4.1.2.2.2. Au niveau des processus complexes.

Les processus complexes sont recueillis à partir des performances réalisées par Nicolas à partir du WISC III et des subtests complémentaires du K-ABC :

Tableau 7 : Performances de Nicolas et moyennes des performances de son groupe clinique de référence pour le WISC III et les subtests complémentaires du K-ABC.
  WISC III K-ABC
  QIV QIP QIT Ci Inf Cod Sim Ai Ari Cub Voc Ao Comp rdf Mem_spat mem_chif suite_mots
Nicolas 54 102 75 12 5 6 2 13 1 10 2 11 3 12 10 10 10
Dys. Evolutives. 68 84 73 9,4 4,3 5,7 5,4 7,7 3,2 8 5 8 5,3 11 7,8 6,8 5,7

La dysharmonie cognitive est le premier fait remarquable concernant l'analyse des performances de cet enfant. Cet effondrement aux épreuves verbales qui contraste avec un indice de performance plus élevé est une caractéristique du groupe clinique auquel il appartient. Ce constat rejoint d'ailleurs les observations conduites dans le cadre de l'étude clinique précédente (Julien) qui se situe sur la même lignée psychopathologique que Nicolas.

D'autres cliniciens avaient déjà fait part d'un constat similaire à propos des particularités cognitives observées avec cette population. Beverina M. et col (1997), dans une étude récapitulant les résultats obtenus au WISC-R auprès d'une cohorte de 30 enfants ayant séjourné dans son unité psychopédagogique de jour, "constate en effet un écart constant et significatif entre l'efficience aux épreuves verbales et l'efficience aux épreuves non verbales ; les premières étant globalement inférieures aux moyennes normales et très dispersées, les secondes permettant de situer cette population dans la moyenne normale pour leur âge, à l'exception du code 293". Il s'agit ici d'enfants en échec scolaire grave bien qu'intelligents, ne relevant ni du domaine de l'insuffisance intellectuelle ni de celui des états psychotiques. Selon les indications de Gibello294 B. (1989), les troubles de ces enfants évoquent une mosaïque polymorphe de difficultés instrumentales, de perturbations de l'organisation de la pensée et du raisonnement, et de troubles identitaires et narcissiques avec mise en péril des processus de socialisation.

L'analyse de l'efficience intellectuelle de Nicolas est effectivement très proche des observations précédentes et des constats effectués à propos de Julien, y compris les faibles performances à code (6) alors que les autres subtests non verbaux sont correctement réussis. Notons d'ailleurs que cette particularité est également vérifiée lorsque l'on s'intéresse aux moyennes des performances produites par le groupe clinique de référence où les résultats à code sont effectivement les plus faibles des épreuves non verbales. Ce trait clinique spécifique se rapporte ici aux difficultés particulières de ces enfants pour intégrer des liens associatifs de type stimulus réponse, un processus qui se situe à la base de tout apprentissage. Cette population clinique se montre en effet particulièrement lente dans cette épreuve basée sur la rapidité d'exécution, autrement dit "la vitesse de traitement". Concernant Nicolas, cette forme de résistance, que nous avions déjà relevée à partir de l'apprentissage du CSVI, vient souligner une difficulté plus générale d'appropriation des contenus d'apprentissage que l'on ne peut s'empêcher de mettre en parallèle avec les conduites d'évitement relationnel et les craintes vis à vis de l'intrusion qui sous-tendent ce comportement.

Au niveau verbal, les résultats vont dans le sens des troubles observés dans le cadre de son expression orale, c'est à dire la pauvreté du stock lexical (vocabulaire : 2). Notons ici que lorsque la pensée ne reste pas figée par le signifiant, [qu'est ce qu'une vache ? : "c'est une vache" ; qu'est-ce qu'un camion ? : "c'est un gros camion"] il ne peut donner une définition à un mot qu'en fonction de l'aspect de la chose [ par exemple : "un bouchon est un rond", "une horloge est un rond avec des aiguilles et il y a des chiffres autour"]. Ou encore, quand il ne sait pas, il se raccroche à des mécanismes qui évoquent une pensée mécanique ou automatique, il peut répondre à partir de données chiffrées par exemple ["40000" pour expliquer "absorber"].

L'épreuve de Similitude (2) est particulièrement échouée. C'est aussi le constat que nous évoquions à propos de Julien (Similitude : 3). Ici également, c'est particulièrement la forme de l'objet, son aspect, qui fait office d'identité et qui donne un axe à la catégorisation. Comme nous l'évoquions dans la troisième partie de cette recherche295, Nicolas propose des réponses de niveau concret : ainsi, lorsque deux objets diffèrent par leur aspect, il ne parvient pas à leur trouver une ressemblance conceptuelle [le lait et l'eau ? "Ce sont des bouteilles différentes" ; un piano et une guitare ? "Ils ne sont pas tous les deux carrés" ; une bougie et une lampe ? "C'est pas la même forme" ; etc.]. Tout se passe comme si la pensée avait recours à la description pour éviter la conceptualisation. L'évidence perceptive des différences entre les objets bloque le processus d'abstraction.

Abstraire, selon l'étymologie c'est "tirer hors de", ici il faut tirer hors des objets leurs caractéristiques perceptives. En somme pour Nicolas, c'est la peau, l'enveloppe, qui fait identité (le contenant), c'est la forme (qui apparaît comme un équivalent de la peau) qui fait l'objet et qui le nomme. Cette attitude de pensée mise en oeuvre dans le cadre de ce subtest évoque "l'équation symbolique" décrite par Segal296 H. (1970) : si le représentant et le représenté ne se distinguent plus, il n'y a plus de pensée symbolique et donc de possibilité d'abstraire.

Au subtest compréhension (3) les enjeux de la situation semblent identifiés, mais les aspects surmoïques sont faiblement perçus d'où des réponses qui apparaissent peu adaptées sur un plan social [à la question : "que dois-tu faire si tu trouves un portefeuille dans un grand magasin ?", la réponse consiste à chercher son propriétaire et sinon à le garder pour soi ; "pourquoi faut-il attacher sa ceinture en voiture ? "Si on la met pas c'est parce qu'on est pressé, on se dépêche" ; etc.]. Si le sens général de la situation est perçu par l'enfant, l'adaptation pratique est mise en défaut par la fragilité de l'intégration des normes sociales et des valeurs du groupe.

C'est donc l'abstraction, la conceptualisation, la manipulation des représentations verbales et l'intégration des normes sociales qui posent problème, alors que les registres sensoriel, perceptif, et le raisonnement spatial sont nettement mieux préservés comme en témoignent les performances aux subtests non verbaux (où il se montre intéressé et motivé). Il comprend facilement les consignes, notamment celles qui sont en lien direct avec l'expérience.

A cube (10) qui est composé d'une série de modèles géométriques imprimés que l'enfant doit reproduire avec des cubes bicolores, il a tendance à considérer que "c'est facile" et il perçoit immédiatement l'enjeu de la tâche. Mais bizarrement, il colle au modèle qui est proposé au point de vouloir reproduire à l'identique non seulement la face supérieure du modèle, mais également les faces qui constituent les côtés des cubes. En effet, lors des deux premiers items c'est l'examinateur qui dispose les cubes servant de modèle, dans un mouvement d'identification adhésive il reproduit aussi bien les faces du dessus que celles qui apparaissent sur les côtés et déclare que "ce doit être exactement pareil !". Cette nécessité de reproduction à l'identique, dans un espace tridimensionnel, vient révéler l'absence de flexibilité de la pensée en même temps que la dépendance aux caractéristiques concrètes de l'objet. En arrière plan de cette situation nous décelons la problématique du passage d'une logique de l'identité à une logique du semblable.

Complément d'images (12), où il s'agit d'identifier la partie manquante d'une image, est correctement réussi. Cette épreuve est même trop investie au point que Nicolas, dans un souci de contrôle accru de son environnement, s'engage dans la recherche systématique d'un petit détail [par exemple, pour l'escabeau auquel il manque une marche, il restera absolument déterminé sur l'idée qu'il doit "manquer une vis quelque part !"]. Cette épreuve, qui sollicite la pulsion scopique et qui met en jeu les capacités perceptives visuelles fines, fut également très bien réussie par Julien, parce que ce subtest vient renforcer l'intérêt pour les contours de l'objet, sa structure, en même temps qu'il fait porter l'attention sur les détails qui le composent. Les bons résultats dans ce subtest (non verbal et mettant en jeu la seule aptitude fondamentale de perception) viennent souligner le fait que ce sont les représentations de choses et non de mots qui dominent le champ de la pensée. Ils mettent ainsi en perspective la prévalence de la représentation pictographique qui domine la représentation de mots, d'où la difficulté à élaborer les concepts verbaux.

Cette remarque rejoint une autre observation portant sur la manière dont Nicolas s'affranchit de la passation du subtest Arrangements d'images (13). Rappelons que cette épreuve consiste à réorganiser des images dans un ordre logique. Il s'agit d'appréhender une situation concrète dans son ensemble, de saisir la signification de l'histoire, de l'ordonner logiquement et temporellement. Les performances de Nicolas sont excellentes dans ce domaine, mais il est remarquable d'observer qu'il semble moins s'étayer sur le récit intérieur de la situation mise en scène par les images que sur leur enchaînement temporel reconstitué à partir de l'analyse perceptive des caractéristiques propres à chacune d'elles. Autrement dit, c'est la reconstruction de la trame temporelle, image après image, plus que la logique narrative qui organise l'action. Il ne semble pas se raconter l'histoire, du moins pas à haute voix, il est donc assez lent mais il commettra peu d'erreurs, d'où ses bons résultats.

Enfin, Assemblage d'objets (13) est également bien réussi. Ce subtest est constitué de puzzles réalisés sans modèle, dans un temps chronométré. Il met en jeu l'aptitude à s'engager dans un travail dont le but est inconnu et sollicite la créativité. Il n'implique pas la mise en œuvre de véritables récits mais il renvoie à des représentations précises qu'un seul mot peut désigner. Par ailleurs, il sollicite particulièrement le schéma corporel puisque pour retrouver et reconstruire la figure à partir des morceaux, un étayage sur une représentation unifiée du corps propre est nécessaire. Nicolas est plutôt à l'aise et en réussite dans cette situation qui réactive généralement les angoisses de morcellement.

D'une manière générale, les commentaires au cours du test sont teintés d'éléments macabres ("périmé" veut dire "perdre", "parce qu'on se tue comme ça"). C'est surtout à l'épreuve de Reconnaissance de forme (12) du K-ABC que cet aspect ressort le plus. Il s'agit de présenter à l'enfant 25 dessins représentant différents objets qu'il doit reconnaître et nommer, malgré les altérations de l'image : seules quelques lignes du tracé sont figurées, ce qui donne à l'image l'aspect d'une silhouette éclatée, parcellaire. Cette épreuve mesure particulièrement le traitement perceptif ainsi que l'adaptation au réel de l'enfant. Elle n'est pas non plus dépourvue d'un potentiel projectif indéniable et donne lieu sur certains dessins à des irruptions fantasmatiques. Ainsi, Nicolas traite correctement le percept, ce qui lui permet d'être crédité d'un score tout à fait honorable, mais certains dessins infléchissent le percept dans le sens de l'affect et ouvre une brèche projective laissant apparaître des thèmes en lien avec l'agressivité et des angoisses de mort : Un dinosaure est perçu comme "une dent tranchante" ; une gymnaste comme "un piquant" ; un cinq comme "une tête de mort" ; un violoniste comme "un ours mort"; etc. Ce que nous observons à travers ces réponses sont des projections, produits directs des fantasmes inconscients qui trouvent ici une voie de passage lorsque la perception cède et n'assure plus sa fonction défensive vis à vis de la difficulté à établir l'identité de l'objet représenté sur le dessin. Nous retenons l'aspect dominant de l'agressivité et la thématique de la mort.

Conclusion

Pour conclure à propos de l'évaluation des processus cognitifs complexes, nous constatons qu'au delà des compétences où des aptitudes requises pour chaque subtest du WISC et du K-ABC, nous pouvons appréhender une modalité plus générale des troubles de l'organisation de la pensée chez cet enfant. Cette modalité traverse aussi bien les épreuves verbales que les épreuves non verbales et concerne la priorité donnée au traitement perceptif à côté de l'effondrement des performances qui sollicitent la pensée verbale.

Ce constat s'inscrit dans le prolongement des observations menées dans le contexte des pathologies narcissiques identitaires que nous avons particulièrement illustrées à partir de la vignette clinique présentée dans le chapitre précédent (Julien). Cette prévalence de la dimension pictographique, des représentations de choses, qui dominent sur les représentations de mots, c'est à dire sur le registre secondaire, mais aussi la primauté du contenant sur le contenu, met en évidence une problématique plus générale qui concerne l'incertitude quant à l'intériorisation des limites par l'enfant. Précisons qu'il s'agit ici de la limite dont le prototype est, en tout organisme vivant, l'enveloppe qui sépare un dedans et un dehors à partir d'un travail de différenciation qui permet de distinguer ce qui est à l'intérieur et ce qui est à l'extérieur, soi et autrui, sujet et objet. La fragilité des limites vient mettre en péril l'équilibre entre un monde extérieur peuplé des objets de perception et un monde intérieur peuplé de leurs répondants sous forme de représentations, notamment les représentations de mots.

S'agissant des dysharmonies évolutives nous pouvons poser le constat que l'incertitude des limites modifie particulièrement le jeu des pulsions dans le sens où l'investissement perceptif joue comme un mode de défense qui vise à limiter l'investissement du champ de la représentation et du fantasme. Si l'accès à l'identité de la situation n'est pas mis en péril par ce mécanisme, le gel de la pensée qui en découle fait obstacle au développement de l'abstraction et de la conceptualisation. De quelle manière ce processus peut-il être identifié à partir de l'analyse des troubles de la personnalité présentés par Nicolas ?

Notes
293.

Beverina M., Basquin M., Verdier-Gibello M.l., Kormann R., Douy A. (1997), "Echec précoce de l'adaptation scolaire et anomalies du développement cognitif et identitaire", Neuropsychiatrie de l'enfance et de l'adolescence, 7-8, Expansion Scientifique Publication.

294.

Gibello B. (1989), L'enfant à l'intelligence troublée, Paris, Païdos, p.239.

295.

Voir p. 169

296.

Segal H. (1970), "Note sur la formation du symbole", Revue française de psychanalyse, 34, 4, p. 685-696.