I. Du stade oral a l’oralite

Il peut paraître infondé d’étudier la conception lacanienne de l’oralité dans une perspective d’analyse fictionnelle puisque, à première vue, on peut penser que la relation orale ressortit uniquement à un stade primitif du développement de l’enfant. Cependant, Lacan souligne qu’il est nécessaire de renoncer à « l’idée d’un développement harmonique régulier » (Lacan, 1994 : 54) de l’individu. En effet, de même que, pour Deleuze, « les séries ne se répartissent pas, l’une infantile et l’autre adulte »81, de même, il est impossible de disjoindre d’une manière absolue les relations prégénitales des relations ultérieures puisque « chaque série s’explique ou se développe, mais dans sa différence avec les autres séries qu’elle implique et qui l’impliquent, qu’elle enveloppe et qui l’enveloppent, dans ce chaos qui complique tout »82 (Deleuze, 2003 : 162). La pensée de Deleuze peut donc jouer un rôle de médiation et, partant, nous permettre de mieux comprendre la raison pour laquelle Lacan de dire : « le prégénital peut être intégré au niveau œdipien » (Lacan, 1994 : 399). La dialectique du prégénital et de l’œdipien s’établit dans des accidents :

‘Entre cette relation primitive et le moment où se constitue à proprement parler l’Œdipe, il peut se produire toutes sortes d’accidents, qui ne tiennent à rien d’autre qu’à ce que différents éléments d’échange de l’enfant viennent jouer leur rôle dans la compréhension de l’ordre symbolique. (Lacan, 1994 : 399)’

Il est donc patent que le lien entre l’imaginaire et le symbolique, entre la relation orale et l’Œdipe, relève d’un rapport dialectique.

Dans le Séminaire IV, Lacan insiste sur le fait que l’« on a tort de ne pas partir de la frustration, qui est le vrai centre quand il s’agit de situer les relations primitives de l’enfant » (Lacan, 1994 : 66). Il serait judicieux de suivre ce conseil et, par conséquent, de s’intéresser, dans un premier temps, à la frustration. Cette dernière joue un rôle primordial parce qu’elle met en évidence l’existence d’un fossé entre le désir et son comblement :

‘Il s’agit donc que la mère apprenne progressivement à l’enfant à subir les frustrations, et du même coup, à percevoir, sous la forme d’une certaine tension inaugurale, la différence qu’il y a entre la réalité et l’illusion. Cette différence ne peut s’installer que par la voie d’un désillusionnement, lorsque, de temps en temps, la réalité ne coïncide pas avec l’hallucination surgie du désir (Lacan, 1994 : 34).’

Ce fossé attire sans doute notre attention sur le lien entre le désir et le manque, mais il annonce également un phénomène postérieur : la castration. Même si Lacan adopte l’opposition entre l’imaginaire (« l’hallucination surgie du désir ») et la réalité (le « désillusionnement »), cette dernière présuppose l’existence d’un symbolique encore embryonnaire puisque le symbolique ressortit à ce qui distingue. Or, grâce à la frustration, il y a bien une distinction qui s’établit entre la réalité et l’imaginaire. Ainsi, ce qui fonde la relation entre la frustration et la castration, c’est le rapport dialectique que nous avons mentionné précédemment.

L’opposition entre l’anticipation et la régression permet de mieux saisir ce rapport : la frustration anticipe la castration tandis que, sous l’angle de la castration, la frustration constitue une régression. Toutefois, cette antinomie n’est pas entièrement satisfaisante. En effet, bien que les oppositions entre la réalité et l’illusion, entre l’anticipation et la régression, nous servent de jalons pour mieux appréhender le fonctionnement de l’oralité, il faut tenir compte du fait qu’elles ne sont que des artifices. D’ailleurs, aux yeux de Deleuze, la remise en cause de l’opposition entre la réalité et l’illusion constitue un des apports majeurs de la psychanalyse :

‘Un moment décisif de la psychanalyse fut celui où Freud renonça sur certains points à l’hypothèse d’évènements réels de l’enfance, qui seraient comme des termes ultimes déguisés, pour y substituer la puissance du fantasme qui plonge dans l’instinct de mort, où tout est déjà masque et encore déguisement. (Deleuze, 2003 : 28)’

La castration n’est pas une frustration déguisée, ou plutôt si, elle l’est, mais dans un rapport dialectique, c’est-à-dire que, de même que la castration est une frustration déguisée, de même la frustration est une castration déguisée. Ainsi, pour reprendre le terme deleuzien83, on ne peut pas considérer qu’il y a, d’un côté, une « série » infantile de laquelle relèverait la frustration et, de l’autre, une « série » adulte à laquelle ressortirait la castration. Ce parcours inductif qui nous a conduits de ce que l’on appelle communément le stade oral84 au concept, plus large, d’oralité met en relief le passage de la conception chronologique du temps à la prise de conscience du fait qu’il y a des temps qui coexistent85. Autrement dit, le concept d’oralité tient compte du fait qu’il existe « une instance par rapport à laquelle les deux séries coexistent dans un inconscient intersubjectif » (Deleuze, 2003 : 162).

Notes
81.

Gilles Deleuze, Différence et répétition (1968), (Paris, Presses Universitaires de France, 2003), p. 162. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Deleuze, 2003 : 162).

82.

Les italiques sont de l’auteur.

83.

L’emploi deleuzien du mot « série » (Deleuze, 2003 : 161) provient de l’ouvrage de Witold Gombrowicz qui s’intitule Cosmos.

84.

« Premier stade de l’évolution libidinale : le plaisir sexuel est lié de façon prédominante à l’excitation de la cavité buccale et des lèvres qui accompagnent l’alimentation », (Laplanche, 2002 : 457)

85.

Il ne s’agit pas de nier le fait qu’il existe une chronologie. Comme l’écrit Deleuze : « Il est certain que les séries sont successives, l’une “avant”, l’autre “après”, du point de vue des présents qui passent dans la représentation. […] Mais il n’en est plus ainsi par rapport au chaos qui les comprend, à l’objet=x qui les parcourt […] : toujours le différenciant les fait coexister », (Deleuze, 2003 : 162).