3.4.4. Conclusion de la troisième partie.

A ce stade de la recherche, le tableau descriptif des caractéristiques cognitives de la population clinique se précise. Résumons rapidement :

Dans quelle mesure les écarts observés, entre les patients et les témoins (espace mental et apprentissage), aussi bien qu'entre les deux groupes cliniques (inhibition), permettent-ils de répondre, au moins en partie, aux questions que nous avions posées à l'aube de cette expérimentation ? Nos résultats permettent-ils de compléter les connaissances actuelles concernant l'appréhension des causes liées aux dysfonctionnements cognitifs supérieurs constatés dans ce cadre clinique et psychopathologique ?

L'intelligence en développement et l'intelligence psychométrique constituent les deux fondements empiriques du concept d'intelligence. On peut considérer que Binet A. (1908) est à l'origine de ces deux approches dans la mesure où il soutenait qu'il faut d'abord découvrir les lois du développement de l'intelligence chez les enfants, et imaginer ensuite une méthode qui permette de mesurer cette intelligence avant qu'il soit possible d'étudier les différences interindividuelles. Pour prendre en compte cette double dimension, nous avons utilisé ici un modèle néopiagétien et constructiviste qui suit les propositions de Binet, puisqu’il vise à expliquer les mécanismes qui permettent le passage d’un stade à l’autre au cours du développement normal.

Dans le cadre de ce modèle, l'attention mentale est un concept clé du développement de l'intelligence. Au niveau cognitif, elle est décrite comme un système organismique constitué par des opérateurs fonctionnels (métaconstruits) en constante interaction dynamique, où la capacité mentale attentionnelle (M), la capacité d'effectuer des apprentissages de contenu (LC) et la capacité d'inhibition (I), sont sous-jacentes au déploiement des schèmes exécutifs correspondant (mémoire de travail, liens associatifs, inhibitions), capables de contrôler les allocations de ressources rendues disponibles pour le traitement des tâches complexes.

Nos recherches montrent ici que les enfants de la population clinique, contrairement à l'hypothèse initiale, sont en difficultés au niveau de la mise en œuvre des capacités sous-jacentes à la production des performances intellectuelles. Dans la perspective de la théorie des opérateurs constructifs, ces opérateurs sont décrits comme des métaconstruits ("méta" signifiant ici contrôle), qui activent les schèmes cognitifs, affectifs et personnels afin de produire des "super-schèmes" permettant de résoudre les problèmes posés dans l'environnement. Dans le cadre du paradigme dualiste de la théorie des opérateurs constructifs, une altération à ce niveau implique (voire explique) par définition, une altération au niveau de la production des schèmes complexes.

Il nous semble que nos résultats engagent à la plus grande prudence sur ce dernier point. Si les observations portant sur ces opérateurs participent certes à la description des troubles cognitifs des enfants, il ne s’agit pas de considérer pour autant qu'une altération à leur niveau dévoile l'origine des troubles, et de conclure imprudemment en terme étiologique. Il est vrai que nous avons été portés, dans la phase initiale de cette recherche, par l’idée quelque peu naïve que le constat de compétences préservées, révélées à partir de l’intégrité des opérateurs constructifs, permettrait de renforcer les arguments en faveur d’une lecture strictement psychopathologique des troubles. Mais il serait tout aussi naïf maintenant d’aboutir à une conclusion inverse. Ce serait répéter l’erreur de jugement classiquement rencontrée dans le champ des sciences cognitives, qui consiste à considérer que l'anomalie de production, au niveau élémentaire, qui est d'abord une description du trouble, devienne l'explication de celui-ci. Une posture que Georgieff272 N. (1997) explique par une confusion fréquente en psychopathologie de l'enfant entre les niveaux d'explication, conjuguée à l'hypothèse d'un déterminisme unique s'exprimant par une recherche insistante de l'étiologie.

Notre description porte ici sur des niveaux différents et complémentaires, l'un s'intéressant plus particulièrement aux processus les plus élémentaires, l'autre à la production des contenus complexes, l'un et l'autre entretenant des relations réciproques où chaque niveau peut être modifié par l'autre.

La classification proposée par Gibello B. (1991) assimile notre population clinique à la catégorie classique des déficiences mentales caractérisées par un retard global du développement de la cognition. Nous avons évoqué la manière dont ce modèle des contenants de pensée, dans son esprit, invoque une étiopathogénie polyfactorielle de la déficience mentale, combinant la plupart du temps des causes organiques avec des causes mettant en scène des conditions environnementales diverses (troubles des interactions précoces, carences affectives et sociales, hospitalisme, …etc.). Nous avons critiqué273 ces propositions théorico-cliniques en postulant au sein de cette population une dimension dysharmonique, du même ordre que celle observée dans le contexte des Dysharmonies Cognitives Pathologiques (DCP) et des Retards d'Organisation du Raisonnement (ROR). Une dysharmonie qui n'apparaîtrait pas à l'occasion des testing pratiqués dans le cadre des recherches effectuées par l'auteur (WISC ; EPL).

Pour expérimenter cette hypothèse, nous avons proposé un élargissement épistémologique en mettant en avant un modèle néopiagétien qui associe, à l'approche développementale classique, les données plus récentes explorées dans le cadre des sciences cognitives. Les résultats sont un peu en dessous de ce qui était attendu dans la mesure où ces résultats ne permettent pas de conclure dans le sens d'une intégrité parfaite des métaconstruits parce qu'ils montrent une altération des mécanismes élémentaires sous-jacents à la production des performances cognitives complexes. Ceci dit, la dimension dysharmonique de cette population clinique apparaît maintenant autrement : contrairement à d'autres populations cliniques, les patients montrent globalement des compétences proches des témoins sur les trois opérateurs testés et même, des compétences intègres quant à l'inhibition pour le groupe clinique des dysharmonies évolutives.

C'est la raison pour laquelle, dans la continuité des travaux de Gibello B., nous proposons maintenant d'élargir le champ d'appréhension des dysharmonies cognitives, et d'isoler, au sein de la catégorie des déficiences mentales, les enfants présentant des troubles graves de la personnalité donnant lieu à une expression déficitaire. Il s'agit maintenant de redéfinir la notion même de dysharmonie cognitive pour cette catégorie d'enfants. En effet, la dysharmonie cognitive n'apparaît plus ici, cliniquement, par la mise en évidence d'un écart entre l'intelligence et le raisonnement, entre ce que l'auteur définit comme le niveau des performances (WISC) et celui des "compétences 274" (EPL). Dans ce contexte d'apparence déficitaire, la dysharmonie cognitive apparaît à partir des écarts observés entre les performances recueillies au niveau élémentaire et celles qui concernent le niveau des processus cognitifs complexes. Plus précisément, l'écart observé entre les performances cognitives recueillies à partir des épreuves psychométriques classiques, et les compétences, plus ou moins préservées, mesurées dans le cadre du paradigme de la théorie des opérateurs constructifs. Autrement dit, la définition des termes dysharmonie cognitive ne repose plus sur la distinction entre processus intellectuels et processus de raisonnement, mais se nourrit d'une nouvelle distinction entre processus cognitifs élémentaires et processus cognitifs complexes.

En fait, par son utilisation courante et compte tenu de son caractère polysémique, le terme "cognitif" est souvent à l'origine d'une confusion entre ces différents niveaux, voire d'un amalgame préjudiciable. Nous constatons ici que leur distinction est riche d'informations et susceptible d'augmenter la connaissance des organisations psychopathologiques qui nous intéresse, pour ouvrir de nouvelles voies diagnostiques et thérapeutiques, et améliorer la prise en charge de ces pathologies.

Les sciences cognitives englobent les sciences du traitement de l'information, les neurosciences cognitives, l'étude de l'intelligence, la psychologie du développement, …, et il est parfois bien difficile de se repérer à l'intérieur d'un champ aussi vaste. Avec Georgieff275 N. (1997) nous pouvons distinguer trois niveaux d'utilisation du terme cognitif :

En intégrant l'étude de l'attention mentale dans une théorie structuraliste du développement, Pascual-Leone J276. (1983) propose, à l'origine, un modèle qui vise à lier dynamiquement le premier et le deuxième niveau. Au fil de son élaboration théorique, en précisant d'une part la dimension développementale des opérateurs (par la mise en évidence que leurs capacités augmentent avec la maturation de l'organisme) et en les formalisant, d'autre part, comme des opérateurs centraux, c'est à dire exerçant leur action sur l'ensemble de l'activité mentale, on peut se demander si leur étude ne s'inscrit pas finalement dans le cadre du troisième niveau consacré à la description des opérations mentales élémentaires sous-jacentes au développement de l'activité mentale dans son ensemble.

Comme nous l'avons déjà évoqué, cette entreprise n'implique pas pour autant une lecture linéaire des relations entre le niveau élémentaire et le niveau des processus complexes277 telle que, dans une perspective défectologique, une altération du premier niveau devrait systématiquement être interprétée comme un déficit primaire de l'équipement neurobiologique de l'enfant. Il s'agit de deux niveaux différents de description d'un même objet (le fonctionnement cognitif de l'enfant) entre lesquels il existe nécessairement une dépendance fonctionnelle réciproque. L'un décrivant des processus "toilettés" (plus pures ?), dégagés des aspects liés à l'histoire des relations entre le sujet et son environnement, l'autre invoquant les aspects intentionnels et les processus de pensée pris dans l'histoire interactionnelle entre sujet et objets.

En psychopathologie, nous rencontrons des formes de pathologie développementales où le poids des altérations initiales, au niveau élémentaire, généralement liées à des facteurs organiques, pèse lourd dans la mise en jeu et le développement des processus cognitifs complexes dans le champ interactionnel. Nous rencontrons également des formes pour lesquelles il faut concevoir des transformations du fonctionnement cognitif élémentaire sous l'effet des contraintes venant principalement des dysfonctionnements cognitifs supérieurs, en lien avec des déterminants observés dans le champ environnemental. Il s'agit aujourd'hui d'accepter "la notion d'un pluri-déterminisme, biologique et psychologique, de l'activité psychique, dépassant la contradiction psychogénèse – organogenèse 278". Compte tenu des caractéristiques dysharmoniques des profils observés dans le cadre de cette recherche (au sens où nous l'avons redéfini dans ce travail), tant du côté des dysharmonies psychotiques que du côté des dysharmonies évolutives, le poids des facteurs environnementaux apparaît au premier rang.

Ainsi, pour prolonger l'étude des processus de pensée mis en jeu dans un contexte psychopathologique, il s'agit maintenant de s'engager dans l'exploration des contenants et des contenus cognitifs de la pensée en déplaçant notre intérêt vers les aspects psychodynamiques (fantasmes, relation d'objet, narcissisme), impliqués dans la mise en œuvre de ces processus. Il est maintenant nécessaire de se dégager de la seule lecture cognitive des difficultés présentées par les enfants pour élargir notre champ de réflexion aux aspects cliniques et psychopathologiques qui interviennent dans la mise en œuvre des processus cognitifs complexes. Il n'est pas question de substituer ici, à une approche cognitive et descriptive du fonctionnement mental, une lecture purement clinique et psychopathologique des troubles du développement en renvoyant l'analyse des difficultés à la seule considération des enjeux subjectifs. On peut penser en effet que l'approche cognitive et l'approche psychodynamique sont deux lectures complémentaires, car elles portent sur des niveaux différents d'analyse, liés eux-mêmes à des pratiques distinctes, mais elles s'intéressent au même objet : le psychisme et son actualisation à travers la mise en jeu des processus de pensée.

Pour appréhender les liens de continuité entre processus cognitif et processus psychopathologique, notre démarche consistera maintenant à distinguer trois niveaux : le niveau des productions cognitives élémentaires explorées à partir de l'approche objectivante expérimentale ; le niveau des processus cognitifs complexes décrits à partir des outils d'évaluation développés dans la lignée des travaux de Binet A. (1911) et de la psychologie du développement ; le niveau des processus psychodynamiques, de l'affect ou du sens, de l'intersubjectivité, tel que la clinique psychanalytique nous permet de l'appréhender. Plutôt que de considérer le domaine de la psychopathologie clinique et celui des explorations cognitives comme des fonctions psychiques différentes, il apparaît maintenant plus pertinent de penser que le même objet (le processus de pensée) peut être soumis à des approches différentes mais complémentaires parce que ces différents niveaux s'influencent réciproquement et que chaque niveau, dans une perspective circulaire, peut-être modifié par l'autre. Nous rejoignons ici les propos de Georgieff N. (1997) lorsqu'il évoque les relations de convergence, mais aussi les spécificités, entre les approches cognitives et cliniques :

‘"Si on doit insister sur l'écart irréductible entre les deux niveaux, on doit aussi reconnaître qu'existent nécessairement entre eux une dépendance fonctionnelle. Cette dépendance est plus probablement réciproque, car on ne peut en rester à un schéma linéaire supposant une causalité biologique, s'exprimant au niveau cognitif et retentissant enfin au niveau clinique, causalité linéaire qui évacue la causalité psychique et réduit le point de vue psychopathologique. On doit concevoir aussi des transformations du fonctionnement cognitif élémentaire contraintes par des déterminants observés au niveau clinique, au niveau du sens279." ’

Une approche clinique des processus intellectuels doit porter sur les interactions dynamiques entre ces différents niveaux. Il s'agit de suivre le déploiement du processus cognitif le long d'une ligne allant des mécanismes les plus élémentaires aux compositions les plus complexes de la pensée, et d'engager la réflexion sur la structure des procédures cognitives, plutôt que sur la structure des états cognitifs à partir de la seule analyse des scores.

Au terme de cette troisième partie, et au risque de paraphraser Golse280 B. (2005), nous constatons que rien ne semble plus mal convenir que le concept de structure dans le champ de la psychopathologie de l'enfant, dont l'ontogenèse est en cours, et dont l'appareil psychique et le système de relation sont en voie de structuration. Plutôt que de parler d'une structure fixe ou figée, la question n'est plus de repérer des organisations structurales statiques susceptibles de se maintenir au travers du développement jusqu'à l'âge adulte. La question porte maintenant sur la manière dont se structure progressivement, au fil du développement, le processus cognitif en fonction de la particularité des déséquilibres entre les axes narcissiques et objectaux, engagés dans les processus psychopathologiques.

En d'autres termes : penser les processus de pensée pour ouvrir la voie vers de nouvelles approches du retard mental et de ses modalités de prises en charge.

Notes
271.

Pascual-Leone J.(2000), "Reflexions on working memory: Are the two models complementary?" Journal of Experimental Child Psychology, vol. LXXVII.

272.

Georgieff N. (1997), "Approches cognitives et cliniques du développement : convergences et spécificités", Neuropsychiatrie de l'Enfance et de l'Adolescence, 45, 11-12, p. 679-688.

273.

Nous renvoyons le lecteur au paragraphe concernant l'approche critique de cette classification : p. 129.

274.

Nous rappelons ici que nous avons considéré que le terme "raisonnement" utilisé par Piaget J., n'était certainement pas très éloigné de ce qu'il pouvait définir comme l'intelligence. En tout cas, l'emploi du terme "compétences" est certainement très proche ici de ce que l'on qualifie généralement comme "performances".

275.

Op. cit. p. 682

276.

Nous renvoyons le lecteur à l'excellent article de synthèse déjà cité, proposé par Ribeaupierre A. de (1983), "Un modèle néopiagétien du développement : la théorie des opérateurs constructifs de Pascual-Leone", Cahiers de psychologie cognitive, 3, p. 327-356.

277.

Impliquant ce que Vygotski L. V. (1930-1997) appelait les "fonctions psychiques supérieures".

278.

Georgieff N. (1997), "Approches cognitives et cliniques du développement : convergences et spécificités", Neuropsychiatrie de l'Enfance et de l'Adolescence, 45, 11-12, p. 687.

279.

Georgieff N. (1997), "Approches cognitives et cliniques du développement : convergences et spécificités", Neuropsychiatrie de l'Enfance et de l'Adolescence, 45, 11-12, p. 686.

280.

Golse B. (2005), "Structure des états ou structure des processus ? Les invites du bébé à un néostructuralisme", Psychiatrie de l'enfant, XLVIII, 2, p. 373-389.