B. La maison mère

Le lien entre la mère et la maison ne relève pas uniquement du fantasme. En effet, si l’on s’intéresse aux expressions françaises et anglaises, on se rend compte du fait que certaines expressions confèrent des caractères humains à la maison, par exemple « fils de la maison » (Rey, 1998, II : 2101) et son équivalent anglais « son of the house ». Dans cette acception de « race, famille, descendance » (Rey, 1998, II : 2101), la maison est liée à la mère puisque cette dernière est à l’origine de toute famille, de toute race, de toute descendance.

Si, dans l’expression « fils de la maison », le rapport entre la maison et la mère est implicite, il est explicite dans l’expression « maison mère ». En anglais, il existe même un nom composé mother-house 99 . Ce dernier met en évidence la proximité entre la mère et la maison.

Dans « La légende de saint Julien l’Hospitalier », l’exemple de la « cahute » que construit Julien (« il se fit une cahute avec de la terre glaise et des troncs d’arbres », 127) présente un intérêt d’autant plus grand qu’il nous permet, d’une part, de faire la transition de la terre-mère à la maison mère et, d’autre part, de mieux appréhender le lien qui unit la mère à la maison. À propos de cette cahute, Michael Issacharoff écrit :

‘Qu’il la construise avec de la terre est significatif sur le plan symbolique ; la terre ayant précisément une valeur maternelle, protectrice. L’univers de Julien subit ainsi un rétrécissement : à partir du noble château de sa famille, en passant par le joli palais de son mariage, il vient retrouver la protection, la mort même dans le sein de la terre100.’

Dans cette analyse, Issacharoff assigne la valeur maternelle au symbolisme tellurique. C’est parce que la cahute a été construite avec de la terre qu’elle évoque la mère. Or, même si le symbolisme établit un rapport entre la maison et la mère, il est patent que, dans les Trois Contes et les Tales of Unrest, ce rapport est loin de se réduire à cette dimension. En effet, ce n’est pas dans le champ collectif, duquel relève le symbolisme, mais dans le champ individuel, auquel ressortit le fantasme, que le lien entre la maison et la mère est, dans notre corpus, le plus évident.

Dans « The Return », il est manifeste que la maison possède, aux yeux d’Alvan Hervey, un caractère féminin. Il suffit de lire la phrase suivante pour s’en convaincre : « Alvan Hervey [...] rang at his door. A parlourmaid opened. A fad of his wife’s, this, to have only women servants » (104). En effet, alors que la maison apparaît pour la première fois dans la diégèse, elle est pourvue d’emblée d’une aura féminine qui est liée, d’une part, au fait que la première personne qu’il rencontre est une femme (« Alvan Hervey [...] rang at his door. A parlourmaid opened », 104) et, d’autre part, au fait que l’on apprend incidemment que sa femme a décidé de n’engager que du personnel féminin (« A fad of his wife’s, this, to have only women servants », 104). Si, dans un premier temps, cette remarque semble anodine, elle prend une grande importance par la suite. En effet, c’est parce qu’il n’y a que des femmes dans la maison que le protagoniste se rend compte du fait, que, à l’instar de la vérité101, le savoir n’est pas-tout, c’est-à-dire qu’il tient au réel (au sens lacanien du terme), à l’impossible :

‘Several times he [Alvan Hervey] looked up covertly at the faces of those girls. Impossible to know. They changed his plate and utterly ignored his existence. What impenetrable duplicity. Women — nothing but women round him. Impossible to know (141). ’

Deux couples de questions, qui nous sont rapportés au style indirect libre, mettent en relief l’évolution de la réflexion d’Alvan Hervey. Dans un premier temps, la pensée du protagoniste postule l’existence de l’être et, comme le dit Lacan, c’est ce qui la tient102. Ayant compris que les apparences sont trompeuses, Alvan Hervey veut connaître les pensées, les sentiments de sa femme : « What did she think ? What did she feel ? » (142)

Puis, un sentiment d’étrange familier (unheimlich 103 ) envahit le protagoniste. Bien qu’il soit marié depuis cinq ans (« He had married five years ago », 101), sa femme devient soudainement une étrangère à ses yeux : « What was she ? Who was she ? » (148)

L’opposition bourgeoise104 entre l’apparence et la réalité cède donc la place à la remise en question moderne de l’être, qui sous-tend ce second couple de questions. Cette remise en question se traduit par une prise de conscience : Alvan Hervey se rend compte du fait que « le partenaire de l’autre sexe reste l’Autre » (Lacan, 1999 : 152). Autrement dit, il a soudainement l’impression que sa femme est une étrangère, mais une étrangère qui, comme le dit Jacques Derrida, « se trouve déjà au-dedans (das Heimliche-Unheimliche), plus intime à soi que soi-même »105. Cette « extimité »106 du partenaire féminin est due au fait qu’« il n’y pas La femme puisque [...] de son essence, elle n’est pas toute » (Lacan, 1999 : 93) et c’est en cela qu’elle tient au réel.

La maison étant, dans « The Return », associée à la femme, elle est, par conséquent, le lieu de l’étrange familier, l’endroit extime par excellence puisque, même si l’intérieur de la maison constitue une protection contre le monde extérieur, il y a, dans le récit de Conrad, une extériorité dans cet intérieur. Cette dernière tire son origine de l’aura féminine qui se dégage de la maison. D’ailleurs, c’est à cause de cette extériorité que la maison n’est plus un endroit protecteur (heim, home), mais le lieu dans lequel l’angoisse prévaut : « He [Alvan Hervey] remembered all the streets — the well-to-do streets he had passed on his way home ; all the innumerable houses with closed doors and curtained windows. Each seemed now an abode of anguish and folly. » (113)

Si Lacan a mis en évidence, dans le Séminaire X, le lien entre le surgissement de l’angoisse et le sentiment d’étrange familier107, il a également souligné que c’est la proximité du réel qui déclenche l’angoisse. Or, dans la problématique orale, la proximité du réel fait pendant à l’imminence de la dévoration : « Ne savez-vous pas que ce n’est pas la nostalgie du sein maternel qui engendre l’angoisse, mais son imminence ? Ce qui provoque l’angoisse, c’est tout ce qui nous annonce, nous permet d’entrevoir, qu’on va rentrer dans le giron. » (Lacan, 2004 : 67) Ainsi, c’est parce que la présence de cette menace de dévoration se fait toujours plus sentir que l’angoisse s’empare d’Alvan Hervey. Cette présence envahissante empêche la mise en place du couple présence-absence dont parle Lacan :

‘Ce n’est pas, contrairement à ce qu’on dit, le rythme ni l’alternance de la présence-absence de la mère. La preuve en est que ce jeu présence-absence, l’enfant se complaît à le renouveler. La possibilité de l’absence, c’est ça, la sécurité de la présence. Ce qu’il y a de plus angoissant pour l’enfant, c’est justement quand le rapport sur lequel il s’institue, du manque qui le fait désir, est perturbé, et il est le plus perturbé quand il n’y a pas de possibilité de manque, quand la mère est tout le temps sur son dos. (Lacan, 2004 : 67)’

Il est donc patent qu’il existe une corrélation entre, d’une part, la surféminisation de la maison et, d’autre part, le surgissement de l’angoisse. Cette dernière envahit le protagoniste parce que, à l’instar de la déesse-mère/terre-mère, la maison est une figure de la mère dévorante. D’ailleurs, ce lien entre la maison et l’incorporation est d’autant plus évident que le symbolisme de la terre est greffé, à la fin du récit, sur la dimension orale :

‘Then below, far below her [Mrs Hervey], as if in the entrails of the earth, a door slammed heavily; and the quiet house vibrated to it from roof to foundations, more than to a clap of thunder.
He [Alvan Hervey] never returned (150, les italiques sont de nous).’

À l’image du fœtus, le protagoniste fait corps avec la maison mère/terre-mère : il est incorporé. Mais, cette incorporation, qui ressortit à la mort, cède la place à une naissance. En effet, c’est parce que le départ d’Alvan Hervey introduit de l’absence qu’il conjure la menace de l’incorporation maternelle et, partant, l’angoisse.

Il s’agit donc d’une naissance particulière puisqu’elle est étroitement liée à ce qui marque l’absence : le registre du symbolique, que l’on associe traditionnellement au père.

Notes
99.

Le nom composé « mother-house » a un sens proche de celui que l’expression « maison mère » avait initialement : « établissement religieux à la tête de certains couvents », (Rey, 1998, II : 2206).

100.

Michael Issacharoff, « “Hérodias” et la symbolique combinatoire des Trois Contes », Langages de Flaubert, (Paris, Minard, 1976), p. 61

101.

« Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas. La dire toute, c’est impossible, matériellement : les mots y manquent. C’est même par cet impossible que la vérité tient au réel. », Jacques Lacan, « Télévision », Autres écrits, (Paris, Seuil, 2001), p. 509.

102.

« Le discours de l’être suppose que l’être soit, et c’est ce qui le tient », Jacques Lacan, Séminaire XX, Encore (1975), (Paris, Seuil, « Points », 1999), p. 150. . Les références au Séminaire XX seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Lacan, 1999 : 150).

103.

Voir à ce sujet : Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais (1985), (Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1988), pp. 209-263. La traduction de Marie Bonaparte (« l’inquiétante étangeté ») ne tient pas compte de la racine heim dont l’équivalent anglais est le vocable home signifiant« chez soi ». Il semble donc plus juste d’adopter la traduction proposée par François Roustang : « l’étrange familier ».

104.

En effet, dans le roman blazacien comme dans le roman policier, on ne cesse de s’efforcer de distinguer ce qui relève de l’apparence de ce qui ressortit à la réalité.

105.

Jacques Derrida, Spectres de Marx, (Paris, Galilée, 1993), p. 273.

106.

Ce néologisme lacanien conjoint « l’intime à la radicale extériorité », (Lacan, 2006 : 249).

107.

« L’angoisse, c’est quand apparaît dans cet encadrement ce qui était déjà là, beaucoup plus près, à la maison, Heim. C’est l’hôte, allez-vous dire. En un certain sens, oui, bien sûr, cet hôte inconnu qui apparaît de façon inopinée a tout à fait affaire avec ce qui se rencontre dans l’unheimlich, mais c’est trop peu que de le désigner ainsi. Car, comme le terme vous l’indique, alors, pour le coup, fort bien en français, cet hôte, dans son sens ordinaire, est déjà quelqu’un de bien travaillé par l’attente », (Lacan, 2004 : 91)