4.2.2.3. Au niveau de l'analyse psychopathologique.

A partir des cas cliniques, et au delà d'une observation portant sur le seul comportement, c'est toute une déclinaison sémiologique non exhaustive, incluant les aspects cognitifs, que nous avons décrite :

L'analyse psychopathologique des troubles présentés par Nicolas, dans le prolongement des observations réalisées avec Julien, et plus généralement dans le cadre des dysharmonies évolutives, a fait apparaître une modalité seconde-peau qui traduit une fragilité quasi-phénoménologique liée à l'incertitude des limites. C’est bien entendu tous les aspects comprenant l'intériorisation d'une fonction contenante et la constitution des enveloppes psychiques qui sont invoqués ici.

Dans ce contexte psychopathologique, l'investissement perceptivo sensoriel des objets du monde extérieur permet à l'enfant de maintenir l'objet dans un statut différencié et lui attribuer une identité. Cette quête d'une identité perceptivo sensorielle de l'objet s'inscrit sur le fond d'une problématique de l'absence qui a pour effet de cristalliser le temps, et avec lui les liens entre perception et représentation, l'identique et le semblable, pour tirer la pensée vers le moins de subjectivation possible et geler le déploiement de la narrativité interne. Ce processus asymptotique, qui trouve son origine au cours des phases précoces du développement psychique, fait clairement apparaître sa nature transversale puisqu'il est observable aussi bien dans le domaine cognitif qu'au niveau affectif. Dans ce cadre narcissique et identitaire, l'incertitude des enveloppes et le défaut d'intériorisation d'une fonction contenante, apparaissent ici comme une métaphore décrivant une fonction à l'intérieure de laquelle les dimensions affective et cognitive sont confondues, indissociables et consubstantielles de l'apprentissage et du développement de l'enfant. Ces troubles d'organisation de la pensée ne sont pas sans rappeler les conceptions développées par Marty339 P. (1963) lorsqu'il décrit la pensée opératoire, mais les processus qui sont en jeu ici sont d'instauration précoce, ils apparaissent dans les tout premiers temps de la vie psychique, et ils ont un impact sévère et immédiat sur le déroulement des apprentissages et du développement.

Si nous avons vu que les dysharmonies d'évolution s'organisent à partir d'un processus qui rigidifie l'axe sujet/objet pour préserver une identité à l'objet (une enveloppe dure et les implications cognitives qui l'accompagnent), la psychose expose le sujet à des jeux de pivotement et de confusion avec l'objet, liés à la fragilité des représentations constitutives de tout fantasme. Ces jeux décrivent un processus, qui met en péril la reconstruction identitaire de l'objet, et qui s'exerce aussi bien à travers les aspects cognitifs que le développement affectif de l'enfant qui sont ici indissociables (enveloppe molle et les implications cognitives qui l'accompagnent). Sur le fond d'une problématique de perte, c'est la délimitation même de l'espace psychique qui est attaquée et qui fait porter sa menace sur les processus de liaison et l'émergence de la continuité interne : les liaisons entre perceptions et représentations, entre le tout et les parties (comme nous avons pu l'observer à partir de l'évaluation cognitive), ou encore la manière dont une succession d'événements n'intègre pas le champ de l'expérience subjective et ne permet pas de dessiner les contours d'une trame temporelle pour vectoriser et donner corps à la narrativité interne. Pour construire des histoires, il est nécessaire que le penser puisse contenir les pensées, leur assurer une continuité dans le temps pour faire des liens entre les évènements qui se succèdent dans l'existence.

Avec les dysharmonies évolutives, comme avec les dysharmonies psychotiques, c'est la ligne de tension narrative qui est altérée. Les processus psychopathologiques qui participent à ce phénomène sont d'instauration précoce et interviennent dès l'émergence des représentations chez le nourrisson. Pour mieux comprendre leur impact sur le développement de la temporalité, donc de la narrativité, Stern340 D. (1993) propose un modèle de l'émergence des représentations liées à l'expérience subjective des relations précoces entre le bébé et ses partenaires. Il dégage plusieurs critères que nous pouvons résumer ainsi :

Ainsi, est-ce la "forme temporelle de sentiment" qui fournit la ligne de tension narrative. Le schéma d’affect est lié de ce fait au schéma narratif. Il joue un rôle prépondérant dans la coordination et l’organisation de la mémoire et de l’expérience. Le Schéma ci-dessous propose une figuration du champ de la conscience à partir duquel peuvent être "re-présentés" les objets passés, et anticipés ceux qui sont "à venir" ; ouvrant ainsi l'espace psychique à l'intérieur duquel se déploie le narratif.

Schéma n°2 : Le champ de conscience et la narrativité.
Schéma n°2 : Le champ de conscience et la narrativité.

La position dépressive (Klein341 M., 1934 / 1967) marque ici un moment crucial dans l'émergence de la temporalité et de la narrativité et elle est d'ailleurs contemporaine de la permanence de l'objet, au sens piagétien du terme. En découvrant sa propre réalité psychique, l'enfant devient capable de distinguer fantasme et réalité, parce que l'objet externe a été constitué comme objet total. Toute chose égale par ailleurs, si le nourrisson a pu se constituer un bon objet interne dans la position dépressive, les situations d'angoisse dépressive ne conduiront pas à une altération du déploiement des processus de pensée mais à une élaboration fructueuse permettant la créativité ultérieure.

Dans le cadre des dysharmonies évolutives, la mauvaise qualité d'élaboration de la position dépressive en lien avec la discontinuité des apports de l'environnement, provoque la quête d'une identité perceptivo- sensorielle de l'objet marquée par des angoisses dépressives qui ont pour effet de cristalliser le temps, de le figer pour tirer la pensée vers le moins de subjectivation possible et freiner le déploiement de la narrativité. Le temps et l'espace étant structurellement liés l'un à l'autre, ce qui ne peut plus se jouer dans le temps (c'est à dire dans le récit), se déverse dans l'espace, le plus souvent sous une forme particulière d'agitation qu'il est fréquent de voir associée à ce contexte clinique et que l'on nomme généralement troubles du comportement.

Dans le cadre des dysharmonies psychotiques, la position dépressive n'a pas suffisamment été élaborée, fantasmes et réalité sont faiblement distingués, c'est la délimitation même de l'espace psychique qui est attaquée et qui fait porter sa menace sur les processus de liaison et l'émergence d'une continuité interne. Le monde interne de l'enfant s'apparente à une succession d'instants, le moi ne parvenant pas à contenir les bonnes acquisitions internes. Sur le fond d'une problématique de perte, l'enfant ne se vit et ne vit pas l'environnement comme particulier et pouvant être comparable au reste : une succession d'événements n'intègre pas le champ de l'expérience subjective et ne permet pas de dessiner les contours d'une trame temporelle qui vectorise et donne corps à la narrativité.

Bien entendu, cette bipolarisation de l'approche psychopathologique invoquant les dimensions narcissique et objectale, reste purement théorique. Au cours du développement psychique précoce, il existe une relation dialectique entre équilibre narcissique et investissement objectal et les défaillances de l'un contribue à conflictualiser l'autre en en rendant l'aménagement encore plus compliqué. Si bien que chaque situation clinique apparaît comme une construction particulière de cet équilibre, exprimant souvent de façon paradoxale cet antagonisme entre le narcissisme et l'investissement objectal. C'est pourquoi, dans la clinique du quotidien, l'enfant s'échappe le plus souvent de nos tentatives de classification pour nous rappeler aux vertus de l'approche singulière. Ce qui n'est pas incompatible avec le fait, par ailleurs, d'entreprendre des recherches qui font appel à la catégorisation.

Notes
339.

Marty P., De M'Uzan M. (1963), "La pensée opératoire", Revue Française de Psychanalyse, 27, numéro spécial congrès.

340.

Stern D. (1993), "L'enveloppe prénarrative", Journal de psychanalyse de l'enfant, vol. 40, p. 13-65.

341.

Klein M. (1934/1967), "Contribution à l'étude de la psychogénèse des états maniaco-dépressifs", Essais de psychanalyse, Trd. Marguerite Derrida, Paris, Payot.