2. L’oralité sublimée

Selon Nietzsche, le désir de l’homme dionysiaque « va jusqu’à s’élancer au-delà du monde d’après la mort, au-delà des dieux eux-mêmes »155. Au lieu de mettre un frein à leurs désirs, Kayerts et Carlier leur ont donné libre cours. De même que Dieu est premier, c’est-à-dire qu’il est, d’une part, « le plus ancien » (Rey, 1998, III : 2911) et, d’autre part, celui « qui vient avant les autres en rang » (Rey, 1998, III : 2911), Kayerts et Carlier s’imaginent être les premiers hommes, à la fois temporellement (en tant que fondateurs d’une ville) et hiérarchiquement (en tant qu’hommes civilisés) :

‘Carlier said one evening, waving his hand about, “In a hundred years, there will be perhaps a town here. Quays, and warehouses, and barracks, and — and — billiard-rooms. Civilization, my boy, and virtue — and all. And then, chaps will read that two good fellows, Kayerts and Carlier, were the first civilized men to live in this very spot !” (44)’

Il n’est pas anodin que, d’un côté, Kayerts et Carlier oublient qu’ils doivent tout à un devancier, et que, de l’autre, ce dernier soit mort et enterré156. Dans le séminaire des Noms-du-Père, Lacan met non seulement l’accent sur le fait que l’homme semble n’avoir en propre que la sépulture, mais il souligne également la relation entre cette dernière et le symbolique :

‘Ce qui caractérise l’espèce humaine, c’est justement d’environner le cadavre de quelque chose qui constitue une sépulture, de maintenir le fait que ceci a duré. Le tumulus ou n’importe quel autre signe de sépulture mérite très exactement le nom de symbole. C’est quelque chose d’humanisant. (Lacan, 2005a : 42)’

Si la sépulture du fondateur du comptoir est présente au début157 et à la fin158 du récit, c’est probablement dans le but de rappeler silencieusement159 que le symbolique caractérise l’homme. Ce dernier n’est qu’un symbole, « il n’est sujet que par un signifiant, et pour un autre signifiant » (Lacan, 1999 : 180).

Dans le récit de Conrad, c’est le personnage de Makola/Henry Price160 (deux signifiants, un seul sujet) qui se charge de mettre en évidence la duperie du signifiant. C’est parce qu’il est double (« a civilized nigger », 50) qu’on le désigne par deux signifiants : celui de la civilisation (Henry Price) et celui de la négrité (Makola). Ainsi, la duplicité remet en question le lien qui unit le sujet au signifiant qui le représente, et, partant, révèle la duperie du signifiant. Cette dernière est également patente lorsque Makola falsifie le livre de comptes puisqu’il omet le fait que les hommes de la Compagnie ont été vendus comme esclaves pour obtenir les défenses d’ivoire : « “No regular trade,” said Makola. “They [les trafiquants de Loanda] brought the ivory and gave it to me [...] No trade, no entry in books ; all correct” » (51). Or, il apparaît clairement que, comme le montre Lacan dans le Séminaire X, le fait de falsifier le livre de comptes met au jour la duperie du signifiant :

‘On ne s’aperçoit pas que tout ce sur quoi s’étend la conquête de notre discours revient toujours à montrer que c’est une immense duperie. Maîtriser le phénomène par la pensée, c’est toujours montrer comment on peut le faire d’une façon trompeuse, c’est pouvoir le reproduire, c’est-à-dire en faire un signifiant. Un signifiant de quoi ? Le sujet en le reproduisant a falsifié le livre de comptes. (Lacan, 2004 : 93-94)’

Si le sujet n’est, pour Lacan, qu’un signifiant pour un autre signifiant, il n’est, pour Marx, que « le support des rapports de production constitutifs de l’objectivité économique »161. Or, étant donné que le livre de comptes constitue le fondement symbolique sur lequel s’établit la société capitaliste, il est censé être le garant de cette objectivité. Il est donc patent que, lorsque Makola le falsifie, il remet en question l’objectivité économique capitaliste et, partant, révèle la supercherie du signifiant.

Pour conclure, on peut prêter l’oreille à ce que dit Josiane Paccaud-Huguet :

‘« Si Conrad a rapporté quelque butin d’Afrique, c’est aussi un objet oral (comme les défenses d’ivoire) mais un objet sublimésous les formes de pages écrites qui tiennent dans la poche d’un veston162 – du moins pour “An Outpost of Progress”. » (Paccaud-Huguet, 2002 : 174) ’

Si, à l’instar de Freud, on conçoit l’œuvre d’art, en l’occurrence « An Outpost of Progress », comme le fruit d’un processus de sublimation, on comprend aisément le rapport que Josiane Paccaud-Huguet établit entre le récit conradien et l’objet sublimé. Toutefois, il peut sembler difficile, à première vue, de saisir le lien entre l’objet sublimé et l’objet oral. En fait, c’est parce que l’oralité est sublimée dans « An Outpost of Progress » que l’on peut dire que ce récit est à la fois un objet oral et un objet sublimé.

L’oralité est sublimée pour autant que cette dernière ressortit au symbole dont parle Lacan dans le séminaire des Noms-du-Père :« le symbole de l’objet, c’est justement l’objet là. Quand il n’est plus là, c’est l’objet incarné dans sa durée, séparé de lui-même et qui, par là même, peut vous être en quelque sorte toujours présent » (Lacan, 2005a : 42). De même que l’absence instaure l’ordre symbolique, de même l’absence d’une véritable tradition orale fonde l’oralité sublimée des Trois Contes et des récits de Tales of Unrest. Même si ces deux recueils sont composés de récits littéraires, et non de contes oraux, ils ne sont pas sans liens avec ces derniers.

Notes
155.

Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, (Paris, Gallimard, 1986), p. 56.

156.

«There was also another dwelling-place some distance away from the buildings. In it, under a tall cross much out of the perpendicular, slept the man who had seen the beginning of all this; who had planned and had watched the construction of this outpost of progress. He had been, at home, an unsuccessful painter who, weary of pursuing fame on an empty stomach, had gone out there through high protections. He had been the first chief of the station » (38-39).

157.

«There was also another dwelling-place some distance away from the buildings. In it, under a tall cross much out of the perpendicular, slept the man who had seen the beginning of all this » (38-39).

158.

« He [le directeur] stood and fumbled his pockets (for a knife) while he faced Kayerts, who was hanging by a leather strap from the cross. He had evidently climbed the grave, which was high and narrow, and after tying the end of the strap to the arm, had swung himself off » (61).

159.

« J’avais aussi relevé comme référence les caractères diversement phéniciens et autres que Sir Flinders Petrie a découverts en Haute-Égypte sur des poteries antérieures de quelques siècles à l’usage de ces caractères comme alphabet dans l’aire sémite. Ceci illustre pour nous ce fait que la poterie n’a jamais eu l’occasion de prendre la parole pour dire que c’est là sa marque de fabrique. C’est à ce niveau que se situe le nom », (Lacan, 2005a : 87).

160.

« The third man on the staff was a Sierra Leone nigger, who maintained that his name was Henry Price. However, for some reason or other, the natives down the river had given him the name of Makola » (38).

161.

Jacques Rancière, « Le concept de critique et la critique de l’économie politique des “Manuscrits de 1844” au “Capital”», Lire le Capital (1965), (Paris, Presses Universitaires de France, 1996), p. 154.

162.

Josiane Paccaud-Huguet fait référence ici à un passage de la Note de l’auteur des Tales of Unrest : « “An Outpost of Progress” is the lightest part of the loot I carried off from Central Africa, the main portion being of course “Heart of Darkness.” Other men have found a lot of quite different things there and I have the comfortable conviction that what I took would not have been of much use to anybody else. And it must be said that it was but a very small amount of plunder. All of it could go into one’s breast pocket when folded neatly » (602, les italiques sont de nous).