Quatrième partie : Penser les processus de pensée

‘"L'esprit colle à chaque chose prise sous le regard. Aucun espace n'a réussi à écarter, même infiniment, l'esprit de l'œil. Aucune place n'est faite là. L'intelligence a renoncé. A l'intelligence, il faut un espace pour se poser. Il faut des mains, de l'air pour la craie et l'encre. L'abrutie n'a rien281."
Jeanne Benameur’

La cognition a généralement été considérée comme suffisamment autonome pour être étudiée indépendamment du fonctionnement psychique qui inclut les productions fantasmatiques, l'affectivité, la personnalité de l'enfant. Le rôle joué par la métaphore de l'ordinateur - les sciences du traitement de l'information - dans les débuts de la psychologie cognitive, mais aussi le dualisme cartésien qui imprègne profondément notre culture, ont certainement contribué à entretenir cette séparation. Aujourd'hui, de nombreuses recherches remettent en question ce clivage et tentent d'intégrer le chaud et le froid dans l'étude du fonctionnement cognitif de l'enfant. Le psychisme est un appareil complexe à étudier sous deux angles complémentaires : sa fonction adaptative mobilisée dans ses relations avec les objets externes (le côté froid), et son équilibration interne (le côté chaud). Il fallait peut-être le mûrissement de l'histoire de la psychologie pour y parvenir.

Aujourd'hui, si processus cognitifs et processus affectifs sont intimement liés, les approches cliniques de l'évaluation intellectuelle comportent en elles-mêmes un nouveau risque d'erreur : celui de considérer que, si le cognitif est dans la personnalité, celle-ci serait plus vaste que le cognitif qui n'en serait qu'une partie. Ce serait substituer ici à un dualisme historique un néodualisme qui maintiendrait d'une façon assez sournoise une connotation hiérarchique entre les différents types de processus.

Cette quatrième partie sera consacrée à l'étude de la manière dont les aspects psychopathologiques exercent leurs contraintes sur les processus cognitifs complexes et élémentaires, en même temps que ces processus ne se distinguent pas de ceux qui participent à l'édification de la personnalité.

Il s'agira donc de se dégager radicalement d'une approche modulaire telle qu'elle est actuellement illustrée à travers les travaux contemporains de la neuropsychologie cognitive et de ses modèles hiérarchiques empruntés aux sciences du traitement de l'information282. Le problème qu'il conviendra de poser ici concernera les relations entre la pensée cognitive et la vie psychique de l'enfant, notamment le fantasme au sens psychanalytique du terme. Comment comprendre les relations réciproques entre ces deux aspects du fonctionnement mental au cours du développement de l'enfant, plus précisément au cours des processus engagés dans la psychogénèse ?

Dans un article consacré à l'émergence de la vie psychique, Ciccone A. (1997) fixe un certain nombre de préconditions pour que "l'activité de pensée en tant que mouvement principal du monde psychique 283 " se développe. L'auteur évoque les bases neurophysiologiques intègres, un environnement qui englobe l'enfant dans un univers pensant car doté d'une vie mentale, et enfin que les objets vivants qui composent cet environnement investissent l'enfant et lui prêtent une capacité pour penser. C'est dans le prolongement de ces trois conditions préalables, de leur intrication psychosomatique dans le domaine de la psychopathologie développementale, qu'il conviendra de comprendre les troubles observés dans les dysharmonies évolutives et dans les dysharmonies psychotiques.

La question porte maintenant sur la manière dont se vectorise progressivement, au fil du développement, le processus cognitif aux niveaux élémentaire et complexe, en lien avec les particularités des déséquilibres entre les axes narcissiques et objectaux engagés dans les processus psychopathologiques. Pour construire cette analyse, il est indispensable de s'appuyer sur des observations cliniques qui permettront d'illustrer, dans un cadre singulier, des caractéristiques plus générales appartenant aux entités nosographiques considérées.

En ce qui concerne l'axe narcissique et identitaire tout d'abord, cette démarche sera introduite par la présentation d'un enfant, Julien, rencontré dans le cadre de la consultation au Centre Médico Psychologique (CMP). Nous approfondirons ensuite l'analyse des processus mis en jeu dans le cadre des dysharmonies évolutives à partir d'une observation clinique concernant un autre enfant, Nicolas, appartenant à ce groupe et pris en charge dans le cadre de graffiti.

L'axe objectal, répondant aux dysharmonies psychotiques, sera plus particulièrement étudié à partir de la présentation clinique de Simon, qui participe également à l'évaluation cognitive mise en œuvre dans cette recherche.

Ainsi, il sera possible d'effectuer une analyse qualitative et comparative des caractéristiques cognitives propres à chacun des groupes cliniques avant de dégager les données essentielles qui permettront de "penser les processus de pensée" mis en jeu dans ces contextes psychopathologiques.

Le dernier chapitre qui concernera cette quatrième partie permettra d'illustrer les modalités thérapeutiques essentielles qui organisent le soin à Graffiti et qui découlent naturellement des réflexions qui ont jalonnées ce travail depuis son commencement. A partir de l'espace intermédiaire défini par l'intégration scolaire - entre pédagogie, éducation et soin - comment orienter les actions engagées auprès des enfants qui nous sont confiés ? C'est à partir d'un diaporama, plus que d'une description qui ne pourrait être exhaustive, que sera dévoilée la tonalité singulière des modalités d'accompagnement et de prise en charge des enfants.

Notes
281.

Benameur J. (2000), Les demeurées, Paris, Denoël, p. 13.

282.

Bien qu'il soit évidemment abusif de réduire les orientations actuelles de la neuropsychologie cognitive aux seules approches de types abstractionnistes qui correspondent effectivement à cette forme de modélisation. Les travaux conduits dans le cadre des approches connexionnistes par exemple, remettent plus généralement en question une conception strictement hiérarchique pour rendre compte des processus qui organisent les grandes fonctions neuropsychologiques du sujet, notamment avec les théories de l'émergence.

283.

Ciccone A. (1997), "L'éclosion de la vie psychique", in Naissance et développement de la vie psychique, collection Mille et un bébé, Eres, Ramonville Saint-Agne, 2001, p. 12.