3.2.1.2. Considérations générales sur la notion de dysharmonie.

Le mot dysharmonie est composé du préfixe "dys" tiré du grec "dus" qui veut dire difficulté, manque, et qui introduit une notion privative. Le mot harmonie, quant à lui, vient également du grec "harmonia", il signifie "assemblage" ou "accord des sons". Plus généralement, il s'agit des relations existant entre diverses parties d'un tout pour que ces différentes parties concourent à un même effet d'unité et d'équilibre.

A l'origine, la notion d'état dysharmonique de l'enfant est d'abord apparue dans les descriptions cliniques de l'arriération mentale. Ces descriptions distinguaient les "débiles harmoniques", sans altération sur le plan physique, et les "débiles dysharmoniques" qui présentaient des stigmates morphologiques plus ou moins apparents. En contre-pieds de cette perspective historique, Mises214 R., Perron R., Salbreux R. (1992) ont proposé depuis les années 1970, dans une démarche moderne de classification, de distinguer les "déficiences harmoniques" et les "déficiences dysharmoniques". Les premières se rapprochent maintenant des tableaux cliniques décrits habituellement dans le cadre du retard mental réputé "simple", c'est à dire homogène et dont le caractère fixé invalide en partie les capacités évolutives de l'enfant. Les secondes, par contre, font référence à "un processus évolutif où s'intriquent une insuffisance intellectuelle, des troubles de la personnalité et, assez souvent, des troubles instrumentaux . La place respective de chacun de ces éléments varie d'un cas à l'autre et, pour le même enfant, tend à se modifier avec l'évolution 215 ."

A partir de cette description, nous observons que les auteurs ont dégagé la notion de "dysharmonie" du seul domaine intellectuel, pour l'élargir à un certain nombre de caractéristiques générales qui restent, encore aujourd'hui, attachées à l'utilisation de ce terme dans la tradition pédopsychiatrique française. En fait, il apparaît que cette définition proposée par Mises R., Perron R. et Salbreux R. (1992), attire l'attention du lecteur sur certaines caractéristiques diagnostiques qui s'écartent des seuls aspects cognitifs pour introduire une lecture psychodynamique dans une perspective intégrée. Les auteurs évoquent, d'une part, le polymorphisme et la labilité des symptômes qui coexistent avec un développement hétérogène des fonctions cognitives ; d'autre part, l'évolutivité de ces symptômes, qui apparaît ainsi comme le critère qui permet de différencier les déficiences homogènes et les déficiences dysharmoniques. Nous constatons effectivement, que le concept de déficience dysharmonique ainsi présenté ne correspond plus à la notion de débilité dysharmonique d'autrefois qui, faute de s'inscrire dans une perspective évolutive, avait été individualisée de façon statique, sans visée pronostique.

Il est clair que par cette démarche, les auteurs veulent rompre avec l'approche classique de la débilité et de ses "troubles associés", qui renvoie à la simple juxtaposition de symptômes expliqués de façon réductrice par des atteintes innées ou lésionnelles. Ici, la pathogénie apparaît toujours complexe et intriquée, prise dans l'organisation dynamique de la personnalité. Ainsi libérée de sa seule perspective cognitive, l'utilisation du terme "dysharmonie" investit le champ entier de la personnalité et les processus dynamiques qui interviennent dans le déploiement par l'enfant des moyens de son adaptation. Il s'agit maintenant de substituer à une vision figée de la pathologie, une perspective ouverte, évolutive, investissant l'ensemble du champ de la personnalité avec une sémiologie encore indéterminée.

Historiquement, Anna Freud216 (Freud A., 1968), fut la première à évoquer la nécessité de se dégager d'une approche exagérément structurale qui fige le développement dans une série de stades successifs et qui ne donne qu'une photographie de l'enfant à un moment donné sans prendre en compte les aspects évolutifs et leur valeur prédictive pour le développement ultérieur. En introduisant le concept de lignes de développement, elle a élargi le seul développement libidinal à des types d'activité qui se poursuivent tout au long des années, évoluent selon des modalités relativement régulières d'une étape à l'autre et laissent voir à chaque stade un nouvel équilibre pulsionnel et structural. Les observations de l'enfant doivent être menées à partir des activités concrètes qu'il réalise, activités qui s'inscrivent dans le déroulement d'une ligne de développement. Dans cette perspective, avec le temps, ces activités particulières connaissent des transformations qui suivent un ordre séquentiel régulier pour atteindre leur maturité à l'âge adulte. Elles dépassent largement le seul domaine des fonctions cognitives et fonctionnelles pour impliquer l'ensemble de la personnalité de l'enfant.

Dans une perspective pratique et préventive, Freud A. (1968) a insisté sur la nécessité de pouvoir répondre à la question des facteurs de risques qui pèsent sur le développement normal et déceler ainsi l'éventuelle dysharmonie de développement chez l'enfant, source d'une organisation pathologique ultérieure. Pour cela, il s'agit d'observer le déséquilibre potentiel entre les grandes lignées maturatives de l'enfant impliquant le corps, la sexualité, le développement cognitif et la maturation instrumental. Ce déséquilibre apparaît ici comme l'écho d'une dysharmonie entre la maturité des instances psychiques et le niveau de l'activité pulsionnelle de l'enfant. Pour Mises R. (1977), cet état ne correspond pas à une structure proprement dite, il ne s'agit pas non plus "d'a-structuration ou de non-organisation, mais des moments de l'histoire de l'enfant ayant à la fois une potentialité organisatrice et un devenir ouvert 217 ."

A partir de l'ensemble de ces éléments historiques, il résulte que le terme "dysharmonie" peut aujourd'hui revêtir plusieurs sens dans son utilisation clinique. Tantôt, il fera référence à la dysharmonie cognitive qui accompagne et caractérise les troubles psychopathologiques de l'enfant : dysharmonie aux tests, dysharmonie entre les performances verbales et les performances visuo-spatiales ou, comme nous l'avons évoqué dans une partie précédente, la dysharmonie cognitive pathologique mise en évidence par Gibello B. (1984). Tantôt, dans la continuité des travaux de Freud A., ce terme viendra souligner les écarts entre la maturation instrumentale, le développement fonctionnel et l'évolution libidinale. Dans ce dernier cas, il pourra faire référence également aux situations dans lesquelles la dysharmonie concerne l'organisation libidinale elle-même "où co-existent des positions oro-ano-phalliques hétérogènes, plus ou moins mal investies et intégrées, et derrière lesquelles se profile une angoisse de déstructuration, de destruction de la cohérence du soi 218 ."

Il s'agit donc d'un terme polysémique dont l'utilisation en pédopsychiatrie reste parfois problématique en raison même de son indétermination. Il est parfois utilisé comme une catégorie diagnostique à part entière, sans solutionner au passage la question de l'autonomie de son organisation à côté des grandes structures psychopathologiques. Il est, d'autre fois, utilisé comme qualificatif rattaché à un diagnostic de structure, comme c'est le cas lorsque l'on évoque les dysharmonies psychotiques.

Nous avons choisi de nous référer aux diagnostics établis par la Classification Française des Troubles Mentaux de l'Enfant et de l'Adolescent219 (C.F.T.M.E.A., 2002) qui fait usage à deux reprises de ce qualificatif à partir des catégories diagnostiques intitulées : les dysharmonies psychotiques et les dysharmonies évolutives. D'un point de vue nosologique, nous avons demandé aux différents pédopsychiatres d'utiliser la C.F.T.M.E.A. pour établir le diagnostic des enfants qu'ils ont adressés dans le cadre du dispositif d'intégration scolaire dans l'une ou l'autre des deux catégories diagnostiques. Dans le même temps, nous avons pris soins d'écarter de l'échantillon clinique, d'une part les patients pour lesquels un diagnostic d'autisme était posé, d'autre part ceux pour lesquels les faibles performances cognitives pouvaient être liées à un syndrome neurodéveloppemental bien identifié220.

Notes
214.

Mises R., Perron R., Salbreux R., (1992), "Arriérations et débilités mentales", Encycl. Med. Chirurg., Psychiatrie, 37-219-M-20, Paris, Editions Techniques.

215.

Ibid. p.7.

216.

Freud A. (1968), Le normal et le pathologique chez l'enfant, trad. Fr., Widlöcher D., Paris, Gallimard.

217.

Mises R. (1977), "La place des dysharmonies évolutives de l'enfant", L'information psychiatrique, 53, 9, p. 1007-1017.

218.

Lang J.-L. (1977), cité par Birraux A. (2001), Psychopathologie de l'enfant, Paris, Press Editions, p. 118.

219.

CFTMEA (2002), Classification française des troubles mentaux de l'enfant et de l'adolescent - R 2000 – sous la direction de R. Mises et du Dr N. Quemada, Vanves, 4ème édition du CTNERHI, diffusion PUF.

220.

Deux enfants ont été retirés de la population clinique après l'identification chez eux d'une malformation génétique (syndrome de Williams) qui n'était pas dépistée au moment de leur orientation vers le dispositif d'intégration scolaire. Trois enfants pour lesquels un diagnostic du type "syndrome d'asperger" avait été identifié ont également été sortis de l'étude. Cinq enfants pour lesquels un diagnostic d'autisme, ou de psychose autistique, avait été posé ont été également retirés du groupe clinique.