2.4.1. Trois types de contenants.

La structure de la pensée est ici considérée comme résultant du développement de trois types de contenants : les contenants archaïques, les contenants symboliques complexes et les contenants groupaux et culturels.

2.4.1.1. La pensée archaïque.

Il s’agit du développement de la pensée avant l'émergence du langage, il est généré par trois systèmes distincts au début de la vie psychique : les fantasmes, le système cognitif, le système narcissique.

  • Les contenants fantasmatiques donnent naissance à l'objet libidinal, ils transforment en représentations psychiques les états d’excitation sexuelle ou de leur réactualisation à partir de l'activation des traces mnésiques liées à l'expérience antérieure de rencontre avec l'objet primaire. Dans ce cadre, l'auteur s'inscrit dans la perspective freudienne classique selon laquelle le bébé vit des expériences de plaisir où la sexualité intervient et qui font l'objet d'une mémorisation. Lorsque les circonstances évoquent le besoin lié à ce plaisir, il y a un réinvestissement des souvenirs de cette expérience qui donne l'illusion d'une réactualisation de ces circonstances et du plaisir qui s'y trouve lié. Les représentations psychiques des contenants fantasmatiques suivent la chaîne des processus primaires et lorsqu'elles sont liées à une expérience d'insatisfaction, elles ne suivent pas une logique de type cause/effets, mais celle du glissement d’une représentation à une autre, une logique de glissement sémiotique pour qu'émerge une représentation acceptable par le sujet. La pensée qui procède de ces contenants fantasmatiques est donc une pensée qui ignore les règles de la logique et qui ne se préoccupe pas non plus de sa cohérence ou de son incohérence avec le monde extérieur. Ce processus primaire concerne le monde interne de l'enfant car il n'ouvre sur la réalité extérieure que par le biais incertain des expériences initiales de satisfaction. Pour Gibello B., les fantasmes originaires tiennent ici une place importante, mais le développement des fantasmes inconscients complique le jeu des fantasmes originaires en proposant des trames de scénarios figurant leur accomplissement.
  • Les contenants cognitifs donnent naissance à l’objet épistémique et suivent une logique de causalité. Ils donnent sens à ce que le bébé perçoit du monde extérieur et lui permettent de commencer à comprendre comment fonctionne ce monde extérieur ainsi que d'agir sur lui. Ils sont donc, au moins au début de la vie psychique, extrêmement liés au corps, aux organes des sens et à la motricité. Il s’agit de l’organisation mentale dévolue à la connaissance et qui concerne la pulsion d'emprise. Cette organisation commence à se mettre en place très tôt, dès les premières heures après la naissance, voire certainement avant la naissance selon certains chercheurs. Les travaux dans ce domaine sont actuellement extrêmement nombreux, nous en faisons partiellement référence dans la première partie de ce travail. Ils concernent ce que l’on désigne actuellement comme le champ d'étude des compétences précoces du bébé. Ces recherches s'étayent en grande partie sur les apports de la neuropsychologie et de la psychologie cognitive et développementale, qui proposent des modèles descriptifs du traitement de l’information impliqué dans les résolutions de tâches à cet âge. Plus généralement, ces contenants cognitifs sont dans les tout premiers mois de la vie séparés, clivés, des autres contenants de pensée avant de leur être unifiés sous l'égide de l'apparition du langage. Puis, ils évoluent avec l'âge et se modifient tout au long de la vie.
  • Pour les décrire, Gibello B. s'appuie essentiellement sur ce que l’on appelait autrefois le champ de la psychologie génétique qui, dans une perspective développementale, tentait de repérer l’évolution des structures de raisonnement sous-jacentes à l’organisation des connaissances au cours du développement. Ainsi, dans ses travaux de recherche clinique, il dégagera des niveaux d'organisations cognitivo-intellectuelles à partir du structuralisme piagétien et de sa théorie des stades. Avec Piaget167 J. (1947), il pense que les contenants de pensée cognitifs trouvent leur origine dans la mise en œuvre des premières réactions circulaires, c'est à dire les premières conduites motrices répétées pour reproduire des sensations antérieurement déclenchées par la mise en œuvre des réflexes innés. Puis, par le jeu des mécanismes d'assimilation et d'accommodation, la pensée cognitive suivra une voie de complexification croissante pour construire la logique, le temps, l'espace, la notion de nombre et aboutir à la pensée formelle avec ses capacités d'abstraction. Conscient des critiques adressées au modèle piagétien au cours de ces trente dernières années, notamment la construction d'un sujet plus épistémique que clinique168, l'absence de prise en compte du contexte social, la faible part accordée au langage, Gibello169 B. (1995) invite son lecteur à s'intéresser aux modèles néostructuralistes, post-piagétiens, pour comprendre le développement des contenants cognitifs à la lumière de connaissances plus actuelles. Cette voie sera empruntée, plus tard dans la suite de ce travail, lorsqu'il sera question de décrire la théorie des opérateurs constructifs de Pascual Léone J..
  • A côté des fantasmes et des contenants de pensée cognitifs, qui génèrent des représentations psychiques liées à notre sexualité et à notre besoin d'emprise sur le monde extérieur (besoin d'apprendre), les contenants de pensée narcissiques donnent sens aux différentes modalités de l'expérience que nous avons de nous-mêmes. Ils concernent le schéma corporel, l’image du corps, et suivent une logique topologique. Les circonstances de leur mise en oeuvre dépendent certainement de dispositions innées impliquées, au moins dès la naissance, dans les interactions précoces qui sous-tendent les expériences des corps engagés dans les soins maternels (le corps de la mère et le corps du bébé). Par exemple, les imitations échopraxiques du nouveau né mises en évidence par Meltzoff A. N. et Moore170 K. M. (1983) entre autres, apparaissent comme une illustration de l'existence d'un schéma corporel rudimentaire à partir duquel l'enfant peut commencer à construire une image unifiée de lui-même. Cette représentation archaïque, au moins motrice, constitue la base de référence pour le développement ultérieur de l'ensemble des représentations narcissiques.
  • En effet, ces représentationsconnaissent un développement et des modifications constantes tout au long de la vie. Elles participent à la constitution d'une représentation de soi dans laquelle sont impliqués plusieurs aspects de cette image : une image de nos limites corporelles et psychiques, une image spéculaire dont l'appropriation donne un support sensoriel à notre unité, une représentation de soi liée au regard des autres et à leurs réactions émotionnelles à notre égard, une image de notre continuité temporelle, et une image supportée par les moyens langagiers qui nous permettent de penser notre identité...etc. Les contenants de pensée narcissiques concernent aussi plus généralement ce que nous appelons maintenant les métacognitions, c’est à dire la connaissance que chacun a sur ses connaissances. Ils s'élaborent à partir des expériences du corps faites à l'occasion des investissements libidinaux et du plaisir résultant de la mise en œuvre des comportements d'emprise sur les objets extérieurs. Ces contenants de pensée narcissiques sont probablement le lieu de convergence des expériences liées à l'exploration cognitive et l'activité fantasmatique car c'est bien avec notre corps et la perception que nous avons de notre corps que nous traversons chacune de ces expériences. La fonction essentielle du narcissisme sera d’assurer à notre pensée une cohérence et une unité par l’accès à une représentation de soi qui, si elle fait défaut, entraîne des troubles graves, notamment dans le domaine qui nous intéresse ici : celui des apprentissages.

Ainsi, dès les premières heures qui suivent la naissance, et certainement avant, la pensée archaïque du bébé se tisse à partir de ses interactions avec trois types d'objets : les personnes de l'entourage qu'il investit et qui l'investissent affectivement pour donner naissance à l'objet libidinal ; son corps et ses différentes parties pour construire une représentation de lui-même qui permet la constitution de l'objet narcissique ; enfin, les objets physiques de l'environnement, qui excitent sa curiosité et stimulent son désir d'emprise sur des objets épistémiques qui constituent les supports et les prototypes des apprentissages cognitifs.

Perceptions, représentations de choses et affects, constituent les transformations essentielles au moment de la pensée primitive. Mais, au cours de ses expériences, le bébé est actif, il développe des actions dans son environnement en même temps qu'il est partenaire à part entière dans le cadre de ses interactions avec les personnes de son entourage. A partir de cette relation dynamique avec son environnement, le bébé construit également des représentations de transformations qui occupent une place centrale dans le cadre de ce modèle.

Notes
167.

Piaget J. (1947), La naissance de l'intelligence chez l'enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, neuvième édition, 1977.

168.

Lire sur ce propos le livre de Maury L. (1984), Piaget et l'enfant, Paris, PUF.

169.

Op. cit. p.123.

170.

Meltzoff A. N. et Moore K. M. (1983), "Neoborn imitate adult facial gesture", Child development, 54, p.702-709.