Première Partie : La Voix

Chapitre I : L’oralité et la psychanalyse

L’origine du vocable oralité réside dans la racine du mot en question. Pour la retrouver, il est nécessaire de faire abstraction des suffixes -al et -ité. À l’origine de l’oralité, il y a donc la bouche : os, oris en latin75. Ainsi, on ne peut être surpris d’apprendre que le mot oral « signifie “qui se fait par la bouche”, d’abord en parlant de la manducation, sens développé par l’anatomie au dix-neuvième siècle et repris par la psychanalyse (vingtième siècle) » (Rey, 1998, II : 2473). Pour le psychanalyste français Jacques Lacan, l’oralité ressortit même à une pulsion : la pulsion orale.

Il faut, toutefois, se garder d’assimiler la pulsion orale à la simple manducation. La pulsion ne peut se réduire à l’instinct, c’est ce qu’explique Lacan dans le Séminaire IV :

‘C’est ainsi que l’oralité devient ce qu’elle est. Étant un mode instinctuel de la faim, elle est porteuse d’une libido conservatrice du corps propre, mais elle n’est pas que cela. Freud s’interroge sur l’identité de cette libido – est-ce la libido de la conservation ou la libido sexuelle ? Bien sûr, elle vise la conservation de l’individu, c’est même ce qui implique la destrudo, mais précisément parce qu’elle est entrée dans la dialectique de substitution de la satisfaction à l’exigence d’amour, elle est bien une activité érotisée. Elle est libido au sens propre, et libido sexuelle76.’

C’est parce qu’elle est une « activité érotisée » que la pulsion orale se singularise. Le fonctionnement de la bouche dans cette pulsion ne se limite donc pas au rôle utilitaire qu’elle joue dans la manducation. L’érotisation sous-tendant la pulsion orale, la bouche doit être considérée comme une zone érogène. C’est pour cette raison que, dans le Séminaire X, Lacan insiste sur le fait que la pulsion orale « concerne l’érogénéité de la bouche » (Lacan, 2004 : 81). Cette dernière est en corrélation avec un autre objet, à savoir le « mamelon maternel » (Lacan, 2004 : 82).

Ce lien entre la bouche et le mamelon permet de mieux comprendre la conception lacanienne de la pulsion. Dans le Séminaire XVI, Lacan dit que « ce qui fonctionne comme pulsion, se caractérise par des orifices où se retrouve la structure de bord »77. Or, la bouche (os, oris en latin) et le mamelon relèvent de cette structure de bord (le vocable orée rend manifeste le rapport entre la bouche et le bord) et ils entrent en contact lors de la succion du sein par le nourrisson.

Cette relation mère-enfant constitue l’archétype de la relation orale. Freud qualifiait cette dernière de prégénitale78 : « Une première organisation sexuelle prégénitale de ce genre est l’organisation orale ou, si l’on veut, cannibalique 79 . » Dans le Séminaire IV, Lacan reprend le terme de Freud et donne des précisions importantes à ce sujet :

‘Si cette relation [sujet-objet] peut apparaître se soutenir de façon directe et sans béance, c’est seulement lorsqu’il s’agit de relations appelées depuis prégénitales, voir-être vu, attaqué-être attaqué, passif-actif. Le sujet vit ces relations sur un mode qui implique toujours, de façon plus ou moins implicite, plus ou moins manifeste, son identification au partenaire. Ces relations sont vécues dans une réciprocité – le terme est ici valable – d’ambivalence entre la position du sujet et celle du partenaire (Lacan, 1994 : 17).’

Même si, dans ce passage, Lacan ne fait pas explicitement référence à l’oralité, la problématique orale manger-être mangé est implicitement contenue dans ces relations. Il ressort également de cet extrait que ce qui fonde cette description de la relation prégénitale, c’est le registre de l’imaginaire qui, à l’instar de cette dernière, se caractérise par la réciprocité80.

Notes
75.

Le mot oral « est dérivé savamment au moyen du suffixe -al (1610) du latin os, oris (bouche), spécialement “bouche en tant qu’organe de la parole”, mot supplanté par bucca et dont le représentant le plus direct est orée », (Rey, 1998, II : 2473).

76.

Jacques Lacan, Séminaire IV, La relation d’objet, (Paris, Seuil, 1994), p. 184. Les références au Séminaire IV seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Lacan, 1994 : 184).

77.

Jacques Lacan, Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, (Paris, Seuil, 2006), p. 229. Les références au Séminaire XVI seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Lacan, 2006 : 229).

78.

« Nous appellerons prégénitales les organisations de la vie sexuelle dans lesquelles les zones génitales n’ont pas encore pris leur rôle prédominant », Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, (Paris, Gallimard, 1987), p. 128.

79.

Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, (Paris, Gallimard, 1987), p. 128. Les italiques sont de l’auteur.

80.

« Enfin, le troisième thème dans lequel l’objet nous apparaît à le suivre dans Freud, c’est celui de la réciprocité imaginaire, à savoir que, dans toute relation du sujet avec l’objet, la place du terme en rapport est simultanément occupée par le sujet. Ainsi l’identification à l’objet est-elle au fond de toute relation à celui-ci », (Lacan, 1994 : 26).