3.4.3.1. La mesure de l'espace mental.

La comparaison effectuée sur l'espace mental avec la population témoin montre que les performances réalisées par les enfants des deux groupes cliniques sont inférieures à celles produites par les témoins (graphique 8). Pour contourner l'effet lié à la différence d'âge avec les témoins, nous observons que le traitement portant sur les écarts entre l'espace mental observé et l'espace mental théorique (graphique 9) confirme également ce premier résultat.

Ainsi, les enfants du groupe clinique obtiennent un âge de développement mesuré à partir du CSVI inférieur à l'âge réel (âge chronologique). De ce point de vue, on note que l’évaluation du développement effectuée à partir de l'opérateur M ne confirme pas l'hypothèse selon laquelle l'espace mental serait préservé dans ce cadre psychopathologique. Les résultats montrent en effet une inadéquation entre le rythme de développement et l’âge biologique des enfants, ceci étant établi de manière identique pour les deux groupes cliniques puisque la différence de performances entre les dysharmonies évolutives et les dysharmonies psychotiques n'est pas significative.

Même si nous pouvons remarquer que les performances en Espace Mental sont légèrement supérieures pour le groupe clinique rassemblant les dysharmonies évolutives, proches du niveau de performance réalisé par les témoins, il reste que ces résultats sont statistiquement différents des témoins et que l'hypothèse n'est pas, non plus, vérifiée pour ce groupe.

Ceci dit, les performances produites par les enfants des groupes cliniques sont inférieures mais proches des performances attendues pour l'âge chronologique moyen de chaque groupe. Rappelons que (voir tableau, p. 135), selon la théorie des opérateurs constructifs, un espace mental de type (e + 3) correspond au stade des opérations concrètes inférieures du constructivisme piagétien, c'est à dire aux 7ème et 8ème années du développement de l'enfant, et qu'un espace mental de type (e + 4) correspond au stade des opérations concrètes supérieures, c'est à dire aux 9ème et 10ème années du développement.

Le tableau ci-dessous permet de vérifier que les performances recueillies à partir du CSVI sont objectivement meilleures que celles observées à partir du WISC III :

Tableau 4 : Age, Espace mental et QI total pour chaque groupe ; Dysharmonies psychotiques, Dysharmonies évolutives et groupe témoin.
Tableau 4 : Age, Espace mental et QI total pour chaque groupe ; Dysharmonies psychotiques, Dysharmonies évolutives et groupe témoin.

Les dysharmonies psychotiques obtiennent un espace mental proche de la norme alors que leurs performances au WISC III les situent à trois déviations standard de la moyenne. Quant aux dysharmonies évolutives, si l'écart entre les deux types d'évaluation paraît moins important, les résultats parlent d'eux mêmes : l'espace mental flirte avec la norme, alors que le QI total se situe à pratiquement deux déviations standard de la norme.

A partir de là nous pouvons formuler trois remarques :

  • Les performances observées à partir de l'opérateur M sont nettement supérieures aux performances attendues lorsque l'on prend en compte les QI. De ce point de vue, l'évaluation de l'espace mental révèle donc bien des potentialités qui n'apparaissent pas à l'évaluation classique.
  • Mais, contrairement à notre hypothèse initiale, Il reste que l'espace mental n'est pas totalement préservé dans ce contexte psychopathologique, ce qui ouvre une nouvelle interrogation : ces résultats contredisent-ils le postulat dualiste à partir duquel nous avons formulé nos hypothèses ? En effet, nous sommes partis, avec Pascual-Leone J.d'un modèle bottom-up, selon lequel des mécanismes élémentaires, de nature organique, ouvrent le champ au développement de performances cognitives à complexité croissante. Un effet top-down ne serait peut-être pas à exclure pour autant. Une telle perspective contredit manifestement l'approche dualiste de la théorie des opérateurs constructifs qui postule des métaconstruits, strictement indépendants du système subjectif263.
  • Enfin, contrairement aux résultats observés à partir du test Reconnaissance de formes, de Mémoire spatialeet de l’évaluation des performances non verbales recueillies à partir du WISC, nous ne retrouvons pas de différence entre les deux groupes cliniques. A ce stade de notre étude, ces observations semblent par contre rejoindre la théorie de Pascual-Leone J. qui décrit l'opérateur M comme un construit quantitatif silencieux, dans le sens où il influence l’état mental du sujet en n’agissant pas directement sur les contenus (les  inputs) mais en déterminant une allocation énergétique possible pour le traitement de la tâche. Les deux groupes cliniques produisent les mêmes performances au CSVI alors qu'ils se différencient nettement à l'évaluation classique qui met en jeu des tâches complexes.

Les enfants appartenant aux deux groupes cliniques, généralement considérés comme déficitaires sur la base des tests couramment utilisés dans le cadre de l'éducation spécialisée et de la clinique pédopsychiatrique, montrent des capacités supérieures avec le test portant sur l'attention mentale, bien que ces performances soient légèrement inférieures à celles du groupe témoin. Autrement dit, une évaluation portant sur l'attention mentale (capacité M) fournit des informations complémentaires à une évaluation classique réalisée à partir d'une batterie standard. Dans le contexte psychopathologique qui caractérise les deux groupes cliniques, cette démarche évaluative permet de mettre en évidence des potentialités qui n'apparaissent pas à l'évaluation classique car ces potentialités concernent les mécanismes élémentaires qui sous-tendent les activités de la pensée complexe. Mais, contrairement au postulat dualiste de la théorie des opérateurs constructifs, et dans une perspective épigénétique, il est possible que cette capacité M ne soit pas indépendante des relations avec l'environnement au cours du développement.

Quelles valeurs, à la fois diagnostique et pronostique, pouvons nous attribuer à ces observations ? Les études concernant une application clinique de la mesure de l’attention mentale sont encore trop rares pour nourrir parfaitement notre analyse d’éléments comparatifs. Mais sur ce plan, quelques données peuvent être avancées.

Des travaux réalisés par Brétière M. (1993) auprès d’une population de déficients mentaux adultes, ont montré que dans cette population, l’espace mental est inférieur à ce qu’il devrait être selon l’âge chronologique des sujets, surtout lorsqu'un lien peut être établi avec une étiologie organique bien identifiée. En effet, deux groupes sont distingués dans le cadre de cette recherche : un groupe pour lequel l'étiologie de la déficience mentale est indéterminée, et un groupe pour lequel des facteurs organiques sont connus ; souffrance anté-, néo- et post-natales, maladies métaboliques, génétiques, etc. L’auteur, au terme de son travail, va même jusqu’à proposer que : " l’espace mental puisse être un indicateur efficace pour discriminer les déficients "normaux " des déficients "pathologiques", se répartissant selon un axe endogène versus exogène 264".

De même, des travaux effectués par Marchand T. (1995) auprès d’une population d’enfants trisomiques montrent, que lorsque les enfants parviennent à s’affranchir de la phase d’apprentissage du CSVI (ce qui n’est pas toujours le cas dans le cadre de cette recherche), les résultats obtenus en espace mental suivent le niveau de développement constaté à partir du WISC.

Ces observations sont concordantes avec celles que nous avons pu nous même recueillir auprès d'un petit groupe de quatre sujets trisomiques scolarisés dans une Classe d'Intégration Scolaire (CLIS). L'effectif est beaucoup trop réduit pour conclure, mais nous présentons malgré tout dans le tableau ci-dessous les résultats obtenus, à titre indicatif :

Tableau 5 : Age, Espace mental constaté, espace mental attendu, QIv, QIp, QIt, pour les quatre sujets présentant une déficience mentale se rapportant à une trisomie 21.
SujetAgeEspace mental constatéEspace mental attendu QI v QIp QIt
Sohayb11 ; 11Echec / A°5 46 46 44
Morgane09 ; 08Echec/A°4 46 46 40
Cécile13 ; 0236 64 46 50
Clément10 ; 0424 46 50 42

La trisomie 21 est la plus fréquente des aberrations chromosomiques, elle fait maintenant l'objet d'un dépistage anténatal accru compte tenu d'un taux de prévalence élevé (1/700). Les atteintes physiques spécifiques (faciès, plis palmaire, retard moteur, etc.) s'accompagnent toujours de troubles mentaux, mais le déficit intellectuel est cependant variable. Les QI s'ordonnent généralement autour d'une moyenne de 40-45 et ne dépassent qu'exceptionnellement les 70-80. Conformément aux observations de Marchand T (1995), parmi les quatre sujets testés, seuls deux enfants s'affranchissent de la phase d'apprentissage du CSVI. Dans ce cadre, nous constatons que l'espace mental suit le niveau de développement observé au niveau du WISC III. Même si ces observations devront faire l'objet d'une validation auprès d'un échantillon de sujets statistiquement satisfaisant, il existe des arguments non négligeables pour envisager que les difficultés intellectuelles des enfants trisomiques pourraient être associées à un faible potentiel en espace mental, puisque cet opérateur est systématiquement déficitaire dans ce cadre clinique.

A la fin des années 1990 et au début des années 2000, une poignée de cliniciens de l'agglomération grenobloise, complétés par quelques étudiants en troisième cycle de psychologie, se rassemblent pour constituer le G roupe d' E tude en P sychologie de l' A pprentissage et du D éveloppement (GEPAD) avec pour objectif principal de permettre la confrontation des expériences et des recherches en rapport avec les troubles des apprentissages. Quelques travaux s'inspirant de la théorie des opérateurs constructifs et réalisés dans le cadre des activités de ce groupe apportent ici des éléments comparatifs complémentaires aux observations qui précèdent :

  • Une étude265 (Manin S., 1999) réalisée auprès d'enfants présentant des troubles graves de la personnalité et du comportement s'inscrivant dans des tableaux de dysharmonies psychotiques (N = 7) et de dysharmonies évolutives (N =5), établis selon la classification française, montre qu'il n'y a pas de différence entre les âges réels et les âges mentaux estimés à partir du CSVI et qu'il n'y a pas non plus de différence significative lorsque le traitement est effectué par groupe clinique.
  • Une étude266 (Lyard G., 2001) réalisée auprès d'enfants et d'adolescents (N = 15) souffrant d'une hypothyroïdie dépistée à la naissance et corrigée par un traitement hormonal, montre qu'il n'y a pas de différence significative entre l'espace mental estimé et l'espace mental théorique au sein de cette population267. Les sujets se répartissent selon une tranche d'âge comprise entre 5 et 16 ans, il s'agit d'enfants qui présentent des difficultés scolaires et pour lesquels les interrogations portent sur les aptitudes cognitives sous jacentes aux productions intellectuelles. Dans cette recherche, la valeur de M suit le niveau de développement évalué à partir du WISC III, sachant que les performances intellectuelles sont normales au sein de cette population. Lorsque le QIp ou le QIv est faible, il est compensé par un QIv ou un QIp supérieur (seul un sujet obtient un score inférieur en espace mental alors qu'il montre un QIp normal faible (QIp : 80)).
  • Une recherche268 (Mattras N., 2001) réalisée auprès d'un groupe (N = 15) d'enfants Infirmes Moteurs Cérébraux (IMC) montre que les enfants IMC présentent un espace mental inférieur à celui des témoins de pratiquement deux unités en moyenne (1,86 pour les enfants âgés de moins de 10 ans ; 1, 62 pour les sujets de plus de 10 ans). Ces enfants présentent une infirmité motrice cérébrale caractérisée par une déficience motrice prédominante aux membres inférieurs, ou maladie de Little. Les enfants présentant un handicap moteur des membres supérieurs trop sévère ont été délibérément écartés de l'étude. L'analyse descriptive des capacités intellectuelles réalisée à partir du WISC III montre un écart significatif de 20 points en moyenne entre les deux échelles de mesure, au détriment de l'échelle non verbale, comme il l'est classiquement rapporté dans la littérature269 (Plaza M., 1997). En effet, les enfants ont un QIv dans la moyenne inférieure (QIv = 79) alors que leur QIp est nettement déficitaire (QIp = 59). L'espace mental mesuré par K est donc ici inférieur à l'espace mental estimé du groupe témoin et inférieur à l'espace théorique, il suit également la mesure du développement intellectuel, notamment dans les épreuves non verbales.

Ainsi, les déficients mentaux "organiques", les enfants trisomiques et les enfants IMC, montrent-ils systématiquement un espace mental déficitaire, alors que les déficiences mentales d'étiologies indéterminées, les enfants présentant une hyperthyroïdie médicalement traitée et les enfants avec troubles de la personnalité, sont caractérisés par des performances mieux et parfois bien préservées sur cet opérateur. D'une manière générale, on note que la mesure de l'espace mental suit le niveau de développement observé à partir du test d'intelligence, excepté dans le cadre de notre population clinique où il semble que les résultats sont nettement plus ambigus et révèlent un écart important entre les deux modes d'évaluation.

Au cours d'une conférence donnée en octobre 2005, lors du colloque international portant sur "l'intelligence de l'enfant", Pascual-Leone J. (2005) faisait état de travaux en cours, non publiées, s'inscrivant dans une même perspective que les démarches mentionnées ci-dessus. Dans le cadre de ces recherches, il s'agit de trouver dans la valeur de M la possibilité de détecter des potentialités masquées par les échecs commis par les enfants canadiens au cours des procédures d'évaluations académiques proposées au cours de leur parcours scolaires :

‘"Nos recherches montrent que les enfants qui n'ont pas été considérés comme doués sur la base des procédures de tests utilisées par le ministère de l'Education (test canadien des capacités cognitives) mais qui révèlent des capacités M et I supérieures, atteignent des niveaux de performances aussi élevés que les enfants considérés comme doués à un ensemble de tests cognitifs et exécutifs. Ces enfants montrent des capacités latentes que nos mesures de capacités mentales attentionnelles détectent270." ’

Le CSVI est une épreuve qui maîtrise de façon optimum les biais liés à l'inégalité des niveaux d'acquisition entre les enfants, puisque ces derniers sont méthodologiquement ramenés à un même niveau d’apprentissage (de type stimuli-réponses) avant le déclenchement de la phase test. Cet outil se révèle donc relativement indépendant des acquis antérieurs réalisés par l’enfant. De ce point de vue, il permet une mesure fiable des potentialités cognitives de l’enfant et, comme le suggère Pascual-Leone J., ces capacités latentes n’apparaîtraient pas dans les tests classiques d’intelligence dont la validité est la plupart du temps liée à l’expérience antérieure des sujets.

Notes
263.

Cette critique adressée à la théorie des opérateurs constructifs rejoint ici le point de vue évolutionniste et celui du développement précoce que nous avons évoqués dans la première partie de ce travail. Il n'y a pas de capacités strictement déterminées génétiquement et indépendantes des relations avec l'environnement. Dès le début de la vie, la surpopulation neuronale du bébé est en attente d'activité et cette activation ne peut venir que des liens interactifs qui s'établissent avec l'environnement physique et humain. Comme nous l'avons déjà évoqué à propos du processus d'attrition (p. 99) ; le psychique sculpte l'organique tout au long du développement.

264.

Brétière M. (1993), L'attention mentale. Un nouveau concept pour l'évaluation cognitive des déficiences ?, Mémoire de DESS de psychologie clinique et pathologique, Université de Savoie, Chambéry, p. 64.

265.

Manin S. (1999), Dysharmonies psychotiques, dysharmonies évolutives : l'évaluation des compétences cognitives, note de recherche ; DEA de psychologie clinique et psychopathologique, Université Lumière-Lyon 2.

266.

Les résultats de cette recherche conduite dans le cadre du GEPAD sont présentés en annexe (annexe 12).

267.

L'hypothyroïdie non traitée entraîne une déficience mentale sévère.

268.

Mattras N. (2001), L'attention mentale. Un modèle développemental pour l'évaluation cognitive chez l'enfant Infirme Moteur Cérébral, Mémoire de DESS de psychologie clinique et psychopathologique : Neuropsychologie, Université de Savoie, Chambéry.

269.

Plaza M., Dhellemmes J., Quentin V., Sayag J. (1997), Difficultés de l'évaluation cognitive chez des enfants avec une infirmité motrice cérébrale, A.N.A.E., 42; p. 62-72.

270.

Pascual-Leone J. (2005), "L'intelligence en développement chez l'enfant normal et précoce : l'espoir de Binet est-il déjà devenu une réalité ?", Intelligence de l'enfant, Colloque international, du 6 au 8 octobre 2005, Paris, Palais de la Mutualité.

Une partie des actes de ce colloque est rassemblée dans un ouvrage publié sous la coordination de Fournier M., Lecuyer R. (2006), L'intelligence de l'enfant, Auxerre, Ed. Sciences Humaines.