II. La mère : Les avatars de la mère devorante, ou la contraction de la problematique orale

Même s’il est nécessaire de rappeler, d’une part, que l’oralité ne se limite pas au stade oral et, d’autre part, que ce stade relève d’une délimitation artificielle du développement de l’enfant, on ne peut pas ne pas prendre en considération, dans une partie consacrée au lien entre l’oralité et la mère, ce qui se passe lors de la succion du sein par le nourrisson.

Dans un premier temps, l’enfant se complaît dans l’indifférenciation de l’imaginaire. Ainsi, dans les prémices de la relation orale, le sein de la mère n’est pas perçu par le nourrisson comme un objet extérieur. Dans le Séminaire X, Lacan insiste sur le caractère déterminant de cette ignorance : « Il [le sujet] ne sait pas, il ne peut pas savoir que le sein, le placenta, c’est la réalité de la limite de a par rapport à l’Autre, et qu’ayant affaire à a, il a affaire à l’Autre, le grand Autre, la mère. » (Lacan, 2004 : 350) Cette ignorance joue un rôle capital. En effet, lorsque le nourrisson va prendre conscience du fait que le sein est un objet extérieur, il va percevoir différemment la relation orale et c’est précisément cette nouvelle perception qui va permettre d’expliquer la mise en place de la problématique orale, à savoir manger-être mangé.

Avant d’être à même de saisir cette problématique, il est important de s’attarder sur les causes qui ont amené le nourrisson à percevoir différemment la relation orale. Cette nouvelle perception est due à l’introduction par la mère d’une amorce de l’ordre symbolique dans le monde de l’enfant. Dans le Séminaire IV, Lacan donne de plus amples détails à ce sujet : « De la mère, on nous dit qu’à une certaine étape du développement, qui est celle de la position dépressive, elle introduit un élément nouveau de totalité, qui s’oppose au chaos d’objets morcelés qui caractérisait l’étape précédente. Eh bien, cet élément nouveau, c’est bien davantage la présence-absence. » (Lacan, 1994 : 67) La prise de conscience par le nourrisson de cette alternance entre la présence et l’absence engendre, selon Lacan, une nouvelle perception de la mère et, partant, de l’objet oral qu’est le sein :

‘Corrélativement, se produit un renversement de la position de l’objet. Tant qu’il s’agit d’une relation réelle, le sein – prenons-le comme exemple –, on peut le faire aussi enveloppant que l’on veut. Par contre, à partir du moment où la mère devient puissance, et comme telle réelle, et que c’est d’elle que manifestement dépend pour l’enfant l’accès aux objets, que se passe-t-il ? Ces objets qui étaient jusque-là, purement et simplement, objets de satisfaction, deviennent de la part de cette puissance, objets de don. Et les voilà maintenant, de la même façon, ni plus ni moins, que la mère jusqu’à présent, susceptibles d’entrer dans la connotation présence-absence, comme dépendant de cet objet réel qu’est désormais la puissance maternelle. Bref, les objets au sens où nous l’entendons ici, qui n’est pas métaphorique, les objets saisissables, possédables […], les objets que l’enfant veut retenir auprès de lui, ne sont plus tellement des objets de satisfaction, mais ils sont la marque de la valeur de cette puissance qui peut ne pas répondre, et qui est la puissance de la mère. (Lacan, 1994 : 68-69)’

Le don ressortissant au registre du symbolique, l’objet oral est donc devenu, dans la perception du nourrisson, un objet symbolique. Malgré sa transformation, il est patent que l’objet remplit toujours sa première fonction, à savoir celle de nourrir l’enfant. Ainsi, l’objet oral n’est plus monovalent, il est ambivalent : « il satisfait à un besoin, mais aussi il symbolise une puissance favorable » (Lacan, 1994 : 69)

Cette ambivalence joue un rôle crucial puisqu’elle établit un rapport dialectique. En effet, la séparation entre, d’une part, la satisfaction et, d’autre part, les dons (qui, comme le rappelle Lacan, « sont signes d’amour », Lacan, 1994 : 174), est artificielle puisque ces deux aspects de l’objet oral se dialectisent : « Chaque fois qu’il y a frustration d’amour, celle-ci se compense par la satisfaction du besoin. » (Lacan, 1994 : 174) La rupture de l’équilibre amoureux engendre donc une compensation dans le besoin. Ce dernier ne relève donc plus de l’instinct puisque ce qui, à présent, le sous-tend, c’est la logique du don et, partant, celle du symbolique. Et c’est précisément grâce à cette amorce du symbolique qui constitue l’une des caractéristiques de la frustration, que se met en place la problématique orale : manger-être mangé.

Le fonctionnement de cette problématique est plus complexe qu’il n’y paraît. En effet, étant donné que le nourrisson a recours à la dévoration par frustration d’amour, on pourrait croire que la toute-puissance, qui résulte de la dévoration, est celle de l’enfant. Or, Lacan insiste sur le fait que la toute-puissance concerne la mère : « c’est elle qui est toute-puissante et non pas l’enfant » (Lacan, 1994 : 69). Le psychanalyste français donne des précisions à ce sujet :

‘Je vous disais alors qu’en présence du défaut de la mère, l’enfant s’écrasait dans la satisfaction du nourrissage. De même ici, où c’est l’enfant qui est le centre, la régression se produit au moment où il ne suffit plus à donner ce qu’il y a à donner, et qu’il se trouve dans le désarroi de ne plus suffire. Il se produit le même court-circuit avec lequel se satisfait la frustration primitive, et qui conduit l’enfant à s’emparer du sein pour clore tous les problèmes, c’est-à-dire la béance qui s’ouvre devant lui, celle d’être dévoré par la mère. (Lacan, 1994 : 228)’

Ces explications mettent en évidence l’imbrication des deux aspects de la problématique orale : manger-être mangé ou, en l’occurrence, dévorer-être dévoré. Afin de mieux appréhender cette imbrication, il est nécessaire d’examiner à nouveau la dimension orale de la relation mère-enfant. C’est parce que l’expérience du nourrisson lui montre que le don de l’objet oral dépend de la mère, qu’il se rend compte de la toute-puissance de cette dernière. Or, ce qui fonde cette toute-puissance, c’est la dévoration. Ainsi, le nourrisson dévore pour conjurer la menace de dévoration.

Nous allons mettre en relief, dans cette partie, les différentes formes que prennent la figure maternelle dévorante dans les Trois Contes ainsi que dans les Tales of Unrest. Il s’agit, non pas de dresser une typologie exhaustive, mais de souligner la contraction de la problématique orale. Lorsque la mère incarne le premier aspect de la problématique orale, à savoir la pure dévoration, il n’y a plus de place pour la crainte de l’enfant qui constitue le second aspect de la problématique : être dévoré. La problématique orale fait donc l’objet d’une contraction, au sens grammatical du terme, puisque les deux éléments (dévorer-être dévoré) sont réunis en un seul (dévorer).