1. La régression

L’idée de « régression » présuppose l’existence de stades. Ces derniers ne sont que des jalons qui permettent de mieux comprendre le développement psychique du sujet. Dans cette sous-partie, nous allons porter notre attention sur les différentes étapes qui composent le stade phallique.

En 1958, Lacan s’est intéressé, tout à la fois dans une conférence140 et dans le Séminaire V, à la signification du phallus. Il est patent que la conception lacanienne du phallus est loin de réduire ce dernier à l’organe mâle. Toutefois, il ne semble pas qu’il y ait une distinction radicale entre pénis et phallus. En effet, le phallus est lié au pénis puisqu’il le symbolise.

Afin de mieux saisir la conception lacanienne du phallus, on peut se concentrer sur le rôle que joue le vocable ivoire (« ivory ») dans « An Outpost of Progress ». Il désigne par métonymie les défenses d’éléphant (« tusks »), qui évoquent l’organe mâle. Pourtant, de même que le phallus ne se réduit pas au pénis, de même le mot ivoire ne se limite pas à la défense. Cette dernière n’est liée qu’au signifié du vocable ivoire. Or, ce n’est pas le signifié, mais le signifiant du mot ivoire (« ivory ») qui équivaut au phallus, du moins pour autant que, sur le modèle de la psychanalyse d’orientation lacanienne, l’on considère ce dernier comme « un signifiant »141.

C’est d’ailleurs sans doute lorsque, comme l’a montré Josiane Paccaud-Huguet à propos du signifiant « horror » dans Heart of Darkness 142 , des bouts du signifiant « ivORy » se répandent dans le texte143 que l’on appréhende le mieux le lien entre le phallus et l’objet partiel. En effet, à l’image de la mère qui se réduit à l’objet partiel qu’est le sein lors de la succion, le signifiant « ivory » se réduit aux bouts qui se disséminent et contaminent les autres signifiants. Ces « éclats visuels et sonores » (Paccaud-Huguet, 2002 : 181)  émanent donc du signifiant « ivory », de la même manière que les objets partiels émanent de l’objet a. Ainsi, ce qui établit une correspondance structurelle entre l’objet a et le signifiant, c’est le phallus.

Ce dernier est un signifiant, une grand-route autour de laquelle s’organise l’Empire colonial belge :

‘La grand-route est ainsi un exemple particulièrement sensible de ce que je vous dis quand je parle de la fonction du signifiant en tant qu’il polarise, accroche, groupe en faisceau les significations. Il y a une véritable antinomie entre la fonction du signifiant et l’induction qu’elle exerce sur le groupement de significations. Le signifiant est polarisant. C’est le signifiant qui crée le champ des significations. (Lacan, 1981 : 328)’

De même que « les villes se sont formées, cristallisées, installées au nœud des routes » (Lacan, 1981 : 328), de même c’est l’ivoire qui sous-tend l’établissement des comptoirs et des avant-postes belges, en particulier celui dont il est question dans le titre du récit de Conrad. Effectivement, si l’on se fie au dire de Carlier, cet avant-poste ne semble servir qu’à entasser l’ivoire : « “We [Kayerts and Carlier] shall let life run easily here ! Just sit still and gather in the ivory those savages will bring”» (41).

Si Kayerts et Carlier souhaitent amasser une grande quantité d’ivoire, c’est parce qu’ils recherchent avant tout leurs intérêts personnels : ils perçoivent des commissions (« there were commissions to get », 39). Mais ce désir d’ivoire, que les deux protagonistes partagent, fait bientôt place à la cupidité. Il suffit de lire le passage suivant pour s’en convaincre :

‘Then he [Makola] said abruptly: “We have got very little ivory; bad six months’ trading. Do you like get a little more ivory?”’ ‘“Yes,” said Kayerts, eagerly. He thought of percentages which were low. ’ ‘“Those men who came yesterday are traders from Loanda who have got more ivory than they can carry home. Shall I buy? I know their camp.”’ ‘“Certainly,” said Kayerts. “What are those traders?”’ ‘“Bad fellows,” said Makola, indifferently. “They fight with people, and catch women and children. They are bad men, and got guns. There is a great disturbance in the country? Do you want ivory?”’ ‘“Yes,” said Kayerts. Makola said nothing for a while. Then: “Those workmen of ours are no good at all,” he muttered, looking round. “Station in very bad order, sir. Director will growl. Better get a fine lot of ivory, then he say nothing.”’ ‘“I can’t help it; the men won’t work,” said Kayerts. “When will you get that ivory?”’ ‘“Very soon,” said Makola. “Perhaps to-night. You leave it to me, and keep indoors, sir. I think you had better give some palm wine to our men to make a dance this evening. Enjoy themselves. Work better tomorrow. There’s plenty palm wine — gone a little sour” (49).’

Ce qui frappe à la lecture de ce dialogue, c’est la subtilité du discours de Makola. Certes, Makola parle un anglais incorrect144 (le « pidgin-English », c’est-à-dire l’équivalent anglais du « petit-nègre »145), ce qui le dénigre, au sens étymologique du terme146, et, partant, l’exclut de la communauté des colons à laquelle Kayerts et Carlier appartiennent. Mais, ces derniers sont surpassés par Makola dans l’art de la rhétorique. En effet, dans les deux premières répliques, il y a un contraste saisissant entre l’atténuation qui caractérise le discours de Makola (il utilise une figure de rhétorique, à savoir l’euphémisme, lorsqu’il dit : « a little more ivory »147) et le manque de retenue qui se décèle dans la réponse de Kayerts (« “Yes,” said Kayerts, eagerly »).

Cette cupidité s’explique par le fait que ce n’est pas la loi du père, mais celle de la mère, qui sous-tend le désir d’ivoire de Kayerts et Carlier : « La loi de la mère, c’est, bien entendu, le fait que la mère est un être parlant, et cela suffit à légitimer que je dise la loi de la mère. Néanmoins, cette loi est, si je puis dire, une loi incontrôlée. » (Lacan, 1998b : 188, les italiques sont de l’éditeur). Ce désir immodéré d’ivoire met donc en évidence le fait que, même s’il s’agit, dans un premier temps, d’avoir ou de ne pas avoir l’ivoire/le phallus, cette alternative ne ressortit pas véritablement à la troisième étape du stade phallique qui permet, selon Lacan, la sortie du complexe d’Œdipe :

‘C’est pour autant qu’il [le père] intervient au troisième temps [du stade phallique] comme celui qui a le phallus, et non pas qui l’est, que peut se produire la bascule qui réinstaure l’instance du phallus comme objet désiré de la mère, et non plus seulement comme objet dont le père peut priver. (Lacan, 1998b : 193).’

Le passage de l’être à l’avoir fait pendant au passage de l’imaginaire au symbolique. Or, ce dernier relevant de ce « qui distingue »148, il est manifeste que la perception que Kayerts et Carlier ont du monde qui les entoure, en est dépourvue : « the brilliant sunshine disclosed nothing intelligible. Things appeared and disappeared before their eyes in an unconnected and aimless kind of way » (43). Au début du récit, le désir d’ivoire des deux protagonistes se situe donc entre la première (« être ou ne pas être, to be or not to be le phallus » Lacan, 1998b : 186) et la troisième étape (l’avoir ou ne pas l’avoir).

Le désir colonial se situe également à cette place. Il en est de même de celui de Makola. En effet, lorsqu’il suggère à Kayerts de donner du vin de palme aux hommes de la Compagnie car ce vin est devenu aigre149, il adopte une attitude identique à celle des marchands d’armes qui, dans « Karain: A Memory », dissimule leur véritable dessein, à savoir le profit, sous une apparente bienveillance : « All we [le narrateur extradiégétique, Hollis et Jackson] could do for him [Karain] was to see to it that the powder was good for the money and the rifles serviceable, if old » (73). De même que les trafiquants vendent des fusils à Karain parce qu’ils sont obsolescents (et, partant, à faible valeur marchande en Occident), de même Makola veut donner du vin de palme aux gens de la Compagnie parce qu’il est devenu aigre.

L’apprenti colon dépasse même le maître colonial car la volonté de Makola est sous-tendue par l’intention d’enivrer les hommes de la Compagnie afin que les trafiquants de Loanda puissent s’emparer d’eux et en faire leurs esclaves. Le fait que Makola ait élaboré une telle manœuvre dans le but d’obtenir de l’ivoire (« six splendid tusks ») met en relief l’insatiabilité qui caractérise le désir colonial.

À l’instar de ce dernier, le désir de Makola se situe, dès le début, et demeure, jusqu’à la fin du récit, à la deuxième étape du stade phallique.

Mais les personnages auxquels Conrad prête une attention particulière sont ceux dont le désir fait l’objet d’une régression. Si, dans les récits et romans conradiens, les désirs des protagonistes (que l’on pense, par exemple, à Kayerts, Karain ou Kurtz, dont les trois noms commencent par la même lettre que le véritable nom de Conrad : Korzeniowski) sont enclins à l’involution, c’est sans doute parce que, dans l’univers de ces derniers, l’imaginaire prévaut sur le symbolique, la mère triomphe sur le père : « the function of the Name-of-the-Father which is to enforce symbolic law has been superseded by the Mother’s will »150 écrit Josiane Paccaud-Huguet, à propos du récit qui ouvre le recueil Tales of Unrest, à savoir « Karain: A Memory ».

Toutefois, alors que, dans Heart of Darkness , l’objet d’ivoire est l’objet qui matérialise le mieux cette régression (Kurtz se réduit à peu de chose près à une défense, « tusk »), il ne joue pas un rôle aussi central dans « An Outpost of Progress ».

Dans un article portant sur Heart of Darkness, Josiane Paccaud-Huguet met au jour l’aspect mortifère qui sous-tend l’objet d’ivoire :

‘Les résonances étranges peuvent aussi se propager sur le support d’un mot anodin : par exemple lorsque la chaîne signifiante substitue le métonyme bone 151 aux dominos d’ivoire entre les mains du Comptable, jetant un sombre éclat sur l’histoire à venir – “The Accountant had brought already a box of dominoes, and was toying architecturally with the bones.” (46). Le signifiant bone traverse l’inconscient du texte, amorce une nouvelle chaîne interprétative le long de laquelle souffle la vérité touchant à l’origine sinistre des objets d’ivoire. (Paccaud-Huguet, 2002 : 178, les italiques sont de l’auteur)’

Il est patent que c’est le désir de la mère et « son caractère radicalement destructif »152 qui est fondamental à la compréhension de ce lien entre l’ivoire et la mort. Pour mieux l’appréhender, il faut tenir compte de la dimension tragique de « An Outpost of Progress ».

Josiane Paccaud-Huguet met en relief cette dimension lorsqu’elle souligne que la fin du récit conradien fait écho à l’acte V de la pièce qui domine le théâtre anglais : La Tragique histoire d’Hamlet 153. Il est également important d’établir un rapport avec une autre tragédie : l’Antigone de Sophocle. En effet, Antigone et Kayerts ont un point commun : ils sont tous les deux animés par un même désir, à savoir « le désir de la mère » (Lacan, 1986 : 329). C’est ce désir qui, d’une part, écarte Kayerts de la troisième étape du stade phallique (avoir ou ne pas avoir le phallus) et, d’autre part, le rapproche de la première (l’être ou ne pas l’être). Cette volonté d’être le phallus, c’est-à-dire d’être la défense d’ivoire (« tusk »), s’inscrit dans les noms des personnages. Elle est sans doute plus évidente dans Heart of Darkness (la proximité entre « Kurtz » et « tusk » est patente), mais il est à noter que « Kayerts » annonce « Kurtz ».

Le rôle que joue l’ivoire dans « An Outpost of Progress » ne se limite pas à celui d’objet phallique, il est aussi, à l’image du sein, un objet partiel dans le champ de la pulsion orale.

Dans l’unique leçon du séminaire des Noms-du-Père, Lacan revient sur la problématique orale : «  ce n’est qu’en apparence que ce sein appartient à la mère. Il est fondamentalement de son appartenance à lui [le petit] » (Lacan, 2005a : 78-79). On peut donc en inférer qu’il existe une relation entre l’objet oral et le désir de la mère : « l’objet qui se détache du sujet s’introduit à ce moment-là dans la demande à l’Autre, dans l’appel vers la mère, et dessine cet au-delà où, sous un voile, est le désir de la mère » (Lacan, 2005a : 78).

Kayerts et Antigone veulent rejoindre le lieu de l’Autre maternel et ce n’est peut-être pas pour rien que, d’une part, comme le rappelle Lacan, « Antigone a été emmurée » (Lacan, 1986 : 312), et que, d’autre part, le narrateur compare Kayerts à un emmuré vivant : « He stood up, saw the body, and threw his arms above his head with a cry like that of a man who, waking from trance, finds himself immured for ever in a tomb “Help!... My God!”» (60).

Si l’emmurement joue un rôle essentiel dans le récit de Conrad ainsi que dans l’Antigone de Sophocle, c’est parce qu’il est sous-tendu par le désir de la mère dans le champ de la problématique orale. Le fantasme d’être emmuré (être dévoré) fait pendant au désir insatiable du nourrisson (dévorer) : la dialectique de la problématique orale s’établit. Le nourrisson dévore pour ne pas être dévoré, certes, mais le fantasme d’être dévoré justifie la dévoration : le nourrisson dévore parce que, dans son fantasme, il peut être dévoré. Ainsi, plus il dévore, plus la menace d’être dévoré est présente. Peut-être est-ce pour cette raison que cette menace finit par être vécue fantasmatiquement (par Kayerts dans « An Outpost of Progress ») ou réellement (par Antigone dans la pièce éponyme de Sophocle).

En outre, si Antigone et Kayerts se suicident tous deux par pendaison154, ce n’est sans doute pas sans rapport avec le fait que les conséquences de la mort par strangulation se manifestent sur des parties du corps (le cou), des cavités (la bouche) et des organes (la langue) qui sont liés à l’incorporation et, partant, à la pulsion orale : « And, irreverently, he [Kayerts] was putting out a swollen tongue at his Managing Director » (61).

Notes
140.

Jacques Lacan, « La signification du phallus », Écrits II (1966), (Paris, Seuil, « Points », 1999), pp. 163-174.

141.

Ibidem, p. 168.

142.

Josiane Paccaud-Huguet a mis en relief « la dissémination de the hORrOR en éclats visuels et sonores, ruines métonymiques du signifiant maître de l’origine condensées dans le halo vaporeux, enserrées au cœur de  signifiants clés du texte, comme par exemple quand il s’agit d’évoquer Kurtz, “that ivORy face”, “an atROcious phantom [...] carved out of old ivORy” à l’expression “weirdly vORacious” », (Paccaud-Huguet, 2002 : 181).

143.

C’est à l’intérieur de « the stORehouse » (43) que l’on stocke l’ivoire. L’horreur fait également écho à l’ivoire « He [Kayerts] had plumbed in one short afternoon the depths of hORrOR and despair, and now found repose in the conviction that life had no more secrets for him, neither had death ! » (59).

144.

Makola omet souvent les prépositions, les articles et, parfois, le verbe : « “Station in very bad order” » (49).

145.

Il appert que ces deux expressions n’ont pas la même coloration puisque le « pidgin-English » faisait initialement référence à l’anglais incorrect que parlaient les Chinois.

146.

Le verbe dénigrer « est emprunté au latin denigrare, employé en latin impérial au sens propre de “noircir, teindre en noir” », (Rey, 1998, I : 1035).

147.

Il est évident qu’il ne s’agit pas d’un peu plus d’ivoire (« a little more ivory »), puisque l’on apprend par la suite : « On the ground before the door of the fetish lay six splendid tusks », (51). Puis : « When the balance was swung true, he [Makola] tried to lift a tusk into the scale. It was too heavy ».

148.

Jean-Claude Milner, Les noms indistincts, (Paris, Seuil, 1983), p. 9. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (J.-C. Milner, 1983 : 9).

149.

«“I [Makola] think you had better give some palm wine to our men to make a dance this evening. Enjoy themselves. Work better tomorrow. There’s plenty palm wine — gone a little sour”» (49).

150.

Josiane Paccaud-Huguet, « Gaze, voice and the will to style in “Karain” », L’Époque conradienne, (Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2003), p. 16. Les références à cet article seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Paccaud-Huguet, 2003 : 16).

151.

Dans « An Outpost of Progress », l’ivoire est également désigné par ce métonyme : « Carlier [...] would say — “Fine animals. Brought any bone ? Yes ? It’s not any too soon” », (43).

152.

Jacques Lacan, Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, (Paris, Seuil, 1986), p. 329. Les références au Séminaire VII seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Lacan, 1986 : 329).

153.

« Le moment de dépossession est superbement mis en scène dans la confusion de la scène de meurtre, écho du bain de sang de l’acte V de Hamlet dont toute la signification, remarque Lacan, provient du fait que l’instrument de la mort ne peut venir que de la main de l’Autre », Josiane Paccaud-Huguet, « Du discours des maîtres à la langue de l’artiste : “An Outpost of Progress” », (Paccaud-Huguet, 1997 : 113).

154.

« Et au fond du tombeau nous [Le Messager et son fils] les [Antigone et Hémon] apercevons, elle pendue, le cou serré par une corde en tresses de fin lin », Sophocle, « Antigone », Tragiques grecs : Eschyle, Sophocle, (Paris, Gallimard, 1967), p. 615.