B. Les effets d’oralité structuraux

Dans ses données pour la mise en tableaux des contes, Vladimir Propp donne « la liste de tous les éléments du conte merveilleux »187. Voici une version abrégée du début du tableau I :

Situation initiale
1. Définition spatio-temporelle [...].
2. Composition de la famille [...].
3. Stérilité.
4-5. Prière pour la naissance d’un fils[...].
6. Ce qui provoque la grossesse [...].
7. Forme de la naissance merveilleuse [...].
8. Prophéties, prédictions (Propp, 1970 : 146-147)

L’on retrouve de nombreux éléments de cette liste dans « La Légende de saint Julien l’Hospitalier ». En effet, ce récit débute par une description du château (77-79), puis un portrait des parents de Julien nous est donné (80-81). Il est ensuite question, d’une manière implicite, de stérilité et de prières pour y remédier (« à force de prier Dieu, il lui vint un fils », 81). Enfin, la naissance de Julien est suivie de deux prophéties (« “Réjouis-toi, ô mère ! ton fils sera un saint !”», 82 ; « “Ah ! ah ! ton fils !... beaucoup de sang !... beaucoup de gloire !... toujours heureux ! la famille d’un empereur”», 83).

Le fait que le début du récit de Flaubert constitue un développement des éléments mis en évidence par Propp n’est pas insignifiant. En effet, le corpus du formaliste russe est composé de contes merveilleux qui, même s’ils ont été recueillis et écrits par Afanassiev au dix-neuvième siècle, sont issus de la tradition orale. Ainsi, la correspondance entre la liste de Propp et le début du récit flaubertien décèle ce que l’on pourrait appeler un effet d’oralité structural.

Étant donné que Vladimir Propp est associé au formalisme, on pourrait s’étonner de l’emploi de l’adjectif structural. Toutefois, comme l’a souligné Evguéni Mélétinski, Propp ne s’est pas contenté, dans son analyse des contes russes, de perfectionner les méthodes atomistes.

En fait, la Morphologie du conte n’est pas qu’un moyen (le formalisme) en vue d’une fin (le structuralisme). Autrement dit, l’ouvrage de Propp ne saurait être complètement assimilé à « la bonne étude morphologique »188, c’est-à-dire celle qui constitue « la base de toute investigation scientifique » (Lévi-Strauss, 1996 : 142).

Si Claude Lévi-Strauss ne voit en Propp qu’un formaliste, c’est parce qu’il ne sait pas que, dans le manuscrit que Propp a remis à la rédaction des “Problèmes de la poétique”189, l’on trouvait « initialement un chapitre supplémentaire dans lequel l’auteur s’efforçait de donner cette explication historique »190 (Mélétinski, 1970 : 202).

L’analyse morphologique n’était donc pas qu’un moyen, elle avait un but : « en étudiant la spécificité du conte merveilleux, Propp partait du principe suivant lequel l’étude diachronique (historico-génétique) devait être précédée d’une description synchronique rigoureuse » (Mélétinski, 1970 : 203). Or, il est frappant de constater que c’est précisément sur ces deux aspects que Lévi-Strauss met l’accent lorsqu’il compare la structure du mythe à celle d’une partition d’orchestre : « une partition d’orchestre n’a de sens que lue diachroniquement selon un axe (page après page, de gauche à droite), mais en même temps, synchroniquement selon l’autre axe, de haut en bas »191. S’il est donc patent que la méthode de Propp annonce celle de Lévi-Strauss, il y a toutefois une différence majeure entre les travaux de ces deux chercheurs : le corpus.

Pour Claude Lévi-Strauss, « le conte consiste en une transposition affaiblie de thèmes dont la réalisation amplifiée est le propre du mythe »(Lévi-Strauss, 1996 : 154). Ainsi, c’est parce que le conte est une forme affaiblie du mythe qu’il se prête mal à l’analyse structurale : « si le conte travaille avec des oppositions minimisées, celles-ci seront d’autant plus difficiles à identifier ; et la difficulté s’accroît du fait que, déjà très petites, elles marquent un flottement qui permet le passage à la création littéraire » (Lévi-Strauss, 1996 : 154). On peut donc en inférer que, si la portée d’une analyse structurale des contes folkloriques n’est pas grande, elle est encore plus réduite dans le cas où le corpus est, à l’instar du nôtre, constitué de contes littéraires et de nouvelles.

Il ne s’agit donc pas, dans cette partie, de nous livrer à une étude tout à la fois synchronique et diachronique des récits flaubertiens et conradiens, mais plutôt de mettre en évidence les points communs entre, d’une part, les récits que sont les mythes et les contes folkloriques et, d’autre part, les Trois Contes et les récits de Tales of Unrest.

Ce qui rapproche l’ensemble de ces récits, c’est l’oralité. Cette dernière est loin d’être uniforme.

D’un côté, comme l’a noté Lévi-Strauss, « des prescriptions et prohibitions s’attachent parfois à l’un et pas à l’autre (récitation des mythes à certaines heures, ou pendant une saison seulement, les contes pouvant, en raison de leur nature “profane” être narrés n’importe quand) » (Lévi-Strauss, 1996 : 153).

D’un autre côté, l’oralité proprement dite, certes, n’existe plus, dans la mesure où la culture orale (celle des mythes et des contes folkloriques) a cédé la place à la culture scripturale (celle des Trois Contes et des Tales of Unrest). Il est néanmoins possible de la déceler dans les effets d’oralité, c’est-à-dire dans ces moments où le conte littéraire fait comme s’il ressortissait à une culture orale.

Ainsi, étant donné que, d’une part, Propp et Lévi-Strauss ont adopté une approche structurale, et que, d’autre part, les corpus de ces deux chercheurs sont constitués de récits oraux, il est patent que le fait que certaines remarques de Propp et Lévi-Strauss puissent s’appliquer à la structure des récits de notre corpus met en relief les effets d’oralité structuraux qui figurent dans les Trois Contes et les Tales of Unrest.

Notes
187.

Vladimir Propp, Morphologie du conte (1965), (Paris, Seuil, « Points », 1970), p. 146. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Propp, 1970 : 146).

188.

Claude Lévi-Strauss, « La structure et la forme », Anthropologie structurale deux (1973), (Paris, Pocket, 1996), p. 142. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Lévi-Strauss, 1996 : 142).

189.

Voir à ce sujet : Evguéni Mélétinski, « L’étude structurale et typologique du conte », Morphologie du conte, (Paris, Seuil, « Points », 1970), p. 202. Les références à cet article seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Mélétinski, 1970 : 202).

190.

Cette explication historique « fut développé ultérieurement dans une vaste recherche fondamentale, les Racines historiques du conte merveilleux (publié en 1946) » (Mélétinski, 1970 : 202).

191.

Claude Lévi-Strauss, « La structure des mythes », Anthropologie structurale (1958), (Paris, Pocket, 1974), I, p. 243. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Lévi-Strauss, 1974 : 243).