2. Le binaire

La critique structuraliste dans son ensemble s’accorde à reconnaître qu’un des apports majeurs de la Morphologie du conte à l’analyse structurale réside dans le fait que Vladimir Propp a entrevu, dans un éclair de génie, « la possibilité de “coupler” les fonctions ». En effet, Greimas s’est intéressé de près, dans sa Sémantique structurale, à ce « couplage des fonctions » (Greimas, 1986 : 194). Evguéni Mélétinski met l’accent sur l’importance de cette découverte proppienne lorsqu’il écrit :

‘Dans la perspective de l’approche structurale, la découverte par Propp du caractère binaire de la majorité des fonctions (manque – réparation du manque, interdiction – transgression de l’interdiction, combat – victoire) revêt une importance exceptionnelle. (Mélétinski, 1970 : 208)’

C’est la logique de l’implication qui préside à ces couplages. Ainsi, comme nous l’avons vu dans le micro-récit tiré de « La Légende de saint Julien l’Hospitalier », le combat entre Julien et le calife (« le héros et son agresseur s’affrontent dans un combat (définition : combat, désigné par H) », Propp, 1970 : 64), ou bien entre le sujet et l’opposant si l’on se réfère au modèle actantiel greimassien, provoque l’apparition d’une autre fonction, celle à laquelle ressortit la victoire de Julien sur le calife, du sujet sur l’opposant : « l’agresseur est vaincu (définition : victoire, désignée par J) » (Propp, 1970 : 65).

Il est nécessaire de reconnaître que la logique de l’implication sous-tend tout récit. Toutefois, il est patent que le fait qu’il y ait de nombreux couplages de fonctions dans un conte littéraire décèle la présence d’effets d’oralité structuraux D’ailleurs, les fonctions qui sont couplées dans « La Légende de saint Julien l’Hospitalier » correspondent précisément à celles que le formaliste russe a décrites dans sa Morphologie du conte. Ces couplages sont omniprésents dans ce récit flaubertien. En effet, le couple, qui est constitué de la fonction interdiction (« le héros se fait signifier une interdiction (définition : interdiction, désignée par γ) », Propp, 1970 : 37) et de la fonction transgression (« l’interdiction est transgressée (définition : transgression, désignée par δ) », Propp, 1970 : 38), pour n’en citer qu’un seul exemple, se retrouve autant au niveau microtextuel qu’au niveau macrotextuel.

Arrêtons-nous d’abord sur l’échelle microtextuelle, c’est-à-dire celle à laquelle ressortit la phrase suivante : « Trois écuyers, dès l’aube, l’ [Julien] attendaient au bas du perron ; et le vieux moine, se penchant à sa lucarne, avait beau faire des signes pour le rappeler, Julien ne se retournait pas. » (92) Bien que les signes du moine signifient implicitement une interdiction de chasser (γ), le protagoniste du récit flaubertien n’en tient pas compte et, partant, la transgresse (δ).

De même que, dans la pensée médiévale, on met l’accent sur le fait que le microcosme fait écho au macrocosme, de même il est possible d’établir une correspondance entre l’échelle microtextuelle et l’échelle macrotextuelle dans « La Légende de saint Julien l’Hospitalier ». Effectivement, si l’on porte notre attention sur l’ensemble du récit, c’est-à-dire au niveau macrotextuel, on remarque que le couple, qui est constitué de la fonction interdiction et de la fonction transgression, est également présent. Pourtant, il est plus malaisé d’isoler la fonction interdiction, car cette dernière résulte d’une prédiction, à savoir celle du grand cerf : “Maudit ! maudit ! maudit ! Un jour, cœur féroce, tu assassineras ton père et ta mère !” » (98) À vrai dire, c’est Julien qui, en s’efforçant d’échapper à son destin, la transforme dans son for intérieur en une interdiction (γ) : « La nuit, il [Julien] ne dormit pas. Sous le vacillement de la lampe suspendue, il revoyait toujours le grand cerf noir. Sa prédiction l’obsédait ; il se débattait contre elle. “Non ! non ! non ! je ne peux pas les tuer !” » (99) Mais les interdictions dans les contes (et ce récit flaubertien ne fait pas exception) sont faites pour être transgressées (δ) : « Éclatant d’une colère démesurée, il [Julien] bondit sur eux [les parents de Julien] à coups de poignard ; et il trépignait, écumait, avec des hurlements de bête fauve. » (119)

Une autre fonction mérite une attention d’autant plus grande qu’elle combine les aspects structural et générique. En effet, selon Vladimir Propp, « la seule fonction dont la présence est obligatoire dans tous les contes est A (méfait) ou a (manque) » (Propp, 1970 : 125).

Il vaut la peine d’expliciter ici cette distinction proppienne entre le méfait (« l’agresseur nuit à l’un des membres de la famille ou lui porte préjudice (définition : méfait, désigné par A) », Propp, 1970 : 42) et le manque (« il manque quelque chose à l’un des membres de la famille ; l’un des membres de la famille a envie de posséder quelque chose (définition : manque, désigné par a) », Propp, 1970 : 125).

À l’échelle macrotextuelle, il y a, dans « La Légende de saint Julien l’Hospitalier », la fonction méfait puisque Julien tue ses parents. Si la présence de cette fonction est relativement rare dans les récits que comporte notre corpus, c’est sans doute parce que ce dernier est composé de nouvelles plutôt que de contes.

Pourtant, il est à noter que la présence de cette fonction est patente dans les récits faits par les narrateurs intradiégétiques que sont Arsat (« The Lagoon ») et Karain (« Karain: A Memory »). En effet, la dimension mythique qui sous-tend ces deux récits, à savoir, comme l’a souligné Daphna Erdinast-Vulcan202, le mythe de Caïn meurtrier d’Abel, décèle la présence d’un méfait.

Il est toutefois frappant de constater que, dans le macro-récit qui constitue « La Légende de saint Julien l’Hospitalier » ainsi que dans les récits d’Arsat et de Karain, le méfait n’est pas commis par l’agresseur (Propp) ou par l’opposant (Greimas). Ce n’est donc pas celui qui empêche le héros (Propp) ou le sujet (Greimas) d’accéder à l’objet de sa quête qui perpètre le méfait. Au contraire, Julien, Arsat et Karain sont tout à la fois des héros lorsqu’ils sont en quête de leurs objets respectifs et des agresseurs lorsqu’ils commettent des méfaits. Il n’est, certes, pas rare que, dans les contes, « un seul personnage occupe plusieurs sphères d’action » (Propp, 1970 : 98), pourtant il faut reconnaître que ces récits présentent une certaine complexité qui résulte notamment de ce brouillage des fonctions. Ainsi, cette complexité crée une distance entre les récits en question et les analyses proppiennes et greimassiennes. Il en résulte que les effets d’oralité structuraux sont amoindris.

Même s’il est vrai que plus le récit est complexe, plus les effets d’oralité structuraux sont affaiblis (« Hérodias » exemplifie cette règle générale), il appert également que le fait que, dans « La Légende de saint Julien l’Hospitalier », le méfait entraîne l’apparition d’une autre fonction, celle de la réparation, décèle, de par la binarité des fonctions qui est impliquée, un effet d’oralité structural. Effectivement, Vladimir Propp a mis en évidence le fait que, d’une manière générale, « le méfait initial est réparé ou le manque comblé (définition : réparation, désignée par K) » (Propp, 1970 : 66) à la fin du conte.

En fait, ce qui sous-tend les propos de Jameson lorsque ce dernier note qu’il y a, dans les Trois Contes, une régression à l’idéologie religieuse (« a regression  to religious ideology »203), c’est précisément le fait que la fonction proppienne de réparation équivaut à l’idée chrétienne d’expiation. De même que la réparation est conçue comme effaçant le méfait, de même l’expiation est conçue comme effaçant la faute.

Si cette expiation est patente dans « La Légende de saint Julien l’Hospitalier » (elle constitue l’essentiel de la troisième partie du récit), elle l’est nettement moins dans les deux autres récits qui composent le recueil flaubertien. Ainsi, le fait qu’il y ait une expiation, c’est-à-dire une réparation religieuse, dans « La Légende de saint Julien l’Hospitalier » et, dans une moindre mesure, dans « Un cœur simple » et « Hérodias », rapproche ces récits du genre littéraire étudié par Vladimir Propp : le conte.

En fait, pour Claude Lévi-Strauss, « le conte consiste en une transposition affaiblie de thèmes dont la réalisation amplifiée est le propre du mythe »(Lévi-Strauss, 1996 : 154). Pareillement, la nouvelle semble n’être qu’une forme atténuée du conte. Effectivement, les fonctions des personnages sont, dans la nouvelle, des transpositions affaiblies de celles du conte.

Prenons comme exemple le couple qui est constitué de la fonction méfait et de la fonction réparation et prêtons, dans un premier temps, l’oreille à ce que dit Marcel Schwob à propos de « La Légende de saint Julien l’Hospitalier » :

‘Julien, dans le récit du folklore, n’a aucun caractère personnel. C’est un homme soumis au destin, et qui n’est point coupable. Il n’éprouve pas l’impérieux besoin de solitude de ceux qui ont l’âme criminelle204. ’

Ce qui fonde les propos de Marcel Schwob, c’est une comparaison entre « le conte de Julien dans la Légende dorée »205 et le conte flaubertien. Schwob a raison de mettre l’accent sur le fait que la dimension psychologique est plus importante dans le récit que l’on peut lire dans le recueil Trois Contes que dans le récit qui fait partie de la Légende dorée de Jacques de Voragine. C’est d’ailleurs à cause de cette dimension psychologique que l’on peut dire qu’aucun des récits que nous étudions n’est un véritable conte.

Toutefois, il est également manifeste que « La Légende de saint Julien l’Hospitalier » est le récit de notre corpus qui se rapproche le plus de ce genre littéraire. En effet, de nombreux personnages de ce récit sont monovalents, c’est-à-dire que, d’une manière générale, il n’est pas malaisé de les réduire aux fonctions que Vladimir Propp a mises en évidence. Par exemple, comme on l’a vu précédemment206, le calife n’est guère plus qu’un agresseur (Propp) ou un opposant (Greimas).

Bien que ce récit flaubertien ait des points communs avec les récits imbriqués faits par Arsat (« The Lagoon ») et Karain (« Karain : A Memory ») , il s’oppose de façon générale aux Tales of Unrest

En effet, si l’on revient au couple qui est constitué de la fonction méfait et de la fonction réparation, on se rend compte que, dans « The Idiots » ou dans « An Outpost of Progress », les méfaits,  à savoir les meurtres respectifs de Jean-Pierre Bacadou et de Carlier, sont issus de l’évolution psychologique des personnages.

La réparation de ces méfaits ressortit également à cette logique psychologique qui est propre à la nouvelle. C’est parce que Susan et Kayerts ne peuvent supporter ces meurtres qu’ils vont vers la mort, que ce soit d’une manière directe (Kayerts se donne la mort par pendaison) ou indirecte (en tentant d’échapper à Millot qui vient pour la secourir et qu’elle prend pour le fantôme de son mari, Susan finit par se noyer).

Or, dans « La Légende de saint Julien l’Hospitalier », le couple qui est constitué de la fonction méfait et de la fonction réparation s’inscrit dans une logique qui est plus proche de celle du conte. Le méfait est perpétré sur le plan individuel, mais la réparation qu’il implique se place sur le plan religieux et, partant, social puisque la religion est, au sens étymologique207, ce qui établit un lien avec la divinité, certes, mais également entre les fidèles.

On retrouve donc, dans ce récit flaubertien, « le rôle médiateur du conte » (Mélétinski, 1970 : 226) dont parle Evguéni Mélétinski. Ses médiations sont multiples, comme le souligne Greimas : « médiations entre structure et comportement, entre permanence et histoire, entre la société et l’individu » (Greimas, 1986 : 213).

Le conte constitue donc une médiation pour autant que, de sa lecture, se dégage une « impression d’équilibre et de contradictions neutralisées », c’est-à-dire dans la mesure où il « résout les contradictions entre la structure et les évènements, entre la continuité et l’histoire, entre la société et l’individu. » (Greimas, 1986 : 213)

Ainsi, alors que, dans la plupart des récits de notre corpus et notamment dans les récits de Tales of Unrest, c’est essentiellement le plan individuel qui détermine les fonctions des personnages, il est important de noter que la résolution de la contradiction entre l’individu et la société semble déterminer, au moins en partie, les fonctions des personnages dans « La Légende de saint Julien l’Hospitalier ».

Pour conclure, on peut revenir à la remarque de Marcel Schwob sur l’importance, dans ce récit flaubertien, de la dimension individuelle. Cette dernière rapproche ce récit de la logique du « conte-nouvelle » que Mélétinski décrit de la manière suivante : « ce sont des catégories d’épreuves particulières, menant à la solution d’une collision individuelle dramatisée » (Mélétinski, 1970 : 242).

À vrai dire, tous les récits de notre corpus appartiennent, à des degrés divers, à ce genre hybride. Néanmoins, il est également patent que « la découverte par Propp du caractère binaire de la majorité des fonctions » (Mélétinski, 1970 : 208) dans les contes de tradition orale revêt une plus grande portée pour l’étude de certains récits de notre corpus que pour d’autres. Cette différence est liée au fait que certains récits côtoient le cadre générique du conte et d’autres ont plus de points communs avec la nouvelle. C’est bien évidemment dans les récits qui, à l’instar « La Légende de saint Julien l’Hospitalier », se rapprochent plus du conte que les effets d’oralité structuraux, et notamment ceux qui ont trait à la binarité des fonctions, sont plus importants.

Notes
202.

« The tale told by the native to the white man in both these texts [“The Lagoon” and “Karain: A Memory”] is a story of fratricide. [...] The story is, in fact, a version of the Cain-Abel theme », (Erdinast-Vulcan, 1999 : 74).

203.

Fredric Jameson, The Political Unconscious (1981), (Londres, Routledge, 2002), p. 201.

204.

Marcel Schwob, « Spicilège » (1896), Œuvres, (Paris, Phébus, 2002), p. 757.

205.

Ibidem.

206.

Voir supra, p. 90.

207.

Religion « est un mot emprunté au latin religio » que l’on peut rattacher « au verbe religare  “relier”, de re- à valeur intensive, et de ligare », (Rey, 1998, III : 3161).