2. Être dévoré

« Une fête est un excès permis, voire ordonné, une violation solennelle d’un interdit »125, écrit Freud dans Totem et Tabou. L’interdit en question provient du totem. C’est pour cette raison que Freud parle de « fête totémique » (Freud, 2001 : 210) ou de « repas totémique » (Freud, 2001 : 200). Le vocable festin permet de concilier ces deux aspects puisque, d’une part, il a la même racine que le mot fête 126 et, d’autre part, il désigne un repas.

Dans « Hérodias », il y a un « festin » (83). Ce dernier occupe une place souveraine. En effet, la troisième et dernière partie du récit lui est consacrée. Ce festin a de nombreux points communs avec le repas totémique.

Dans Totem et Tabou, Freud souligne que le totem « est, en premier lieu, l’ancêtre du groupe » (Freud, 2001 : 13). Puis, il met l’accent sur la correspondance étroite entre le totem et le sacré :

‘Ceux qui ont le même totem sont donc soumis à l’obligation sacrée, dont la violation entraîne un châtiment automatique, de ne pas tuer (ou détruire) leur totem, de s’abstenir de manger de sa chair ou d’en jouir autrement. Le caractère totémique est inhérent, non à tel animal particulier [...], mais à tous les individus appartenant à l’espèce du totem. (Freud, 2001 : 13)’

Il ressort notamment de ce passage que le totem est connexe à la problématique orale.

Il est interdit de manger le totem qui est, la plupart du temps, un animal. Dans « Hérodias », l’âne semble jouer ce rôle pour les Pharisiens : « On leur avait servi le ragoût chéri de Mécène, de l’âne sauvage, une viande immonde. » (195-196) L’adjectif immonde n’est pas employé ici dans son acception courante, mais dans son sens premier puisqu’il « s’applique d’abord à ce qui est impur selon la loi religieuse » (Rey, 1998, II : 1788).

Si l’âne sauvage est l’animal totémique des Pharisiens, il est également le comparant d’un similé127 auquel saint Jean-Baptiste a recours lorsqu’il s’écrie : « “Je crierai comme un ours, comme un âne sauvage, comme une femme qui enfante !” » (174) Jean Bellemin-Noël a mis l’accent sur ces « termes qui font réseau autour de l’idée de se repaître de saint Jean-Baptiste » (Bellemin-Noël, 1993 : 87). Certes, il est patent que Bellemin-Noël fait référence à Totem et Tabou, néanmoins il est bien regrettable que cette référence demeure implicite, car la lecture du livre de Freud permet de jeter un éclairage intéressant sur ce récit flaubertien.

Si l’on tient compte, d’une part, du fait que le totem est, selon Freud, le « substitut au père » (Freud, 2001 : 198) et, d’autre part, du fait que, comme l’a souligné Jean Bellemin-Noël, saint Jean-Baptiste est une figure du père imaginaire128, la relation entre le festin et l’incorporation du père, qui fonde le repas totémique, se manifeste avec évidence.

Cette correspondance entre le festin qui a lieu dans « Hérodias » et le repas totémique est bien plus étroite qu’il ne paraît de prime abord. Effectivement, si le repas totémique est nécessaire, c’est à cause de « l’influence de nouvelles conditions survenant dans l’existence. » (Freud, 2001 : 204) Ces « nouvelles conditions » impliquent la survenue du démon, au sens étymologique du terme, puisque le vocable grec daimôn, dont provient le mot français démon, a fourni « au vocabulaire chrétien le mot désignant l’esprit malin. Il s’agit d’un dérivé de daiesthai “diviser, partager” » (Rey, 1998, I : 1033). Ce n’est sans doute pas un hasard si, au début d’« Hérodias », on apprend que la division prévaut dans la tétrarchie d’Hérode-Antipas :

‘Les Juifs ne voulaient plus de ses mœurs idolâtres, tous les autres de sa domination ; si bien qu’il [Hérode-Antipas] hésitait entre deux projets : adoucir les Arabes ou conclure une alliance avec les Parthes ; et, sous prétexte de fêter son anniversaire, il avait convié, pour ce jour même, à un grand festin, les chefs de ses troupes, les régisseurs de ses campagnes et les principaux de la Galilée. (141)’

Dans Totem et Tabou, Freud met l’accent sur le lien entre l’exogamie et le totem. Étant donné que « tous ceux qui descendent du même totem sont consanguins » (Freud, 2001 : 17), il ne peut pas y avoir d’unions sexuelles entre eux. Ainsi, aucun homme n’est en mesure de « s’emparer des femmes » et, partant, de « les avoir toutes à lui » (Freud, 2001 : 202). Il appert donc que cette mesure vise à préserver l’unité du groupe.

Contrairement aux « sauvages » qui, selon Freud, « semblent obsédés par une crainte excessivement prononcée de l’inceste » (Freud, 2001 : 18), Hérode-Antipas s’accommode de son union incestueuse avec Hérodias129. Or, de même que, dans un clan, l’inceste équivaut à une violation du tabou, c’est-à-dire à une remise en question de l’unité du groupe130, de même, dans « Hérodias », l’inceste suscite la division au sein de la tétrarchie d’Hérode-Antipas :

‘—  « Sans doute », reprit [le Pharisien] Éléazar, « il faut épouser la femme de son frère, mais Hérodias n’était pas veuve, et de plus elle avait un enfant, ce qui constituait l’abomination. »
— « Erreur ! erreur ! » objecta le Sadducéen Jonathas. « La loi condamne ces mariages, sans les proscrire absolument. » (176-177)’

Cet inceste fait également l’objet d’une réprobation de la part de saint Jean-Baptiste131 qui, à l’instar du père primitif freudien, interdit « l’accès à la jouissance des femmes » 132, ou plutôt veut « le punir de l’accès à une d’entre elles »(Poizat, 1998 : 55) : Hérodias.

C’est donc pour conjurer le démon de la division qu’Hérode-Antipas organise un festin. Le festin est un repas, certes, mais il est également une fête, dans l’acception freudienne du terme, c’est-à-dire « une violation solennelle d’un interdit » (Freud, 2001 : 198). Il est donc permis, lors de ce festin, de violer les tabous. Cette licence festive explique, d’une part, les mœurs licencieuses133 et, d’autre part, le fait que l’on peut incorporer le totem (l’âne sauvage pour les Pharisiens) et, partant, la figure du père primitif (Freud) ou imaginaire (Lacan) : saint Jean-Baptiste

De même que le rapport entre le repas totémique et la culpabilité est patent134, de même la relation entre le festin d’ « Hérodias » et la culpabilité est évident135. Cette culpabilité collective fonde l’unité du clan et, dans le récit de Flaubert, celle de la tétrarchie d’Hérode-Antipas.

Notes
125.

Sigmund Freud, Totem et Tabou, (Paris, Payot, 2001), p. 198. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Freud, 2001 : 198).

126.

Le mot festin « est probablement un emprunt [...] à l’italien festino “repas de fête”, diminutif de l’italien festa “fête”, de même origine que le français », (Rey, 1998, II : 1417).

127.

« Bref, si l’on développe la métaphore, si on lui restitue son comme, on a une figure de comparaison tout à fait spéciale, que les Anciens nommaient eikôn, simile, et que nous nommerons comme les Anglais similé. Le similé est une comparaison entre termes hétérogènes : Elle chante comme un rossignol », Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, (Paris, Presses Universitaires de France, 1991), p. 129. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Reboul, 1991 : 129).

128.

À propos d’une phrase d’ « Hérodias » (« Il [saint Jean-Baptiste] avait une peau de chameau autour des reins, et sa tête ressemblait à celle d’un lion », 150), Jean Bellemin-Noël écrit : « Crinière léonine et peau de bête sur les reins reconnaissons que l’homme a bien des points communs avec le fauve qui incarne le Père Imaginaire », (Bellemin-Noël, 1993 : 113).

129.

« Petite-fille d’Hérode le Grand, Hérodias était l’une des nièces d’Antipas ; mais elle était aussi sa belle-sœur car, avant de le séduire et de l’épouser, elle avait été mariée à un autre de ses oncles, Hérode-Philippe, dont elle avait eu une fille, Salomé », Pierre-Marc de Biasi, éd., Trois Contes, (Paris, Seuil, 1993), n. 2, p. 140.

130.

« L’homme qui a enfreint un tabou devient tabou lui-même, car il possède la faculté dangereuse d’inciter les autres à suivre son exemple. Il éveille la jalousie et l’envie : pourquoi ce qui est défendu aux autres lui serait-il permis ? Il est donc réellement contagieux, pour autant que son exemple pousse à l’imitation, et c’est pourquoi il doit être évité », (Freud, 2001 : 54, l’italique est de l’auteur).

131.

S’adressant à Hérode-Antipas, saint Jean-Baptiste s’écrie : « Le châtiment est déjà dans ton inceste. Dieu t’afflige de la stérilité du Mulet ! » (174)

132.

Michel Poizat, Variations sur la Voix, (Paris, Anthropos, 1998), p. 54. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Poizat, 1998 : 54).

133.

Ce festin est une véritable orgie, dans toutes les acceptions du mot, puisque, d’une part, les excès de table et de boisson s’accompagnent de plaisirs érotiques, et, d’autre part, l’on apprend que Salomé danse « comme les bacchantes de Lydie » (201). Or, le vocable orgie « est emprunté au latin orgia, [...] qui désigne les fêtes solennelles en l’honneur de Bacchus », (Rey, 1998, II : 2485).

134.

Selon Michel Poizat, le repas totémique « fonde la culpabilité des fils » (Poizat, 1998 : 54).

135.

« Ensuite Mannaëi la [la tête de saint Jean-Baptiste] présenta à Antipas. Des pleurs coulèrent sur les joues du Tétrarque. », (206).