4.3. Penser les processus de pensée : perceptions, représentations, pensée.

4.3.1. Du côté des dysharmonies évolutives.

L'approche clinique des troubles psychopathologiques des enfants que nous avons aujourd'hui rassemblés sous le diagnostic trop général, mal précisé, de dysharmonies évolutives, montre que ces troubles trouvent, pour une large part, leur origine dans des défauts d'étayage très précoces et persistants. Or, il est établi maintenant que les bébés de quelques mois qui ont vécu des choses difficiles sont hyper vigilants, accrochent le regard à tout ce qui bouge autour d'eux, comme s'ils mobilisaient toute leur énergie à essayer d'anticiper ce qui va bien pouvoir leur tomber dessus. C'est le propre du bébé qui est pris dans les filets de la discontinuité des soins maternels. A ce stade archaïque, l'enfant ne dispose que d'un système protomental dans lequel il n'existe pas encore réellement de représentation pour tenter de saisir et de contenir les informations venant de son environnement. A ce moment là, ce sont les sensations, les perceptions, les impressions sensorielles qui tiennent lieu de pensée. Ce moment pour lequel Bion342W. R. (1962) fait l'hypothèse d'un état primitif du Moi dans lequel le somatique et le psychique sont indifférenciés et où le corps du nourrisson est la source principale d'information du monde. Un monde dans lequel les bruits, les mouvements, les couleurs, les lumières et où les contacts physiques constituent les enveloppes, les contenants sensoriels à partir desquels se construit le monde interne du bébé.

Au début de sa vie psychique, agrippé au désir parental, le bébé a besoin pour se développer de contenants d'emprunt qu'il puise dans son environnement relationnel et qu'il s'approprie à mesure que ceux-ci l'apaisent. Dans cette perspective, les sentis constituent les éléments  qui attendent leurs transformations en éléments  par la capacité de rêverie maternelle, pour qu'une logique psychique se différencie progressivement d'une logique du corps. Les informations sensorielles qui émergent de la rencontre avec l'environnement relationnel participent de la construction des représentations sur ces relations.

Lorsqu'une perception n'arrive pas à être intégrée dans une activité de représentation psychique elle est alors source d'une excitation qui ne peut être déchargée par l'appareil psychique. Elle constitue un risque de désorganisation de la pensée et de ses contenants qui deviennent inassimilable par le sujet. Le Moi peut alors utiliser d'autres moyens que la voie mentale pour se débarrasser de cette excitation en excès, en ayant recours notamment à des comportements sensori-moteurs pour couvrir le vide de la pensée et des contenus psychiques. C'est cette prépondérance de la logique du sentir sur la logique psychique qui fera que la pensée de l'enfant, progressivement, dans ses rapports avec l'objet, maintiendra le lien avec la réalité extérieure en s'appuyant sur le mode perceptivo sensoriel.

Ces procédés s'apparentent aux procédés autocalmants343 qui, non seulement ne représentent pas, mais sont destinés à faire le vide sous la forme d'une agitation sans contenu symbolique. Ils ne restituent d'ailleurs un équilibre que dans la mesure où ils durent et sont indéfiniment répétés, produisant une activité compulsive car ils sont inaptes à décharger la tension dans la satisfaction. Il résulte de la mise en œuvre de ces processus un surinvestissement sensorimoteur et la production d'une répétition perceptivo sensorielle annulant l'activité représentative. Dans ce contexte, la relation sujet-objet tire toujours du côté d'un moins de subjectivation possible. La conséquence évidente sur les fonctions cognitives résulte de cette dominance de la logique des sens sur la logique du sens et de l'intériorisation, de la forme sur le fond, de l'espace sur le langage.

Concernant cette catégorie, nous avons évoqué un processus limitantchez ces enfants qui, faute d'avoir pu élaborer correctement les angoisses de séparation, mettent en scène un processus de gel de la pensée qui, lui-même, met en péril le déploiement de la transitionnalité et se traduit au fil du temps par des troubles sévères des apprentissages et du développement. On note ce gel de la pensée, dès le plus jeune âge, afin de préserver l'identité perceptive de l'objet et éviter d'être confronté à des idées et des sentiments trop angoissants liés à son absence potentielle. Les troubles de l'attachement révèlent l'intériorisation d'une figure maternelle peu stable, imprévisible, et qui ne garantit pas la sécurité suffisante pour explorer le monde. Les troubles instrumentaux et du comportement sont fréquents dans ce contexte et doivent être mis en rapport avec une discontinuité dans le holding. Et surtout, on note une hypervigilance qui absorbe toute l'énergie et perturbe les capacités attentionnelles.

Les compétences perceptives qui apparaissent dans ce contexte comme relativement préservées sont l'expression d'un lien, certes ténu, mais maintenu avec la réalité extérieure. Cette priorité donnée aux éléments perceptifs entraîne un certain nombre d’implications que nous retrouvons dans les fonctionnements quotidiens aussi bien que dans les caractéristiques que ces enfants montrent en ce qui concerne leur rapport avec l’apprentissage.

Ce qu’ils recopient ou reproduisent vaut pour le temps de l’expérience et ne peut-être assimilé. De la même façon, ce qui est appris sera immédiatement perdu, si bien que les enseignants constatent que l’apprentissage ne tient pas d’une séquence à l’autre. Par exemple, le processus par lequel ils peuvent recopier les mots mais ne peuvent pas se les approprier parce qu’ils les traitent comme un objet physique du monde extérieur sans en extraire le caractère symbolique, s’inscrit dans cette lignée et complique considérablement l’apprentissage de la lecture. En effet, s’il est difficile dans ces conditions d’extraire de la forme de la lettre son caractère symbolique, il devient difficile de mener à bien les opérations de sériation, de regroupement, de classification et de tri que nécessite la lecture car, comme nous le rappelle Berges344 J. (1994), la lecture implique de trier, de séparer pour ensuite réunir mais aussi exclure, puisque pour lire, on se doit d’omettre, d’exclure certaines lettres pour accéder au sens. Dans ce contexte où une perception s’efface dés qu’apparaît une autre perception, faute d’un investissement suffisant des traces liées à l’inscription précédente, il est difficile de se passer d’avoir l’objet sous les yeux pour le constituer présent à l’intérieur.

La méthode d’apprentissage de la lecture utilisée dans ce contexte n’est évidemment pas sans effet sur le résultat attendu. A Graffiti, après avoir utilisée la méthode Gattegno, développée dans un cadre clinique et psychopathologique par l’équipe de Berges J. (1994) et qui repose sur le principe d’une association entre la phonologie et les couleurs, nous envisageons maintenant de nous appuyer de façon complémentaire sur une autre méthode : "La Planète des Alphas", qui propose des lettres sous formes de petits personnages disponibles au toucher et à la manipulation, le tout s'inscrivant dans un contexte narratif très stimulant.

Il serait possible de multiplier les exemples de situations où cette forme d'altération des processus de pensée fait obstacle aux apprentissages et où, la créativité des soignants intervient pour aider l'enfant à dépasser ses angoisses et accepter qu'une part de l'objet échappe à son contrôle pour ouvrir un espace à l'intérieur duquel pourra prendre place le travail de transformation psychique indispensable à tout apprentissage. Il suffira d'évoquer pour conclure que la narrativité déroulera le fil conducteur des propositions institutionnelles, pour éviter d'exposer l'enfant à un objet qui se dérobe, et où l'importance donnée aux aspects perceptifs joue comme une façon de maîtriser le temps.

Notes
342.

Bion W.R. (1962/1979), Aux sources de l'expérience, Paris, PUF. Voir également : Geissmann N. (2001) Découvrir Bion, explorateur de la pensée, Paris, Eres.

343.

Szwec G. (2004), "Les procédés autocalmants en psychosomatique et en psychiatrie de l'enfant", Neuropsychiatrie de l'enfance et de l'adolescence, Le corps dans la pensée, la pensée dans le corps, Vol 52, 6, p. 410-413.

344.

Berges J. (1994), "La lettre et les non-lecteurs", Des enfants hors du lire, in Prénéron, Meljac, Netchine, Paris, Bayard Edition, 1995, p. 345-351.