A côté des observations conduites au niveau de la répartition des compétences cognitives, il est donc maintenant nécessaire de repérer si l'ensemble de la sémiologie constituant le tableau clinique présenté par l'enfant évoque une dimension impliquant, à un niveau plus général, la constitution des enveloppes psychiques et l'intégration de la fonction contenante. En effet, que ce soient les troubles de la continence, les bizarreries alimentaires, l'évitement relationnel, voire même le particularisme des productions langagières ; chacun de ces signes nous semble mettre en scène aussi bien la crainte d'être envahi par quelqu'un ou quelque chose - et l'angoisse d'intrusion qui est sous-jacente à cette crainte - que les difficultés à intégrer, à intérioriser et à contenir.
Concernant les angoisses d'intrusion, Draws D. (2001) qui s'est surtout intéressé aux problèmes des bébés trop nourris, a rassemblé quelques recherches portant sur les troubles alimentaires et nous fait observer que "les travaux sur les troubles du comportement alimentaire des jeunes enfants décrivent souvent l'intrusion des objets et son contraire, leur indisponibilité 297". L'auteur rejoint ici le point vu, couramment admis aujourd'hui, selon lequel tout se passe comme si l'aliment, chez l'enfant, devient le support d'une expérience affective oubliée dont l'enjeu premier est la constitution de l'intériorité.
Nous pouvons, à partir de là, proposer une petite vignette clinique qui semble particulièrement illustrer ce propos :
Un jour que Nicolas participe au repas thérapeutique à Graffiti, comme à l'accoutumée, il ne mange pas. Le soignant présent à ses côtés a l'idée de l'interroger sur "ce que ça lui fait dans son corps quand il est à table". Il utilise alors ses deux mains comme deux personnes qui s'attaquent mutuellement, il accompagne cela de bruits d'explosion, de bagarre et de gestes mimant une sorte d'éruption. L'adulte va ensuite lui chercher une feuille et des feutres de couleur pour qu'il puisse "dessiner ce qu'il aime ou ce qu'il voudrait manger"? Il répond qu'il préfère maintenant dessiner "ce qui est beau".
Il commence par dessiner les pics qui constituent le fond du paysage, puis de l'un d'eux il fait couler une tâche rouge. Il explique que "c'est un volcan avec la lave", quant au reste ce sont des montagnes. Le soignant propose une interprétation sous la forme : "Tu vas me trouver bizarre mais moi, j'ai l'impression que c'est des dents". Sans la moindre hésitation et de manière très spontanée, Nicolas lui répond : "oui, des dents pointues". Il dessine ensuite le château fort avec ses quatre tours et il évoque des chevaliers qui se battent à l'intérieur "pour se défendre". Les deux tours de droite sont reliées entre elles (la mère et la sœur ?). La plus grande tour est seule (le père ?), ainsi que la petite tour (lui-même ?) suspendue au dessus de l'eau et qui n'est soutenue, portée, que par un côté. Puis il dessine un chemin, l'adulte lui fait remarquer qu'il n'y a pas de porte pour entrer dans le château, il répond qu'il y a un pont-levis, puis il dessine l'eau, l'herbe, et enfin le pont-levis. Ensuite, il ne mangera qu'un biscuit au cours du repas, et après ce repas il jouera avec un autre enfant à simuler le combat des chevaliers. Notons pour terminer qu'au cours d'un entretien, le papa de Nicolas avait évoqué les nombreux terrains de batailles qui envahissent répétitivement l'appartement. Des combats de chevaliers se déroulent de façon incessante, au cours desquels nombre d'entre eux perdent la vie pour renaître et réengager le combat : une histoire sans fin (sans faim).
Nous retrouvons ici le thème du château utilisé par Julien, bien que dans le dessin de Nicolas ne soit pas mise en scène la déformation de "l'enveloppe-château fort" qui s'anime et, de contenant protecteur se transforme en contenu agressif. Par contre, concernant le volcan, il faut classiquement l'associer aux motions pulsionnelles, dont l'origine corporelle se prolonge dans un mouvement explosif, éparpillé et diffus lorsqu'elles constituent l'essence psychique originelle.
L'aspect volcanique de la pulsion est souvent évoqué dans les écrits de Freud S., puisqu'il utilise à plusieurs reprises l'expression "éruption pulsionnelle". A propos de Freud S., Ciccone A. et Lhopital M. (1991) nous rappellent "qu'il compare les pulsions à des vagues isolées, séparées dans le temps et ayant entre elles le même rapport que des éruptions successives de lave", ce qui rappelle la manière dont eux mêmes décrivent l'état du psychisme à son origine sous forme "de gaz explosif ou de liquide débordant 298 ". On peut se demander si le dessin de Nicolas n'est pas, dans cette séquence thérapeutique, le moyen d'exprimer les mouvements pulsionnels qui l'animent lorsqu'il est à table et la dangerosité que ces mouvements représentent pour lui. Des "dents – montagnes" s'écoule une hémorragie de "lave – sang" que le moi fragile de l'enfant tente de contenir par l'édification du château fort qui est initialement obturé par l'absence d'ouverture sur l'extérieur (une fois dessinée, notons que cette porte restera fermée). Contenus à l'intérieur du château, donc invisibles sur le dessin, les combats entre chevaliers (pour se protéger) figurent l'intense activité pulsionnelle inconsciente qui organise le fantasme. Les propos du père, d'ailleurs, se plaignant des combats de chevaliers envahissant l'espace de l'appartement, nous informent sur la répétitivité d'une scène où le fantasme n'en finit pas de se rejouer.
Concernant la lave, Revedi H. (1995) nous dit que "les fluides du corps possèdent une importance considérable dans toutes les sociétés humaines, primitives ou non : le sang, le sperme et le lait 299 ". Nous savons également que le constat qu'une femme qui allaite n'a pas ses règles, était jusqu'au XVIème siècle, la preuve de la représentation d'un système humoral où le lait n'était en fait que du sang blanchi. Ces équivalences sperme - sang - lait – nourriture nous semblent importantes à prendre en considération dans le cadre de la problématique de Nicolas et, notamment la confusion qui règne autour de lui à propos des abus sexuels non confirmés. Anzieu D. (1985) en évoquant la fonction d'émission du corps évoque également les sueurs, les phérormones, etc. Il rapproche cette fonction d'émission à la fonction de contenance, plus particulièrement la fonction de conteneur du Moi-peau. Il envisage qu'en cas de carence de la fonction conteneur : "l'enveloppe existe, mais sa continuité est interrompue par des trous. C'est un Moi-peau passoire ; les pensées, les souvenirs, sont difficilement conservés ; ils fuient. L'angoisse est considérable d'avoir un intérieur qui se vide, tout particulièrement de l'agressivité nécessaire à toute affirmation de soi300".
Pour revenir plus directement aux troubles du comportement alimentaire de Nicolas, n'oublions pas que la mère a elle-même présenté des difficultés de type anorexie – boulimie et, par ailleurs, nous savons qu'elle ne s'est pas particulièrement rendue disponible pour les soins apportés à son enfant (elle considérait en effet l'éducation des enfants comme un "travail qui s'arrête à 19 heures et les week-ends !"). Ce qui invoque évidemment la qualité de l'accordage affectif dans les interactions entre la mère et le bébé. Comment a-t-elle pu s'identifier à son bébé ou comment a-t-elle pu développer sa capacité de rêverie pour transformer les projections toxiques de son enfant ? L'expertise de madame, réalisée dans le cadre de la procédure judiciaire, évoque (sic) "que les relations précoces sont vécues comme menaçantes avec sa propre mère" … "la relation est en miroir, à la fois mal différenciées, très prégnantes et infiltrées d'éléments mortifères". Il semblerait qu'elle ait souvent confié au père le soin de donner le biberon parce qu'elle était gênée par cette situation qui donnait lieu à beaucoup trop de "voracité"(voir les dents pointues évoquées au cours du dessin et dans le Reconnaissance de formes). Cette évocation de la voracité dont on ne sait pas véritablement s'il s'agit de celle de la mère ou de l'enfant, évoque évidemment les jeux complexes de l'identification projective entre le bébé et sa mère, nécessaire à la constitution des premières enveloppes psychiques, par l'intégration progressive d'une fonction contenante au sens défini par Bion301 W. (1962).
Une interprétation erronée concernant les besoins de l'enfant de la part de la mère, en rapport avec sa propre vie fantasmatique302 et des rapports qu'elle entretient elle-même avec la nourriture, viennent mettre en défaut la fonction de transformation liée à la capacité de rêverie qui, dans cette situation ne parvient plus à assurer sa fonction contenante. Dans le champ de l'intersubjectivité primaire, si les réponses maternelles s'écartent des besoins réels de l'enfant, ce dernier, quand la structuration psychique interne fait défaut, peut être conduit à créer une carapace physique, une double protection (comme l'évoque Julien) contre les éléments venant de lui-même et de sa mère. Une carapace physique qui peut prendre la forme d'un certain hermétisme, caractéristique du mode de relation que Nicolas entretient avec ses objets, et marqué par les défenses contre l'intrusion, les troubles de l'expression orale et un contrôle omnipotent de l'environnement (des caractéristiques que nous retrouvons dans l'évaluation cognitive).
Nous rejoignons ici les observations réalisées par Debray R. (1994) dans le cadre des dysharmonies d'évolution à partir de ce qu'elle nomme la "déception réciproque" lorsque rien de ce que fait le bébé ne parvient à gratifier sa mère, et réciproquement, rien de ce que fait la mère ne parvient à apaiser durablement le bébé. "Lorsque cette situation s'installe, c'est le développement psychosomatique général du bébé qui en pâtit mais les dommages au niveau de l'appareil psychique et de l'appareil cognitif peuvent être considérables, faisant le lit des évolutions dysharmoniques 303".
A ce stade de la réflexion, il est maintenant possible de dégager trois séries de complications psychopathologiques découlant de la "déception réciproque" et qui viennent prolonger les observations réalisées à partir du tableau sémiologique de Nicolas. Nous évoquerons successivement : le défaut du pare-excitation maternel qui perturbe les jeux de passage entre les positions active et passive, illustré ici par l'encoprésie ; le défaut des engagements relationnels marqués par la déception réciproque et la mise en place chez le bébé de mécanismes de rejets toniques, illustrés plus tard par l'évitement relationnel caractéristique des dysharmonies évolutives ; la discontinuité des soins maternels qui traduit l'impossibilité de conserver les traces durables des expériences vécues puisque celles ci sont marquées essentiellement par l'insatisfaction, d'où l'importance donnée aux informations perceptives et les troubles de l'apprentissages qui en découlent.
Les troubles liés à l'encoprésie permettent d'illustrer ce qui ressort de la difficulté d'accès aux libres jeux réciproques des modalités activité/passivité. Avec Nicolas, les éléments apportés par l'anamnèse montrent que l'indisponibilité est particulièrement une caractéristique du côté maternel, alors que l'intrusion apparaît comme une constante de la posture paternelle. Dans cette situation clinique, nous sommes bien loin des "parents harmonieusement combinés", pour reprendre l'expression de Resnik304 S. (1994), qui désigne ainsi la fonction parentale intériorisée par le bébé pour articuler harmonieusement les pôles paternel et maternel. Nous savons à quel point ces deux dimensions, le dur et le mou, participent conjointement à la constitution des premières enveloppes psychiques et à l'intégration de la fonction contenante de l'objet.
Nous reprendrons ici les observations que Willams G. (1998) réalisait à partir de la prise en charge d'une fillette souffrant d'encoprésie et présentant également des troubles du comportement alimentaire :
‘"Lorsqu'elle se vide et perd consistance, j'ai l'impression qu'elle passe, pour se protéger de la douleur psychique, d'une tridimensionnalité dans laquelle elle possède un espace intérieur, à la bi-dimensionnalité. Phénomène fréquent quand la tri-dimensionnalité, ou profondeur, est encore une acquisition récente et précaire. Le patient creux a probablement, à un moment donné, possédé un espace contenant qu'il a perdu ou auquel il a renoncé pour se protéger de la douleur psychique305." ’Meltzer306 D. (1975/2002) a proposé un modèle de la constitution de l'espace psychique de l'enfant à partir duquel il a tenté une description de ce qui constitue, pour lui, les différents espaces à partir desquels se déploie la vie psychique. Il distingue plusieurs niveaux de constitution de l'objet et du soi. Tout d'abord, une phase autistique où l'enfant se vit comme placé au centre d'un monde unidimensionnel consistant en une série d'événements non disponibles pour la mémoire et la pensée. L'évolution se fait vers un monde bi-dimensionnel où l'objet est perçu comme inséparable des qualités sensorielles que l'enfant enregistre à la surface du corps maternel, comme s'il était réduit à une forme pelliculaire bidimensionnelle, tandis que le self vivrait un présent figé, immuable mais très vulnérable, menacé sans cesse de démantèlement. Ensuite, la mise en œuvre des processus de clivage et d'idéalisation permettrait à l'enfant d'accéder à la tri-dimensionnalité, où l'objet et le self acquièrent une épaisseur, un volume, où ils peuvent résister à la pénétration, réduire leur fragilité et concevoir une continuité d'existence par l'intériorisation de l'objet. Enfin, la quadri-dimensonnalité comportera la possibilité d'imaginer son développement, de s'inscrire dans un destin, utiliser le temps et cultiver l'espoir.
Chez Nicolas, les mécanismes de clivage et d'idéalisation, sont omniprésents et entravent l'accès à la quadri-dimensonnalité qui suppose l'intégration des affects dépressifs et un engagement actif pour parvenir à les dépasser. Face à la souffrance psychique liée à la menace dépressive portée par cet engagement, il semblerait que ses moments d'encoprésie apparaissent comme des moments de retour à une bi-dimensionnalité où l'éprouvé de la passivité signe les retrouvailles avec un objet symbiotique et le renoncement à un espace contenant pour se protéger contre la douleur psychique. Ce qui se laisse également percevoir lorsque les soignants évoquent "qu'il glisse parfois entre les mains et semble perdre consistance". Comment peut s'exercer la continence si un contenant suffisant, faisant limite, est trop difficilement intériorisé ? Sur le plan de l'encoprésie, son institutrice utilisera également des expressions qui ne manquent pas d'évoquer le double sens, à la fois corporel et psychique, des éprouvés de cet enfant : "il faut tenir fort à sa place" ou encore "il faut lui opposer une résistance égale à sa résistance psychique sinon ça ne tient pas".
L'encoprésie peut illustrer ici l'échec à exercer une toute puissance sur l'objet lors des expériences précoces et se traduire par les tentatives mises en acte par l'enfant pour s'exercer sur ses propres productions corporelles. Dans les jeux engagés avec la mère et qui permettent de lier les modalités active/passive, c'est l'absence d'expérience de puissance, d'un comportement actif sur un objet malléable qui stimule un comportement omnipotent à l'intérieur duquel les expulsions apparaissent comme l'expression du manque de l'objet idéal, qui devient mauvais objet à expulser. Il semblerait que cet enfant, dont Meltzer307 D. (2001) pourrait dire "que le sentiment d'identité s'est fixé dans la partie infantile de (son) self habitant le claustrum", puisse en revenir aux éprouvés d'une bi-dimensionnalité psychique lorsque la défécation est agie de façon passive, dans l'instant, de la même manière qu'il peut glisser entre les mains et parfois perdre consistance.
Nous allons aborder maintenant la question des engagements relationnels marqués par la "déception réciproque" et la mise en place chez le bébé de mécanismes de rejets toniques, illustrés plus tard par l'évitement relationnel caractéristique des dysharmonies évolutives. Il est en effet fréquent de constater que les enfants appartenant à ce groupe clinique ont généralement montré dans la phase précoce de leur développement des troubles introduisant une modalité psychosomatique et touchant la sphère instinctuelle : les rejets alimentaires pour Julien, les troubles anorexiques pour Nicolas, parfois associés à des troubles du sommeil souvent décrits dans ce contexte nosographique.
Notons que ces observations sont généralement moins présentes dans les données anamnestiques concernant les enfants psychotiques qui sont plutôt décrits comme des bébés passifs, calmes et même parfois idéaux. En effet, dans le cadre de la psychose, lorsqu'il est fait référence à des troubles alimentaires, ces derniers n'apparaissent pas du même ordre car ils décrivent généralement au premier plan une modalité passive qui se distingue de la modalité active/clonique dont il est question ici. Pour comprendre cette modalité, il faut revenir au premier dessin réalisé par Julien, qui mettait en scène un petit dinosaure projetant par la bouche son projectile destiné à crever l'œil du grand dinosaure. Par quel processus passe-t-on de la bouche à l'œil ?
Nous avons déjà évoqué dans ce chapitre la manière dont l'objet prototypique de l'objet interne est le corps maternel qui s'offre à l'enfant et dévoile son pouvoir d'attraction. Le franchissement des différentes phases du développement précoce dépend de la rencontre avec une mère qui, grâce à ses capacités d'attention et le libre jeu de l'indentification projective, permet que se constituent chez le bébé les premières enveloppes psychique et l'intégration d'une fonction contenante. Au cours de ces échanges, le regard du bébé s'ancre dans le regard maternel établissant un lien très particulier entre la bouche et le regard, le mamelon dans la bouche et les yeux dans les yeux. Duparc F. (2001) observe qu'"il y a là un mécanisme très précoce de substitution ou de déplacement symbolique entre le registre du besoin oral, et du mamelon dans la bouche, vers le registre de la communication, de l'emprise et de l'élaboration psychique de la relation, incluant la réceptivité de l'objet (la mère) 308". Winnicott D. W. (1971) avait d'ailleurs déjà attiré notre attention sur ce processus lorsqu'il écrivait : "Peut-être un bébé au sein ne regarde-t-il pas le sein. Il est plus vraisemblable qu'il regarde le visage". Et un peu plus loin dans le texte : "Que voit le bébé lorsqu'il tourne son regard vers le visage de la mère ? Généralement ce qu'il voit c'est lui-même. En d'autres termes, la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu'elle voit 309"
Dans quelle mesure l'indisponibilité maternelle qui est signifiée à partir de l'expression : "l'éducation des enfants c'est comme un travail" ; voire aussi les troubles anorexiques de cette dernière qui illustrent également, mais d'une autre manière, une volonté d'indépendance absolue, le chacun pour soi et le refus de se chercher dans le regard d'autrui, n'expliquent-ils pas en partie la fuite du regard observé chez Nicolas ? Si l'objet n'assume pas cette fonction de contenance et n'amortit pas cette attraction exercée sur le bébé, l'identification projective dévoile alors ses formes les plus intrusives puisque la violence de la projection aura pour conséquence la réintrojection dans le self d'objets distordus et endommagés. Doit-on comprendre ici la fuite relationnelle mise en scène par l'enfant, notamment à travers sa manière d'échapper à l'emprise de l'adulte ("il glisse entre les mains" dit-on souvent) ou encore les évitements du regard régulièrement constatée par les adultes qui sont amenés à le rencontrer ? Rappelons ici que la mère de julien se plaint également du fait que son fils a pour habitude de ne pas regarder son interlocuteur dans les yeux. Sur ce point, nous avons souvent été témoin de la manière dont elle pouvait le reprendre sous la formule usuelle : "Regarde les gens quand ils te parlent !". Une remarque qui pouvait déclencher chez Julien un comportement de fuite vraisemblablement lié aux angoisses d'intrusion réactivées par le forçage maternel.
Pour conclure sur ce deuxième point, laissons la parole à Winnicott D.W. (1971) qui propose ici une transition parfaite avec le troisième point consacré au statut de la perception. Que se passe-t-il lorsque le visage de la mère n'exprime que son propre état d'âme et n'assure plus sa fonction miroir (symbolisante) pour le bébé qui la regarde ? :
‘"Ce qu'il voit, quand il regarde, c'est le visage de la mère. Le visage de la mère n'est alors pas un miroir. Ainsi donc, la perception prend la place de l'aperception. Elle se substitue à ce qui aurait pu être le début d'un échange significatif avec le monde, un processus à double direction où l'enrichissement de soi alterne avec la découverte de la signification dans le monde des choses vues310".’Le troisième point que nous souhaitons maintenant aborder nous permettra d'établir des liens entre la discontinuité des soins maternels qui découle logiquement de la "déception réciproque", l'incertitude des limites que nous venons d'évoquer et le statut particulier de la perception et des troubles de l'apprentissage qui en résultent.
Nous avons déjà évoqué un peu plus haut la construction par le sujet d'une nécessaire opposition / complémentarité entre un monde extérieur peuplé des objets de perception, et un monde intérieur peuplé de leurs répondants sous formes de représentations. Pour que la vie psychique se développe, il est indispensable que ces représentations atteignent une suffisante stabilité, qu'elles ne se dissolvent pas (comme nous l'observerons dans le cadre des dysharmonies psychotiques) au gré des opérations dont elles font l'objet, c'est à dire au cours du travail de la pensée. Mais cela ne suffit pas. Il faut également que les représentants internes des objets perçus se distinguent et se différencient eux-mêmes, c'est à dire que la représentation d'un objet extérieur corresponde de façon stable à cet objet, d'une part, mais qu'elle en soit bien distinguée d'autre part. En effet, si la représentation correspond à la chose, elle n'est pas la chose.
Tout processus de pensée suppose donc la mise en relation d'éléments de pensée qui puissent rester à la fois stables et distincts ; conserver dans le temps leur identité propre au cours des opérations dont ils sont l'objet. Si au cours de ces manipulations mentales ces éléments se confondent, se dissolvent, c'est bien évidemment le processus de pensée lui-même qui avorte. De ce point de vue, l'étude des dysharmonies évolutives nous conduit à penser que la continuité des soins maternels précoces joue un rôle déterminant dans l'émergence de ces qualités de l'objet représenté. En effet, la clinique des pathologies abandonniques nous permet de vérifier que c'est bien la régularité des rencontres entre la mère et le bébé, avec les mouvements affectivo-émotionnels qui les accompagnent, qui participent à l'intégration par l'enfant des qualités de stabilité et de différenciation de l'objet. Face à la discontinuité des rencontres avec l'objet, le bébé n'a en effet aucun autre recours que d'agripper par la perception les objets du monde extérieur, pour se défendre de la discontinuité psychique en tentant de lui substituer une continuité perceptive.
Comme nous l'avons déjà observé dans l'analyse des performances réalisées par Nicolas au WISC III et au K-ABC, l'évidence perceptive des différences entre les objets (voir notamment Similitude) entrave le processus d'abstraction. Nous retrouvons ici l'opposition "c'est et ce n'est pas" qui différencie la chose de sa représentation, une difficulté qui persiste dans le cadre des dysharmonies d'évolution. La difficulté vient que l'enfant doit passer d'une logique de l'identique à une logique du semblable. Il ne s'agit pas seulement ici des opérations logiques mises en œuvre dans les tâches d'apprentissage car ce n'est pas par hasard que, dans le langage courant, autrui est mon semblable, même s'il s'agit de quelqu'un de très différent de moi. Il s'agit bien d'établir d'évidentes caractéristiques communes en négligeant les différences perceptives qui apparaissent au premier plan. De l'incertitude des limites découle une fragilité des représentations qui pousse le sujet à investir le champ perceptif peuplé d'objets du monde extérieur ("objectivement perçus" dirait Winnicott D. W) pour s'assurer une certaine forme de continuité psychique qui, dans tous les cas, n'est rien de plus qu'un subterfuge. La mise en œuvre de ce processus entraîne une désillusion narcissique répondant aux contraintes exercées par un idéal du moi hypertrophié.
Pour conclure sur ce troisième point, nous pouvons illustrer ce qui vient d'être avancé par une petite observation clinique qui recoupe les constats répétés de nombreux cliniciens impliqués dans les pratiques soignantes auprès des enfants. Nous avons couramment constaté que les enfants souffrant d'une dysharmonie évolutive sont généralement peu portés vers la réalisation de dessins libres. Lorsqu'ils sont amenés à accepter cette démarche dans le cadre d'une consultation, ils choisissent le plus souvent d'exécuter la copie d'un objet situé dans leur champ perceptif et présent dans le bureau du psychologue, c'est à dire d'un objet de perception situé dans le monde extérieur. Bien évidemment, sa réalisation, sa copie, n'est par définition jamais à la hauteur de l'original, ce qui provoque chez ces enfants une déception constante, généralement accompagnée d'un mouvement d'auto dévalorisation qui aboutira le plus souvent à la destruction du dessin. Certains demandent alors généralement à pouvoir répéter l'opération, enchaînant ainsi plusieurs tentatives avant de s'échouer dans l'abandon et le découragement qui viennent ici renforcer la blessure narcissique.
De la même façon, nous pouvons maintenant comprendre les "bizarreries alimentaires" de Nicolas se manifestant à partir d'exigences électives et non négociables (tyranniques ?) : manger uniquement des steaks hachés "avec les rayures dans le bon sens", des pâtes "papillons", se nourrir de compotes et boire de l'eau plate à laquelle il ne "supporte pas d'ajouter du sirop", comme d'autres illustrations de cette problématique de l'identique et du semblable que nous avions relevée à partir de l'analyse des processus cognitifs . Dans une revue approfondie de la littérature consacrée à l'intégration de la fonction contenante, Ciccone311 A. (2001) évoque l'article de Bick312 E. (1968) à partir duquel elle évoque la manière dont le bébé s'accroche aux sensations ; à des "objets sensations" qui maintiennent l'illusion d'un rassemblement, lorsque les expériences primaires ne permettent pas de faire l'expérience d'un rassemblement à l'intérieur d'une peau. Elle souligne également comment, lorsque ces éprouvés de rassemblement font défaut, se constitue une seconde peau comme substitut d'un contenant-peau défaillant. Une seconde peau de nature musculaire, motrice et qui peut se prolonger plus tard à un niveau comportemental et cognitif, manifestant ainsi les difficultés d'introjection d'un objet suffisamment contenant.
Conclusion.
Au delà d'une observation portant sur le seul comportement, c'est toute une déclinaison sémiologique non exhaustive, incluant les aspects cognitifs, que nous venons de décrire.
A partir de l'analyse psychopathologique des troubles présentés par Nicolas, dans le prolongement des observations réalisées avec Julien, et plus généralement dans le cadre des dysharmonies évolutives, apparaît une modalité seconde-peau liée à l'investissement perceptivo sensoriel des objets du monde extérieur. Par cet investissement, l'enfant peut maintenir l'objet dans un statut différencié et lui attribuer une identité.
Cette quête d'une identité perceptivo sensorielle de l'objet s'inscrit dans une problématique de l'absence qui a pour effet de cristalliser le temps, et avec lui le lien entre, perception et représentation, entre l'identique et le semblable, pour tirer la pensée vers ses aspects les plus opératoires.
Ce processus asymptotique, trouve son origine au cours des phases précoces du développement psychique et fait clairement apparaître sa nature transversale puisqu'il est observable aussi bien dans le domaine cognitif qu'au niveau affectif.
Dans ce cadre narcissique et identitaire, l'incertitude des enveloppes et le défaut d'intériorisation d'une fonction contenante, apparaissent ici comme une métaphore qui décrit une fonction à l'intérieure de laquelle les dimensions affective et cognitive sont confondues, indissociables et consubstantielles de l'apprentissage et du développement de l'enfant.
Qu'en est-il maintenant du côté des dysharmonies psychotiques ?
Draws D. (2001), "Les dangers de l'intimité : proximité et distance au cours de l'alimentation et du sevrage", Devenir, vol. 13, 1, p. 7.
Ciccone A., Lhopital M. (1991), Naissance à la vie psychique, Paris, Dunod, p. 53.
Revedi H. (1995), "L'allaitement, un défi à la recherche", Champ psychosomatique, 41, 1, p.49.
Anzieu D. (1985), Le Moi-peau, 2ème édition, 1995, Paris, Dunod, p. 125.
Bion W. R. (1962/1979), Aux sources de l'expérience, Paris, PUF.
Rappelons qu'elle n'a pas non plus identifié les premiers signes de la maladie de sa fille.
Debray R. (1994), "Développement psychique et évolutions dysharmoniques", Psychologie et éducation, hors série, mars 1994, Paris, p. 5 – 18.
Resnik S. (1994), Espace mental, Toulouse, Eres.
Williams G. (1998), Paysages intérieurs et corps étrangers. Les troubles d'alimentation et autres pathologies chez l'enfant et chez l'adolescent, Paris, Hublot, coll. Tavistok clinic, p. 40.
Meltzer D. (1975/2002), "La dimensionnalité comme paramètre du fonctionnement mental", in Meltzer et coll., Explorations dans le monde de l'autisme, tr. Haag G. et coll., Paris, Payot, p. 277-296.
Cité par Guignard F. (2001), "Le claustrum. Une exploration des phénomènes claustrophobiques" de Donald Meltzer, Revue française de psychanalyse, 1, 65, PUF, p. 293.
Duparc F. (2001), "Inquiétante voracité (de l'œil à la bouche)", Revue Française de Psychanalyse, LXV, 5, p. 1471.
Winnicott D. W. (1971), "La rôle du miroir de la mère et de la famille dans le développement de l'enfant", Jeu et réalité, Paris, col. Folio, Gallimard, 2002, p. 205.
Ibid. p. 206.
Ciccone A. (2001), "Enveloppe psychique et fonction contenante", Cahier de psychologie clinique, 17, p. 81-102.
Bick E. (1968), "L'expérience de la peau dans les relations d'objet précoces", in Meltzer D. et coll., Exploration dans le monde de l'autisme, Paris, Payot, 1984, p. 240-244.