2.4.1.5. Conclusion à propos de l'approche descriptive du modèle.

Ces travaux s'inscrivant dans une approche intégrée visent une synthèse des différentes perspectives biologiques, cognitivistes et psychodynamique de l'ontogenèse de l'intelligence. Cette approche veut rompre avec une partie des conceptions classiques en dégageant ici le concept "d'objet épistémique" qui se situe au confluent de la pulsion d'emprise, de la pulsion épistémophilique (désir de savoir), et de la pulsion scoptophilique (désir de voir). L'objet épistémique serait en quelque sorte le précurseur de l'objet libidinal, en tout cas indépendant au départ de cet objet et en deçà de toute érotisation, avant que ne se réalise une totale intrication entre le développement cognitif et le développement affectif, modélisée au sein d'une synthèse piagéto-kleinienne du développement de la pensée.

Pour Klein178 M. (1952/2005) en effet, l'objet se constitue à partir du fantasme sachant que les tout premiers fantasmes émergent des pulsions corporelles et sont déterminés par une logique de l'émotion. Au cours de la phase précoce du développement, les fantasmes expriment primitivement une réalité interne et subjective en s'appuyant sur les sensations : visuelles, sonores, olfactives, gustatives, tactiles, kinesthésiques et motrices. Pour cela, elle admet l'existence d'un Moi primitif chez le bébé, exposé à l'angoisse résultant des jeux d'investissement des objets partiels qui s'unifieront secondairement sous la forme de l'objet total, en même temps que s'élabore la position dépressive. Pour Klein M., et compte tenu des connaissances liées à son époque, il n'y a aucune raison de postuler l'existence d'un objet épistémique primitif, différencié de l'objet libidinal.

En s'inscrivant dans la continuité des travaux Kleiniens, et pour intégrer le modèle piagétien ainsi que les découvertes plus récentes sur les compétences précoces des bébés, Gibello B. (1984) est amené à proposer un nouvel objet psychanalytique sous le nom d'objet épistémique. Pour cela, il s'appuie sur le modèle piagétien, notamment sur l'observation de l'activité sensorimotrice du nourrisson au début de sa vie psychique. En effet, avant même l'émergence des premières représentations liées à l'investissement de l'objet libidinal, l'enfant à l'occasion de faire l'expérience des actions qu'il déploie en direction des objets physiques de son environnement. Dans cette conception, c'est l'action elle même, et sa répétition, qui est d'abord investie par l'enfant plus que l'objet et la perception de l'objet, le long d'un processus au cours duquel l'action anticipe l'objet et décrit la manière dont l'enfant cherche à "comprendre" son monde immédiat.

Gibello B. place ainsi les transformations que l'enfant déploie sur son environnement et leurs répétitions, au cœur de son modèle. Il postule que ces actions de transformations, développées par l'enfant à ce stade précoce de son développement, constituent la trame à partir de laquelle émergeront les premières représentations, en même temps qu'elles définissent le pattern général de tous les processus cognitifs ultérieurs, puisqu'au fond, il s'agit pour l'enfant d'extraire des invariants à partir de son action dans son environnement. Les invariants sensorimoteurs sont prolongés par ceux concernant l'objet physique du stade préopératoire, puis ceux des attributs de l'objet au stade des opérations concrètes, enfin, les invariances de relations qui contribuent à la pensée abstraite du stade formel :

‘"Un tel processus est à l'œuvre durant toute la vie, aussi bien pendant la période de construction que pendant la période de maîtrise de l'intelligence. Ce processus défaille avec le début de la détérioration intellectuelle qui ouvre la porte aux processus démentiels séniles179." ’

Dans les phases initiales du fonctionnement psychique, ce processus est le résultat de la pulsion d'emprise qui s'exerce, certes sur les objets partiels sexuels, mais davantage sur des objets épistémiques indépendamment des investissements libidinaux. Il s'agit en fait d'un fonctionnement de fond, au sein duquel :

‘"Le processus d'incorporation oral du sein paraît être un cas particulier d'un processus beaucoup plus général d'incorporation par les divers schèmes moteurs dont dispose alors l'enfant pour assimiler les divers objets qui attire son attention. La pulsion d'emprise serait à l'origine de ces processus d'incorporation, avec un surinvestissement libidinal pour l'objet oral, mais capable d'apporter des satisfactions épistémiques en dehors de la libido 180 ". ’

Dans cette conception, si l'objet épistémique précède l'objet libidinal, son devenir normal est d'être investi par la libido, en particulier lors de l'élaboration de la position dépressive qui signale le moment où apparaissent, d'une part la distinction entre l'espace psychique imaginaire et celui lié à la réalité, et d'autre part la permanence des objets (au sens piagétien) dans le temps et dans l'espace.

C'est en effet au moment de la phase dépressive que se développent plus particulièrement les jeux d'intrication entre objet épistémique et objet libidinal ; de cette fusion dépendent en partie les destinées du développement cognitif de l'enfant, d'un point de vue psychopathologique. Comme le rappelle Broyer G. (1993) :

‘"Les travaux de B. Gibello s'intéressent aux dysharmonies cognitives, ces troubles qui portent sur les dyspraxies, les dyschronies et les dysgnosies tels qu'ils peuvent apparaître à l'EPL ou au Wechsler et pour lesquels l'hypothèse de travail est que la dysharmonie cognitive a pour effet, par la discontinuité qu'elle introduit dans les représentations psychiques, de reconstituer en partie un objet "non permanent" ou "objet clivé", symptomatologie qui paraît être un équivalent de la défense maniaque au sens de M. Klein181." ’

L'intérêt de ces recherches tient évidemment aux possibilités thérapeutiques qui découlent de cette conceptualisation et de la prise en compte dans le projet de soin d'une approche plurielle, où les difficultés intellectuelles apparaissent indissociablement liées au développement affectif de l'enfant et réciproquement. Au delà d'une simple interrelation entre deux dimensions fondamentales du développement, les aspects cognitifs et affectifs apparaissent ici totalement intriqués et ne peuvent plus être abordés indépendamment l'un de l'autre.

Il nous faut maintenant nous attarder sur l'évaluation des troubles des contenants de pensée cognitifs proprement dits.

Notes
178.

Klein M. (1952/2005), Développements de la psychanalyse, Paris, PUF.

179.

Gibello B. (1984), L'enfant à l'intelligence troublée, Paris, Le centurion, p.178.

180.

Ibid., p. 180.

181.

Broyer G. (1993), "Intelligence et affectivité : l'énigme de la représentation", Cahiers Binet-Simon, 635, p. 23.