3.1. Hypothèses.

Dans une première partie de ce travail, nous avons montré de quelles manières les développements historiques de l'intégration scolaire, en France, étaient déjà étroitement liés à l'évolution d'une controverse opposant les spécialistes sur les notions de curabilité ou d'incurabilité des troubles mentaux de l'enfant et de l'adolescent. Il est apparu que les enjeux portés actuellement par les affrontements entre les tenants d'une psychologie du sens et ceux d'une psychologie du déficit, ne sont que le produit d’une version postmoderne d'un débat finalement ancestral.

Dans le prolongement de ces observations, il a été établi le principe selon lequel : un service de soins de psychiatrie infanto-juvénile qui fait le choix de l'intégration scolaire comme alternative à l'hospitalisation de jour doit prendre en compte les processus cognitivo-intellectuels sous-tendus par les organisations psychopathologiques présentées par les enfants dont il a la charge. Cette démarche répond à une double perspective : être partie prenante des enjeux portés par l’institution scolaire tout en maintenant vivante la nécessité de proposer un projet d'accompagnement et de prise en charge tendu vers des objectifs thérapeutiques adaptés aux difficultés présentées par les enfants. Si la situation d’intégration scolaire constitue effectivement un puissant moteur pour le développement de l’enfant, encore faut-il que les accompagnements thérapeutique et éducatif lui permettent d’y déployer pleinement l’ensemble de ses possibilités. Dans cette perspective, la connaissance précise des caractéristiques cognitives de la population clinique constitue indiscutablement un atout pour penser le dispositif de soins. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de mener une étude descriptive des caractéristiques cognitives de cette population en partant d'une première hypothèse que nous rappelons ici :

‘S'il existe des liens de continuité entre les processus psychopathologiques et les processus cognitifs mis en jeu par les enfants concernés par l'intégration scolaire, alors une étude descriptive des caractéristiques cognitives de cette population pourrait révéler des profils cognitivo-intellectuels spécifiquement liés aux entités nosographiques identifiées dans ce cadre clinique.’

La mise en évidence de tels profils permettrait de mieux comprendre les liens possibles entre les différentes approches proposées dans le cadre du dispositif : l’approche pédagogique, l’approche éducative et l’approche thérapeutique. Plus généralement, il s'agit de s'inscrire dans une perspective intégrée et de considérer que les domaines cognitif et affectif ne sont plus divisés, de telle sorte que le dispositif institutionnel, centré sur les troubles du développement et des apprentissages, ne brise pas l'unité fonctionnelle de l'appareil psychique en séparant artificiellement deux domaines hétérogènes : d'un côté l'étude et l'évaluation des fonctions cognitives, de l’autre côté l’analyse approfondie de la personnalité, des conflits et des mécanismes de défense. Ces deux aspects sont, selon nous, des fonctionnalités complémentaires d'un seul et même système, à l'intérieur duquel chacun de ces domaines dispose de ses méthodes et de son propre langage, mais où les deux approches s'intéressent au même objet : le fonctionnement psychique. Pour citer Perron R. (2003) :

‘"Le fonctionnement psychique est un. Le psychisme est un appareil complexe, à considérer sous deux axes complémentaires : quant à ses relations avec l'extérieur, c'est à dire quant à sa fonction adaptative, et quant à son équilibre interne. Exprimé ainsi, ce peut être aussi bien du Piaget que du Wallon ou du Freud (plus sans doute quelques autres207).’

Dans la deuxième partie de ce travail, nous avons donc pris position pour une approche clinique de l'évaluation intellectuelle et, en élargissant la définition des troubles des fonctions cognitives au champ plus vaste des troubles d'organisation de la pensée, nous nous sommes inscrits dans la continuité des travaux réalisés par Gibello208 B. (1995). Ce modèle, élaboré dans les années quatre-vingt, constitue actuellement le seul cadre théorico-clinique susceptible de mettre en évidence le lien entre les caractéristiques cognitives et les processus psychopathologiques. D'autre part, il constitue un exemple sur la manière d'introduire les outils provenant des sciences cognitives pour détecter et approfondir les compétences cognitives qui sous-tendent les performances des enfants, et plus généralement les processus de pensée mis en œuvre dans un contexte psychopathologique.

Avec ce modèle, la pensée de l'enfant est présentée comme la résultante d'un tressage à trois brins (narcissique, fantasmatique et cognitif) qui permet la formation des contenants de pensées (les compétences) qui, eux-mêmes, donneront sens aux contenus de pensée (les performances). A partir d'un protocole spécifique d'évaluation cognitivo-intellectuelle (WISC versus EPL), Gibello209 B. (1984) a mis en évidence des profils cognitifs particuliers, liés ou non à certaines entités nosographiques : les Dysharmonies Cognitives Pathologiques (DCP) et des Retards d'Organisation du Raisonnement (ROR). Initialement, nous pensions que ces travaux pouvaient naturellement s'appliquer aux enfants concernés par le dispositif d'intégration scolaire. Or, cette modélisation de l'évaluation cognitivo-intellectuelle s'avère très décevante lorsqu'il s'agit de la mettre en oeuvre auprès d'une population clinique essentiellement composée d'enfants qui, certes, présentent des troubles importants de la personnalité et du comportement, mais dont les troubles sont la plupart du temps associés à des tableaux déficitaires. Ces patients ne correspondent pas cliniquement aux Dysharmonies Cognitives Pathologiques (DCP).

Le WISC et l'EPL sont des tests qui proposent des tâches bien trop complexes au regard de l'altération qualitative des processus de pensée qui caractérise le contexte psychopathologiques qui nous intéresse. De fait, la dysharmonie entre l'évaluation portant sur les performances (WISC) et celle portant sur les compétences (EPL), propre aux Dysharmonies Cognitives Pathologiques, n'apparaît pas dans le cadre de notre population clinique qui présente des difficultés cognitives nettement plus importantes. Doit-on pour autant en rester sur ce seul constat de déficience mentale ? Ou bien doit-on considérer que l’on ne dispose pas encore des outils qui permettent de mettre en évidence le caractère dysharmonique des performances réalisées par les enfants ? En d’autres termes, sommes-nous en présence de tableaux déficitaires pris dans des organisations fixées, comme c’est le cas dans le cadre des retards mentaux sous-tendus par une étiologie en grande partie organique, ou s’agit-il de retards de développement s’apparentant à une pseudo-déficience, liée à la détérioration des processus de pensée où les troubles psychopathologiques restent au premier plan, sans altération organique sous-jacente, au moins à l’origine ? Répondre à ces questions impliquerait de montrer qu'il est possible de mettre en évidence des aspects dysharmoniques, propres à cette population clinique, qui répondent à des critères autres que ceux proposés par Gibello B. (1995).

En introduisant le concept d'opérateurs silencieux, l'approche néostructuraliste nous fournit un support à la fois théorique et expérimental susceptible d'apporter les premières réponses aux interrogations qui précèdent. En prenant appui sur le modèle théorique de Pascual-Leone J., exposé par Ribeaupierre210 A. de (1983), nous sommes conduits à préciser notre hypothèse générale à partir de la formulation suivante :

‘Si les retards révélés par ces enfants s'inscrivent sur un fond psychopathologique complexe et intriqué, il doit être possible - en s'appuyant sur la théorie des opérateurs constructifs - de fournir une mesure plus rationnelle qu'intuitive qui permette de révéler des potentialités qui restent préservées et qui n'apparaissent pas dans les mesures effectuées à partir des échelles classiques du développement de l'intelligence.’

Cette formulation contient aussi le postulat que les troubles psychopathologiques, en invalidant la mise en place des procédures d’apprentissage, participent à la constitution progressive d'un tableau, certes hétérogène, mais s'apparentant au fil du temps à une déficience mentale. Dans ce contexte, la seule utilisation des tests de conception classique ne permet pas de mettre à jour les caractéristiques fonctionnelles des processus cognitifs mis en jeu par cette population clinique. En effet, nous avons développé l’idée que ces évaluations, si riches soient-elles dans une perspective clinique, mobilisent des procédures de pensée trop complexes, car elles sollicitent l’ensemble des contenants de pensée (c’est à dire le système subjectif dans la théorie de Pascual-Leone J.) et ne permettent pas de rendre compte des mécanismes plus élémentaires qui sous-tendent la pensée complexe.

Ainsi, une étude comparative, entre les performances observées à partir des opérateurs constructifs et les performances produites à partir d’une échelle de développement de conception classique, devrait permettre de vérifier l’existence, chez ces sujets, de potentialités développementales relativement intègres puisqu’elles sont, par définition, indépendantes des rencontres avec l’environnement et des apprentissages antérieurs. Il serait alors possible d'appréhender certaines caractéristiques fonctionnelles, peut-être spécifiques, des processus cognitifs impliqués dans les pathologies graves de la personnalité et, si possible, vérifier également leur valeur diagnostique. Autrement dit, le recours à des outils d’évaluation s’écartant des conceptions classiques de l’évaluation intellectuelle introduirait une lecture nouvelle, et complémentaire, des processus cognitifs mis en jeu par les enfants.

Dans cette troisième partie, pour évaluer les compétences cognitives et mettre à jour les caractéristiques principales des performances de la population clinique, nous poursuivrons donc trois objectifs :

  • tester les opérateurs de développement auprès de ces enfants qui présentent des troubles graves des apprentissages. Nous testerons les trois opérateurs principaux de la théorie des opérateurs constructifs : l’espace mental , l’opérateurd ’apprentissage et l’opérateur d inhibition .
  • tester la valeur diagnostique de ces opérateurs en effectuant une comparaison avec une mesure classique du développement de l’intelligence : nous utiliserons le WISC III et quelques subtests complémentaires puisés dans le K-ABC .
  • Enfin, en procédant à l'analyse descriptive des caractéristiques cognitives de notre population clinique et en y intégrant des observations conduites à un niveau élémentaire, sous-jacent au fonctionnement mental complexe, nous souhaitons approfondir les connaissances actuelles des processus cognitifs engagés dans les organisations psychopathologiques qui nous intéressent ici, et peut-être, mettre en évidence des profils cognitifs 211 , spécifiques ou non, des dysharmonies psychotiques et des dysharmonies évolutives.

Notes
207.

Perron R. (2003), in Gardey A.M., Boucherat-Hue V., Jumel B., Pratiques cliniques de l'évaluation intellectuelle, Paris, Dunod, p. XV.

208.

Gibello B. (1995), La pensée décontenancée, Paris, Bayard Editions.

209.

Gibello B. (1984), L'enfant à l'intelligence troublée, Paris, Le centurion.

210.

Ribaupierre A. de (1983), "Un modèle néo-piagétien du développement : la théorie des opérateurs constructifs de Pascual-Leone", Cahiers de psychologie cognitive, 3, 3, p. 327-356.

211.

Plus que des profils cognitifs, il s'agirait surtout de repérer ce que nous proposons de définir comme des formes d'altérations des processus de pensée engagés dans ces cadres nosographiques.