La dysharmonie développementale.

La classification proposée par Gibello B. (1991) assimile notre population clinique à la catégorie classique des déficiences mentales caractérisées par un retard global du développement de la cognition. Dans ce contexte, le modèle des contenants de pensée invoque une étiopathogénie polyfactorielle combinant la plupart du temps des causes organiques avec des causes qui mettent en scène des conditions environnementales diverses (troubles des interactions précoces, carences affectives et sociales, hospitalisme, …etc.). Nous avons critiqué358 ces propositions théoriques et cliniques en postulant au sein de notre population une dimension dysharmonique du même ordre que celle observée dans le contexte des Dysharmonies Cognitives Pathologiques (DCP) et des Retards d'Organisation du Raisonnement (ROR). L'aspect dysharmonique du tableau clinique n'apparaîtrait pas à partir d'un testing réalisé avec les outils préconisés par Gibello B. (1984).

Pour expérimenter cette hypothèse, nous avons élargi l'approche épistémologique en direction des modèles néostructuralistes qui associent aux conceptions développementales classiques les données récentes apportées par les sciences cognitives. Les résultats sont un peu en dessous de ce que nous attendions, mais la dimension dysharmonique de cette population apparaît nettement. Contrairement à d'autres populations cliniques, les patients bénéficiant de l'intégration scolaire montrent globalement des compétences proches des témoins sur les trois opérateurs testés.

C'est la raison pour laquelle, dans la continuité des travaux de Gibello B., nous avons proposé d'élargir le cadre de définition des dysharmonies cognitives et de distinguer, au sein de la catégorie des déficiences mentales, les enfants présentant des troubles de nature psychopathologiques donnant lieu à des retards de développement. Dans ce contexte d'apparence déficitaire, la dysharmonie cognitive est vérifiée à partir des écarts observés entre les performances recueillies au niveau élémentaire et celles qui concernent le niveau des processus cognitifs complexes. Autrement dit, la définition des termes de "dysharmonie cognitive" ne repose plus sur la distinction entre processus intellectuels et processus de raisonnement, mais se nourrit d'une nouvelle distinction entre processus cognitifs élémentaires et processus cognitifs complexes.

Sans accréditer pour autant la méthode du cas unique utilisée en neuropsychologie cognitive, nous pouvons illustrer ces conclusions à partir d'une dernière vignette clinique. Elle concerne un enfant qui fut l'un des premiers sujets à être évalué à partir du protocole utilisé pour la recherche. A propos de cet enfant, nous disposons maintenant d'observations longitudinales qui permettent de suivre la progression de ses capacités cognitives au fil de l'intégration scolaire et de l'accompagnement thérapeutique.

Jérémy est accueilli à Graffiti à l'âge de 7ans après plusieurs années de soins dans le cadre de l'hôpital de jour petite enfance du service. Compte tenu de l'importance du déficit qui caractérise sa pathologie, une orientation vers un IME de bas niveau est d'abord envisagée avant de modifier le projet d'orientation en direction de l'intégration scolaire. Il s'agit d'un enfant qui appartient au groupe des dysharmonies psychotiques (sujet 3E06034, annexe 13). Précisons rapidement quelques éléments d'anamnèse :

Jérémy est né prématuré par césarienne au 7ème mois, il reste hospitalisé pendant 2 mois en néonatologie. Il s'agit de la seconde grossesse de madame, venant après une première grossesse s'étant soldée par une mort in utero au 7ème mois également.

La première consultation au CMP se déroule alors que Jérémy a 2 ans et 6 mois. Il ne parle pas, ne joue pas, fait des bruits avec sa bouche et ne montre aucun signe de recherche de relation envers autrui. Des difficultés de strabisme et une surdité moyenne viennent s'ajouter au retard moteur assez inquiétant : il a de grosses difficultés de préhension : il ne se sert pas de ses mains tout seul, il ne tient ni cuillère, ni biscuits pour manger, et il utilise le plat de sa main pour toucher les objets mais ne les prend pas.

A 3 ans, il est admis à l'hôpital de jour où l'on observe une lente évolution, notamment pour l'émergence du langage. Il reste très solitaire, ses jeux demeurent peu élaborés. Il préfère les activités stéréotypées et répétitives comme ouvrir et fermer une porte, jouer avec un robinet, etc. L'acquisition de la propreté est chaotique, et d'un point de vue moteur, il utilise exclusivement sa main gauche et néglige l'utilisation de sa main droite, la laissant par exemple cachée sous la table comme si elle n'existait pas.

Au moment de son entrée à Graffiti, il est question d'une évolution par palier. Après une période d'observation dans le cadre de l'intégration scolaire, il se montre effectivement capable de progresser malgré un faible accès au monde symbolique : il demeure dans des activités stéréotypées, il ne parvient pas à écrire son prénom même avec un modèle. Il a de grandes difficultés pour engager le geste graphique, il n'utilise toujours pas son bras droit spontanément, comme si celui ci n'existait pas (cependant que l'examen neurologique ne dépistera aucun déficit moteur, Jérémy étant même capable d'utiliser sa main droite de façon très habile lors de l'examen).

Jérémy a pratiquement 8 ans au moment de l'évaluation, voici les performances recueillies :

Tableau 10 : Performances de Jérémy et moyennes des performances de son groupe clinique de référence et des témoins : WISC III, K-ABC, CSVI, alerte phasique, go-nogo, interférence et inhibition.
    WISC K-ABC CSVI alert. phas., go-nogo, interference, inhibition
  Age QIV QIP QIT rdf Mem_spat Nb_cycle_1 Nb_cycle_2 k k_attendu AP_Tot go_tot Int_tps Inh_tps
Jérémy 7,83 50 57 50 3 1 8 6 3 3 523 1032 1403 3562
D.Psych 8,94 61 58 55 5 4 12 8 3 3,50 599 1026 1160 4207
Témoins 9,88           9,61 7,13 4,29 3,96 383 650 738 2013

Malgré les performances très déficitaires au WISC et au K-ABC, nous observons des résultats de bonne facture au CSVI (apprentissage et espace mental) et des résultats conformes à ceux de son groupe clinique pour les autres opérateurs testés. A côté des indices standards qui définissent un niveau de déficience mentale moyenne, l'évaluation portant sur les mécanismes élémentaires de la pensée font nettement apparaître des compétences préservées qui illustrent la dimension dysharmonique des performances.

Trois ans plus tard, à 10 ans et 9 mois, Jérémy a acquis un niveau de cycle 2, c'est à dire un niveau CE1/CE2. Il sait lire et écrire (maladroitement), il est capable d'effectuer des opérations mathématiques simples. Les performances cognitives sont évaluées à l'aide du WISC III où l'on observe une progression significative des indices : 67 (QIv), 60 (QIp), 59 (QIt). La progression porte principalement sur le QIv.

Selon le modèle de Gibello B. (1984), la perturbation des contenants de pensée cognitifs se donne à voir dans les apprentissages scolaires mais également à l'épreuve de l'Echelle de la Pensée Logique (EPL). Evaluée à l'aide de l'EPL au même âge, nous observons que la pensée de Jérémy est toujours prisonnière du perceptif, elle échoue dans les épreuves de conservation : l'objet qui a changé de forme a également changé de quantité, de matière et de poids. Il raisonne à 10 ans 9 mois comme un enfant de 5 ans qui n'a pas encore acquis la réversibilité opératoire, les opérations de classification et de sériation. L'interprétation du monde physique se fait à travers des contenants de pensée normalement dépassés à son âge, correspondant au stade préopératoire de développement de l'intelligence selon Piaget J. A 10 ans 9 mois, il n'y a donc pas d'écart entre le WISC et l'EPL, la dysharmonie cognitive définie à partir des critères proposés par Gibello B. n'apparaît toujours pas à cet âge.

Au seuil de sa treizième année, alors que Jérémy s'engage dans le projet d'une intégration progressive en SEGPA, en alternance avec l'Unité Pédagogique d'Intégration, une troisième évaluation des performances est réalisée à l'aide du WISC III. Les indices ont encore significativement progressés : ils se situent maintenant au dessus du seuil de la déficience, dans la zone sub-normale : 84 (QIv), 76 (QIp), 77 (QIt).

Ainsi est-il possible de suivre longitudinalement les progrès cognitifs de cet enfant, progrès qui sont formalisés à partir de l'augmentation progressive et significative des indices fournis par le WISC III. Des progrès qui semblaient au départ bien improbables à partir du seul constat d'une déficience homogène mise en évidence par l'utilisation des outils classiques d'évaluation des performances intellectuelles. Seule la mesure des métaconstruits dévoilait des potentialités préservées, notamment les performances recueillies à partir du CSVI ; c'est à dire l'apprentissage et l'espace mental.

Au terme de cet écrit, il apparaît en effet que l'espace mental est certainement l'indicateur le plus fiable pour mesurer les potentialités cognitives des enfants et débusquer cette nouvelle forme de dysharmonie cognitive qui prolonge ici les travaux de Gibello B. dans le cadre très hétéroclite de la déficience mentale. Est-ce étonnant ?

L'espace mental représente, à un niveau central, la mémoire active impliquée dans toutes les tâches cognitives sollicitant l'intentionnalité du sujet. Nous avons apparenté cet opérateur à ce que Dehaene S. et Naccache L. (2001, 2006) dénomment : "l'espace de travail global conscient 359", qui identifie l'espace cérébral conscient comme un réseau central permanent à partir duquel le contenu de notre conscience est à chaque instant sollicité. Selon ces auteurs, l'espace de travail global est identifiable à l'activité neuronale cohérente et temporellement stabilisée au cours des processus d'activation de la conscience. C'est ici que nos travaux rejoignent, de manière inattendue, les recherches contemporaines effectuées sur les modèles biologiques de la conscience. Alors que ces recherches fondamentales n'ont aucune préoccupation pour les aspects développementaux, un point de convergence apparaît.

Notes
358.

Nous renvoyons le lecteur au paragraphe concernant l'approche critique de cette classification : p. 127.

359.

Dehaene S., Naccche L. (2001), "towards a cognitive neuroscience of consciousness : basic evidence and a workspace framework", cognition, 79 (1-2), p. 1-37.