2.4.1.2. La pensée archaïque et les représentations de transformations.

En s'inspirant de sa pratique clinique et de la psychanalyse, Gibello171 B. (1995) propose d'élargir, dans le cadre de la pensée primaire, la conception classique des représentations de chose introduite par Freud S. en distinguant à l'intérieur de celles-ci deux aspects complémentaires mais distincts.

Le premier aspect correspond au sens usuel des représentations de chose ; c'est à dire le réinvestissement de l'ensemble des traces mnésiques laissées par les expériences de satisfaction initiales. Ce sont essentiellement des traces visuelles, tactiles, auditives, olfactives et gustatives ; c'est à dire des perceptions à partir desquelles le bébé va pouvoir reconstruire une figuration d'état. Elles trouvent leur source au cours de l'investissement des objets pris dans des mouvements portés par le désir sexuel, le désir de savoir et le désir de vivre (contenants fantasmatiques, cognitifs et narcissiques). Il s'agit donc d'un travail qui s'effectue à partir de la mémorisation des qualités esthétiques de l'objet, mais ce travail produit essentiellement des images et ne rend pas compte des figurations de changements, ou de transformations d'état, que vit le bébé quotidiennement depuis sa naissance et même avant. Les travaux récents de la psychologie du développement nous décrivent un bébé actif et déjà capable d'un traitement perceptif élaboré et immédiatement engagé dans le développement des schèmes d'action. Il s'agit là d'une dimension corporelle et d'un engagement à travers la motricité qui ont été peu prise en compte dans le cadre de la pensée freudienne. C'est la raison pour laquelle Gibello B. distingue un deuxième aspect des représentations de chose : les représentations de transformations.

Les représentations de transformations trouvent leur source à un moment vraisemblablement plus archaïque que les représentations esthétiques, car elles sont présentes dès les premiers jours de la vie. Elles s'appuient primitivement sur la motricité et les perceptions liées à la mise en œuvre des schèmes d'action par le bébé. Il y a d'une part les postures, les gestes, les enchaînements sensori-moteurs, les traitements perceptifs que le bébé applique aux objets extérieurs ou à son propre corps, mais il y a d'autre part l'ensemble des impressions attendues de la rencontre avec l'objet.

Ces représentations de transformations sont en effet constituées à partir des actions que le bébé applique à l'objet et, en retour, à partir de l'ensemble des effets que l'objet exerce sur le bébé; objet qui peut être vécu comme désirable, source de satisfaction ou au contraire inquiétant ou angoissant. Gibello B. rejoint ici la notion d'objet transformationnel développée par certains auteurs comme Bollas172 C. par exemple.

Cette forme de représentation s'inscrit dans ce qu'il est convenu d'appeler le déroulement séquentiel, en ce sens elle se construit à partir d'une suite temporelle d'événements, d'actions et de ressentis. Ces représentations s'appliquent indifféremment aux différents contenants de pensée et elles constituent un élément fondamental de la pensée et de ce qui en permet le développement au début de la vie psychique. En effet, elles tiennent une place prépondérante dans le cadre des interactions précoces entre le bébé et son environnement humain, à l'image des enveloppes prénarratives proposées par Stern173 D. (1993).

On peut repérer leurs premières expressions à partir des réponses échopraxiques du nourrisson au visage de l'adulte ou, un peu plus tard par exemple, à partir du fameux jeu du "coucou – caché" au cours duquel l'enfant peut renforcer les représentations de transformations de type "présence-absence". De la même façon, elles sont indispensables à la constitution des contenants cognitifs pour repérer des invariances, construire la permanence de l'objet, la causalité, la logique, le temps….etc. Enfin, elles auront une place croissante dans l'élaboration de la représentation que le sujet se fait de sa pensée et de son fonctionnement, mais aussi de la pensée de l'autre, de ses sentiments, de ses intentions,…bref ; elles interviendront dans la constitution d'une "théorie de l'esprit".

Ainsi, constituent-elles l'axe unificateur de la pensée primitive et elles ont été révélées par de nombreux auteurs sous des intitulés différents tels que : les signifiants formels proposés par Anzieu174D. (1985), les pictogrammes décrits par Aulagnier175 P. (1975), les schèmes de transformation évoqués par Tisseron176 S. (1993), les enveloppes prénarratives de Stern D. (1993), etc. Dans chacun de ces cadres, elles constituent l'enregistrement d'une suite temporelle d'événement à partir d'une action se déroulant dans un contexte affectivo-émotionnel impliquant le corps et la motricité. En ce sens, elles représentent une espèce de récit avant le langage et, comme nous le verrons, elles sont une cause déterminante des troubles cognitivo-intellectuels que nous observons dans le cadre des psychoses ou des dysharmonies évolutives chez l'enfant. Il est d'ailleurs frappant de constater que des anomalies d'élaboration des représentations de transformations sont, la plupart du temps, impliquées dans la pathologie intellectuelle.

Ainsi, les représentations mentales (représentations de choses, de transformations et affects) générées par les trois types de contenants proviennent de systèmes qui fonctionnent indépendamment au cours des tout premiers temps du développement de la pensée. Au départ, ce sont essentiellement des représentations en images analogiques liées à l’expérience du sujet, mais, très rapidement, l’apparition du langage (représentations de mots) va bouleverser les modalités d’organisation de la pensée archaïque de l’enfant. Les représentations générées par les trois types de contenants (fantasmatiques, narcissiques et cognitifs) subissent une métamorphose sous l'influence du développement de la pensée symbolique. Les trois courants initiaux s'intègrent mutuellement et sont unifiés par le développement des "contenants de pensée symboliques complexes ".

Notes
171.

Op. cit., p. 149.

172.

Bollas C.(1989), "L'objet transformationnel", Revue française de psychanalyse, 4, p. 1181-1199.

173.

Stern D. (1993), " L’enveloppe prénarrative ", Journal de psychanalyse de l’enfant, 14, Paris, Bayard Editions. pp. 13-65.

174.

Anzieu D. (1985), Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1995 pour la 2ème édition, p. 269.

175.

Aulagnier P. (1975), La violence de l'interprétation. Du pictogramme à l'énoncé, Paris, PUF.

176.

Tisseron S. (1993), "Schèmes d'enveloppe et schèmes de transformation dans le fantasme et dans la cure", Les contenants de pensée, Paris, Dunod, p. 61-86.