sur l'hypothèse d'une coexistence en chaque personne de plusieurs modes de pensée distincts par leur origine, par leur caractère conscient ou inconscient, par leur investissement pulsionnel, par leur objet et par leur place dans l'économie psychique. Ces différents courants de pensée apparaissent clivés au début de la vie psychique mais très rapidement, au cours du développement, ils sont mêlés, tressés les uns aux autres et vont coopérer ou entrer en conflit dans toutes les activités humaines ; y compris bien entendu lorsqu'il s'agit de solliciter la pensée logique et opératoire.

Ainsi, ces différents contenants peuvent-ils être appréhendés dans une perspective diachronique lorsqu'il s'agit d'étudier leur évolution au cours du développement, et dans une perspective synchronique lorsqu'il s'agit de repérer la façon par laquelle ils s'actualisent dans la mise en œuvre singulière des processus de pensée du sujet. Dans le cadre du fonctionnement cognitif, par exemple, il n'est plus possible d'évoquer une "cognition froide", c'est à dire une situation dans laquelle l'enfant engagerait dans le traitement d'une tâche une pensée totalement logique et rationnelle, épurée de toute subjectivité, mais il convient maintenant d'évoquer une "cognition chaude" qui doit prendre en compte les éléments émotionnels, affectifs et fantasmatiques engagés dans la situation.

Pour développer sa théorie, Gibello166 B. (1995) propose une classification des différents contenants de pensée, ainsi que leur agencement au cours du développement de l'enfant. Dans un premier temps, nous présenterons rapidement les éléments descriptifs de la base théorique du modèle. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons plus particulièrement aux contenants de pensée cognitifs, notamment à partir des études réalisées dans le champ de la psychopathologie cognitive et la mise en évidence des syndromes du fonctionnement cognitif qui en découlent. Enfin, nous nous arrêterons sur la notion de représentation de transformation qui nous semble d'un intérêt à la fois plus actuel et plus prometteur pour la compréhension des troubles cognitifs liés à la psychopathologie de l'enfant.

Notes
159.

Gibello B. (1984), L'enfant à l'intelligence troublée, Paris, Le centurion.

160.

Gibello B. (1995), La pensée décontenancée, Paris, Bayard Editions.

161.

Ibid, p. 11.

162.

Ibid, p. 71

163.

Gibello B.(1994), "Les contenants de pensée et la psychopathologie", in Emergences et troubles de la pensée, Paris, Dunod, p. 11.

164.

Gibello B. (1997), "Un modèle intégré d'approche théorique de la pathologie mentale", Psychiatrie Française, n° spécial, p. 123.

165.

Gibello B. (2004), "Corps, pensée et représentations de transformation", Neuropsychiatrie de l'enfance et de l'adolescence, 52, p. 356-364.

166.

Gibello B. (1995), La pensée décontenancée. Essai sur la pensée et ses perturbations, Paris, Bayard Editions.