A. Déesse-mère / terre-mère

Si l’on s’intéresse à l’étymologie, on ne peut que constater le lien étroit entre la femme, la mère et l’oralité. En effet, le vocable femme « signifiait à l’origine “qui est sucée, qui allaite” » (Rey, 1998, II : 1410) et le mot mère, à l’instar du mot latin mater, « a désigné aussi celle qui tient lieu de mère au sens nourricier du terme » (Rey, 1998, II : 2203). Le vocable latin nous permet de faire la transition avec la déesse puisque mater s’ajoutait « au nom d’une déesse pour l’honorer » (Rey, 1998, II : 2206).

Dans « Hérodias », le personnage éponyme du récit est comparé à Cybèle, qui est une figure de la déesse-mère dans la mythologie gréco-latine : « Deux monstres en pierre, pareils à ceux du trésor des Atrides, se dressant contre la porte, elle ressemblait à Cybèle accotée de ses lions »86. La comparaison à Cybèle est d’autant plus intéressante qu’elle attire notre attention, d’une part, sur le lien entre la mère et la dévoration (qui résulte du fait que les lions sont associés à Cybèle) et, d’autre part, sur le lien entre la déesse-mère et la terre. En effet, si Cybèle est la Grande Mère des dieux, elle est également la déesse de la terre. Or, cet élément joue un rôle capital dans « The Idiots » puisque ce qui sous-tend la dévoration dans ce récit, c’est l’ensevelissement, qui constitue l’équivalent tellurique de la dévoration maternelle.

Dans « The Idiots », la mère et la terre ont un point commun : l’ambivalence. Elles sont également toutes les deux liées à la création : celle de l’enfant et celle de l’homme puisque, comme le rappelle Édouard Dhorme, l’homme a été créé, dans la Genèse, « avec la poussière provenant du sol, le mot adâmâh “sol” fournissant l’étymologie de âdâm “homme” et Adam, nom du premier homme »87.

On ne peut qu’être convaincu de cette ambivalence maternelle lorsqu’on lit : « When the twins were born, there was plenty of room in the house, for the mother of Jean-Pierre had gone away to dwell under a heavy stone in the cemetery of Ploumar88.» En effet, il ressort de cette phrase que la figure de la mère réunit deux aspects contradictoires, à savoir l’aspect créateur (the womb : « When the twins were born ») et l’aspect mortifère (the tomb: « the mother of Jean-Pierre had gone away to dwell under a heavy stone in the cemetery of Ploumar »). On retrouve ces deux aspects dans le passage suivant :

‘Like the earth they master and serve, those men [les paysans], slow of eye and speech, don’t show the inner fire; so that, at last, it becomes a question with them as with the earth, what there is in the core: heat, violence, a force mysterious and terrible — or nothing but a clod, a mass fertile and inert, cold and unfeeling, ready to bear a crop of plants that sustain life or give death (7).’

Il appert que cette ambivalence de la terre est mise en relief puisque les deux éléments qui la manifestent jouent un rôle essentiel dans l’effet de chute de la phrase.

Ainsi, à l’image de la mère, la terre renferme deux aspects contradictoires qui sont également présents dans la métaphore qui, au début du récit, sous-tend la réflexion du narrateur (« Such creatures [idiots] are forgotten by time, and live untouched by years till death gathers them up into its compassionate bosom », 2). Cette métaphore est d’autant plus intéressante qu’elle établit un lien, d’une part, entre la mère et la terre (« gathers them up into its compassionate bosom ») et, d’autre part, entre la création (« bosom ») et la mort (« death »)89. En effet, à l’instar du mot sein en français, le vocable bosom évoque non seulement, par un glissement métonymique, le mamelon, mais également la « partie intérieure » (Rey, 1998, III : 3442), c’est-à-dire la partie où la femme porte l’enfant : la matrice. Or, ce qui est frappant, c’est que l’on peut également employer le mot sein dans ce sens pour désigner ce que renferme la terre : « le sein de la terre » (Rey, 1998, III : 3442), « the bosom of the earth »90.

On ne peut donc pas s’étonner que Gilbert Durand souligne que le symbolisme de « la “materia” primitive » soit « axé sur la profondeur chtonienne ou abyssale du giron »91. Si cette observation s’avère dans les mythes, elle s’avère également dans le récit de Conrad. Ainsi, « The Idiots » est l’illustration du fait que « notre littérature “réaliste” est mythique »92. En effet, même si les hypotextes93 de ce récit ressortissent aux idéologies réaliste et naturaliste94, il est patent que le symbolisme de ce récit n’est pas sans lien avec le symbolisme mythique.

Il est temps, à présent, de revenir aux personnages dans lesquels ce symbolisme s’incarne : Susan et Hérodias.

Dans « The Idiots », la dévoration, qui est associée au personnage de Susan, se manifeste, d’une part, dans le symbolisme, comme on l’a vu précédemment, et, d’autre part, dans le fait que l’impossible épanouissement des enfants (« The Idiots ») peut être interprété comme relevant du désir narcissique de la mère95.

Le lien entre la dévoration et la figure maternelle est encore plus évident dans le récit de Flaubert. En effet, dans « Hérodias », le personnage éponyme du récit est fait à l’image de la déesse-mère : à l’instar de cette dernière, il incorpore tout. C’est pour cette raison que le personnage de Salomé manque d’épaisseur. En effet, la fille d’Hérodias n’a pas d’existence propre. Elle n’a qu’une fonction : séduire. Elle remplit sans doute son rôle, mais il est à noter que ce n’est pas Salomé qui séduit, c’est Hérodias par le truchement de sa fille : « C’était Hérodias, comme autrefois dans sa jeunesse » (199).

Dans une étude sur les Trois Contes, Raymonde Debray-Genette a mis l’accent sur cet « aspect médiateur de Salomé »96. Cette dernière n’est qu’ « un espace de transition » puisqu’elle assure « la passation des pouvoirs d’Hérode à Hérodias » (Debray-Genette, 1983 : 148). Salomé n’est donc qu’une médiatrice, une intermédiaire, c’est-à-dire un moyen97 qui permet à la mère de primer sur le père, à l’imaginaire de prévaloir sur le symbolique.

Ainsi, le triomphe d’Hérodias se manifeste de différentes façons. Si, du haut de la tribune de la salle du festin, Hérodias « domine la table d’Hérode » (Debray-Genette, 1983 : 148), cette domination ne relève pas uniquement de la spatialité puisque, en ce qui concerne les personnages, elle l’emporte sur Hérode et incorpore Salomé. D’ailleurs, cette incorporation ne concerne pas uniquement les personnages. En effet, Flaubert a d’abord désigné son récit en l’appelant « l’histoire de saint Jean-Baptiste »98, puis l’écrivain normand a opté, quelques mois plus tard, pour un autre titre : « Hérodias ». Ainsi, cette dernière a fini par incorporer « l’histoire de saint Jean-Baptiste ».

Notes
86.

Gustave Flaubert, Trois Contes, (Paris, Seuil, 1993), p. 198. Les références aux Trois Contes seront données dans cette édition, indiquées par un numéro de page entre parenthèses.

87.

« Ancien testament », La Bible, (Paris, Gallimard, 1956), I, n. 7, p. 7.

88.

Joseph Conrad, The Collected Stories of Joseph Conrad, (Hopewell,The Ecco Press, 1991), p. 4. Les références aux récits de Tales of Unrest seront données dans cette édition, indiquées par un numéro de page entre parenthèses.

89.

Dans The French Face of Joseph Conrad, Yves Hervouet donne des détails sur la genèse de « The Idiots ». Ce qui est à l’origine de ce récit, c’est : « a brief encounter with some idiot children sprawling in a ditch », Yves Hervouet, The French Face of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1990), p. 31. Le fait que Conrad les ait vus dans un fossé (« a ditch ») n’est pas insignifiant. Il est patent que le fossé est lié à la terre. Or, « The Idiots », le premier récit de Conrad, si l’on tient compte de l’ordre d’écriture, constitue, d’une manière évidente, une réflexion sur la création.

90.

Bien que l’équivalent anglais de l’expression sein de la terre, à savoir bosom of the earth , soit plus rare, on le trouve par exemple dans les vers suivants tirés de Queen Mab de Percy Bysshe Shelley : « The fertile bosom of the earth gives suck / To myriads, who still grow beneath her care », Percy Bysshe Shelley, The Complete Poetical Works of Percy Bysshe Shelley, (Whitefish, Kessinger Publishing, 2004), III, p. 284.

91.

Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’Imaginaire (1969), (Paris, Dunod, 1992), p. 262.

92.

Roland Barthes, « Mythologies »(1957), Œuvres complètes, (Paris, Seuil, 2002), I, p. 848. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Barthes, 2002, I b : 848).

93.

Gérard Genette définit ainsi l’hypertextualité : « J’entends par là toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire », Gérard Genette, Palimpsestes (1982), (Paris, Seuil, « Points », 1992), p. 13.

94.

Concernant « The Idiots », Yves Hervouet a notamment relevé un hypotexte flaubertien (Madame Bovary) et deux hypotextes zoliens (La Joie de vivre et surtout La Terre), voir à ce sujet : Yves Hervouet, The French Face of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1990), pp. 33-36. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Hervouet, 1990 : 33-36).

95.

À propos d’un roman de Chateaubriand, Atala, Pierre Glaudes écrit : « La mort du nourrisson ou son impossible épanouissement sont […] deux modalités d’un fantasme où sont étroitement imbriqués le désir narcissique de la mère, qui aspire à rester en possession de son enfant, et le désir fusionnel de cet enfant, qui rêve de demeurer pour toujours le préféré de sa mère, d’être à la fois tout pour elle et tout à elle », Pierre Glaudes, Atala, le désir cannibale (Paris, Presses Universitaires de France, 1994), p. 73.

96.

Raymonde Debray-Genette, « Du mode narratif dans les Trois Contes », Travail de Flaubert (Paris, Seuil, « Points », 1983), p. 148. Les références à cet article seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Debray-Genette, 1983 : 148).

97.

« Medium “milieu, centre”, neutre substantivé de l’adjectif medius “au milieu, au centre” », (Rey, 1998, II : 2181). Cette racine latine est présente dans les trois mots suivants : intermédiaire, médiateur, moyen.

98.

Lettre du 20 avril 1876 à Edma Roger des Genettes (Flaubert, 1998, V : 35).