A. Les avatars du père imaginaire :

1. Dévorer

a) Le souverain hanté

Le père imaginaire, « c’est une certaine forme du bon dieu » (Lacan, 1994 : 280), dit Lacan dans le Séminaire IV. Lacan emploie ici l’expression familière « le bon dieu ». Il appert, par conséquent, que l’adjectif bon ne doit pas être considéré dans son acception courante puisque, d’une manière générale, le père imaginaire est « le père effrayant » qui, comme le rappelle Lacan, « n’a aucunement, de façon obligée, de relation avec le père réel de l’enfant » (Lacan, 1994 : 220).

Le père imaginaire est donc le père, au sens étymologique du terme. Effectivement, en indoeuropéen, « le mot [°pater-] n’impliquait pas la paternité physique et la parenté stricte, et servait à qualifier en permanence le dieu suprême » (Rey, 1998, II : 2658). Dans « Karain: A Memory », il est évident que le héros éponyme du récit est une figure du père imaginaire puisque, si l’on prête attention aux différents mots qui décrivent le rôle que joue Karain pour son peuple, on se rend compte qu’une dimension divine leur est sous-jacente. En effet, Karain est l’objet d’un véritable culte : on le célèbre108(célébrer : « fêter solennellement (un jour, un rite, une fête) », Rey, 1998, I : 666), on lui rend hommage109 (hommage : « marque de vénération, de soumission (à Dieu) », Rey, 1998, II : 1729), on lui est dévoué110 (dévouer : « vouer (à la divinité) » Rey, 1998, III : 4102). Ainsi, l’examen minutieux des remarques du narrateur extradiégétique111 nous amène à la conclusion suivante : le lien qui unit les gens de Karain à leur souverain s’apparente à un culte divin. Ainsi, Karain est le dieu suprême aux yeux de son peuple, il est donc une figure du père imaginaire.

Il ne faut pas, toutefois, négliger les particularités de ce personnage. Karain est sans doute une figure paternelle pour son peuple, mais le père imaginaire qu’il incarne est hanté par une autre figure paternelle : Pata Matara.

Le nom de ce personnage secondaire n’est pas sans évoquer les racines des vocables français père et mère : pater et mater. Il n’est pas anodin que les figures paternelle et maternelle soient associées dans ce nom. En effet, il n’y a qu’une figure qui réunisse ces deux aspects : l’hommelle, c’est-à-dire l’« homme-elle », la « femme non châtrée » (Lacan, 2006 : 293). Or, l’hommelle n’existe pas. Ainsi, ce qui est présupposé par la coexistence de ces deux aspects que le nom Pata Matara implique, c’est la prédominance de l’imaginaire puisque c’est le seul registre qui puisse donner une forme à ce qui n’existe pas.

Le personnage de Pata Matara se situe principalement dans ce registre. En effet, il s’inscrit d’emblée dans un processus d’identification112. Karain s’identifie à Pata Matara et cette identification constitue une identification au père. D’ailleurs, le fait que Karain le décrive ainsi n’est pas dépourvu d’intérêt : « he was the chief of many villages round the great lake that is in the middle of our country as the heart is in the middle of a man’s body » (79). Ce portrait de Pata Matara contraste très vivement avec celui que le narrateur extradiégétique fait de Karain : « He was the ruler of three villages on a narrow plain ; the master of an insignificant foothold on the earth » (63). Cette opposition met en évidence, d’une part, le fait que Pata Matara est une figure du pouvoir dans le discours de Karain et, d’autre part, le fait que Karain est précisément associé à une carence de pouvoir dans le discours du narrateur extradiégétique. Or, le pouvoir ressortit au phallus imaginaire et ce dernier joue un rôle important dans le choix des modèles identificatoires. En effet, si le narrateur extradiégétique met l’accent sur l’insignifiance du domaine de Karain, c’est parce qu’il s’efforce de désamorcer le pouvoir de fascination qu’il exerce sur son peuple et, partant, de le rejeter comme modèle identificatoire. À l’inverse, le portrait que Karain fait de Pata Matara implique nécessairement que ce dernier incarne, aux yeux de Karain, un tel modèle.

Dans le Séminaire III, Lacan souligne qu’il est nécessaire de réfléchir à la fonction du pronom personnel tu pour mieux saisir le rapport à l’autre113. L’identité de Karain est, dans un premier temps, liée à celle de l’autre : je suis celui que tu es. Voilà comment l’on pourrait résumer l’identification de Karain à Pata Matara. Or, la mort de ce dernier remet en question l’identité de Karain. Le spectre de Pata Matara114 surgit donc pour combler cette béance identitaire. En effet, l’autre n’étant plus, Karain ne peut plus être l’autre. Toutefois, il n’a pas recours à l’illusion cartésienne qui sous-tend le cogito. Karain est, non pas parce qu’il pense, mais parce qu’il est hanté115.

Pour revenir aux réflexions de Lacan sur le tu, ce dernier ajoute dans le Séminaire IV, à propos de la structure paranoïaque du Président Schreber : « ce n’est pas – tu es celui que tu es, mais tu es celui qui tuais » (Lacan, 1994 : 211, les italiques sont de l’éditeur). On pourrait, mutatis mutandis, faire un jeu de mots semblable au sujet de Karain. Lorsque ce dernier est hanté par le spectre de Pata Matara, ce n’est plus – je suis celui que tu es, mais tu es celui qui tuais. Le spectre de Pata Matara hante Karain pour lui rappeler qu’il est celui qui tuait... Pata Matara.

Ce meurtre joue un rôle capital dans l’évolution du personnage éponyme du récit. En effet, c’est à cause de ce meurtre que l’identification cède la place à l’hallucination, le spectral succède au spéculaire. C’est que, « pour se constituer en unique moi vivant, pour se rapporter, comme le même, à lui-même », Karain a été amené « à accueillir l’autre au-dedans »116, c’est-à-dire à incorporer Pata Matara. À l’image du père imaginaire, Karain incorpore tout : Pata Matara, son peuple et, dans une certaine mesure, le récit de Conrad.

Notes
108.

« we seem yet to hear their [celles des gens de Karain] soft voices speaking of battles, travels and escapes; [...] celebrating with loyal enthusiasm the virtues of their ruler » (63, l’italique est de nous).

109.

« He [Karain] was treated with a solemn respect accorded in the irreverent West only to the monarchs of the stage, and he accepted the profound homage with a sustained dignity » (64, les italiques sont de nous).

110.

« They were Karain’s people — a devoted following » (64, l’italique est de nous) ; « He [Karain] was there alone in the midst of devoted men» (67, l’italique est de nous).

111.

Gérard Genette établit une distinction importante entre le narrateur extradiégétique et le narrateur intradiégétique : « L’instance narrative d’un récit premier est donc par définition extradiégétique, comme l’instance narrative d’un récit second (métadiégétique) est par définition [intra]diégétique », Gérard Genette, Figures III, (Paris, Seuil, 1972), p. 239.

112.

Dans le Séminaire IV, Lacan insiste sur le lien qui unit le processus d’identification à l’imaginaire : « Le père imaginaire, nous avons tout le temps affaire à lui. C’est lui auquel se réfère le plus communément toute la dialectique, celle de l’agressivité, celle de l’identification, celle de l’idéalisation par où le sujet accède à l’identification au père », (Lacan, 1994 : 220).

113.

Jacques Lacan, Séminaire III, Les Psychoses, (Paris, Seuil, 1981), pp. 333-343. Les références au Séminaire III seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Lacan, 1981 : 333-343).

114.

« “Then, one evening, as I [Karain] sat by my fire after having eaten, I looked down on the ground and began to remember my wanderings. [...] A man was coming towards me across the small clearing. [...] It was Matara”» (88).

115.

Dans Spectres de Marx, Derrida a mis en évidence ce lien entre la hantise et l’être : « “je suis” voudrait dire “je suis hantée” », Jacques Derrida, Spectres de Marx, (Paris, Galilée, 1993), p. 212.

116.

Jacques Derrida, Spectres de Marx, (Paris, Galilée, 1993), p. 224.