3. Le ternaire

Il suffit d’établir une comparaison, même sommaire, entre deux récits de notre corpus, à savoir « La Légende de saint Julien l’Hospitalier » et « Karain: A Memory », pour se rendre compte que le nombre trois joue un plus grand rôle dans le récit de Flaubert que dans celui de Conrad. En effet, le récit flaubertien se divise en trois parties. En outre, Michael Issacharoff a raison de mettre l’accent sur le fait que, dans « “Saint Julien”, il y a une symétrie au niveau de la thématique spatiale : chaque partie du conte correspond à une nouvelle habitation pour le personnage central – château, palais, cabane208. »

On ne retrouve pas cette correspondance entre les parties et les sphères dans le récit conradien même s’il faut convenir que ce dernier compte six parties et trois, ou plutôt deux sphères majeures puisque le navire est en relation métonymique (la contiguïté spatiale se manifeste en tant que provenance) avec Londres. D’ailleurs, Daphna Erdinast-Vulcan insiste sur cette binarité fondamentale lorsqu’elle écrit : « the two perceptual spheres are demarcated in space : Karain’s kingdom on land and the white men’s schooner at sea » (Erdinast-Vulcan, 1999 : 62).

En outre, « La Légende de saint Julien l’Hospitalier » fait partie d’un recueil de trois récits qui s’intitule Trois Contes tandis que « Karain: A Memory » n’est qu’un des cinq récits que comprend le recueil qui a pour titre Tales of Unrest.

Il est possible de généraliser, à partir de cette comparaison, aux œuvres flaubertienne et conradienne. Certes, John Shand met en évidence le rôle que joue le ternaire dans le style de Conrad lorsqu’il parle de «  his continual use of three adjectives to qualify one object »209 (par exemple, dans « Karain: A Memory », une triade d’adjectifs est utilisée pour décrire le héros éponyme du récit : « his aspect was warlike, chivalrous, and uplifting », 70). 

Toutefois, l’importance du ternaire est loin de se circonscrire, chez Flaubert, à la dimension stylistique. En effet, si le ternaire se manifeste à certains niveaux dans l’œuvre conradienne, il structure, dans toute l’acception du mot, c’est-à-dire autant à l’échelle micro-structurelle qu’à l’échelle macro-structurelle, un roman tel que Madame Bovary.

Du reste, de nombreux critiques210 ont mis l’accent sur la structuration ternaire de ce roman. Dans un article sur Madame Bovary, Michel Servent met précisément au jour le fait que le ternaire structure ce roman à tous les niveaux :

‘Cela dit, le phénomène ternaire reste remarquable en ceci que la récurrence affecte plusieurs plans du récit et ce, à différentes échelles. En effet, la ternarité est observable aussi bien à hauteur d’une phrase (soit à l’échelle micro-textuelle) qu’au plan général de la composition et de la disposition d’ensemble (soit à hauteur macro-textuelle). En fait, le phénomène se manifeste autant aux plans stylistique que thématique et rhétorique et, donc, aussi à l’échelle macro-structurelle211.’

Le fait que le ternaire ait une plus grande importance dans l’œuvre flaubertienne que dans celle de Conrad se vérifie dans le cadre de l’étude des récits qui constituent notre corpus. En effet, si l’on se place à l’échelle macro-textuelle, on peut remarquer qu’il n’y a, dans notre corpus, que deux récits qui se divisent explicitement en trois parties. Or, ces deux récits sont de Flaubert : il s’agit de « La Légende de saint Julien l’Hospitalier » et « Hérodias ».

Dans une étude sur le mode narratif dans les Trois Contes, Raymonde Debray-Genette fait une remarque intéressante. Elle souligne qu’il existe une grande différence entre « le sommaire le plus sec » et la scène « en prise directe » (Debray-Genette, 1983 : 137). Il est intéressant de noter que ces différentes modalités narratives sont illustrées par deux citations tirées respectivement de « La Légende de saint Julien l’Hospitalier » (« Il [Julien] s’engagea dans une troupe d’aventuriers qui passaient. Il connut la faim, la soif et la vermine », 102) et d’ « Hérodias » :

‘Hérodias lui cria : ’ ‘— « Tue-le ! »’ ‘— « Arrête ! » dit le Tétrarque.’ ‘Il devint immobile ; l’autre aussi.’ ‘Puis ils se retirèrent, chacun par un escalier différent, à reculons, sans se perdre des yeux. (149) ’

Il n’est pas anodin qu’une citation tirée du dernier des Trois Contes serve d’exemple puisque Raymonde Debray-Genette généralise par la suite lorsqu’elle écrit : « Dirons-nous de tout le conte [« Hérodias »] qu’il est une énorme scène ? En un sens oui, ou plutôt c’est un drame en trois actes, monnayés en micro-scènes. » (Debray-Genette, 1983 : 138)

À vrai dire, c’est notamment pour cette raison qu’il est malaisé de parler d’effets d’oralité structuraux à propos d’ « Hérodias ». En effet, la dimension ternaire qui, dans ce récit, se manifeste au niveau macro-textuel, ressortit à une théâtralité. Elle ne peut donc pas être assimilée à la ternarité qui caractérise le conte et sur laquelle de nombreux critiques ont mis l’accent, à l’instar d’Elisabeth Lemirre : « On sait combien le conte populaire va son train de conte sur un rythme ternaire. Nodier prend bien soin de respecter cette mesure à trois temps212.» Cette mesure à trois temps semble constituer une caractéristique structurale du conte :

‘S. Serebriany s’efforce dans son exposé213 d’apporter quelques correctifs à la formule de Propp, en partant d’une interprétation, selon lui, plus formalisée. Il propose comme lien la fonction V, comme motivation la fonction K, la fonction T n’étant qu’un moment concomitant aux différentes fonctions. S. Serebriany considère que le conte tout entier peut être divisé en trois moments fondamentaux, 1° le méfait initial, qui crée le nœud (ADH-M Pr OL), 2° les actions du héros en réponse au méfait (EN-J) et 3° le dénouement heureux, le rétablissement de l’ordre des choses (K Rs Q Ex U W°) ; entre ces trois moments s’insèrent des déplacements. Selon lui, le conte est constitué par le déroulement de ce schéma ternaire. (Mélétinski, 1970 : 241-242)’

Le fait que le récit flaubertien ressortisse également à la légende hagiographique n’est pas sans infléchir quelque peu ce schéma. En effet, il serait plus juste d’avoir recours à une formulation nouvelle : « La Légende de saint Julien l’Hospitalier » se divise en trois mesures, à savoir le méfait, les actes expiatoires du héros et le rachat.

Force est de constater, cependant, que ces trois moments fondamentaux ne correspondent pas avec la division en trois parties du récit puisque les deux dernières mesures, c’est-à-dire les actes expiatoires et le rachat, se trouvent dans la troisième partie.

Toutefois, il est à noter que, à l’échelle macro-textuelle, la ternarité se manifeste, d’une part, dans le caractère tripartite du récit et, d’autre part, dans le schéma ternaire que nous venons de dresser grâce à l’apport de Sergei Serebrjanny à l’étude structurale du conte. Même si, au niveau macro-textuel, seule la mise au jour de ce schéma, qui sous-tend la structure du récit flaubertien, décèle la présence d’un effet d’oralité structural, il est possible de mettre au jour d’autres effets de ce type en orientant nos recherches vers la microtextualité.

Si la découverte majeure de Vladimir Propp est le rôle décisif joué par la binarité dans l’assemblage de la majeure partie des fonctions, il est également important de rappeler que le formaliste russe a mis en évidence le fait qu’il existe aussi des groupes de fonctions :

‘Nous avons vu qu’un grand nombre de fonctions sont assemblées par couple (interdiction-transgression, interrogation-information, combat-victoire, poursuite-secours, etc.). D’autres fonctions peuvent être assemblées par groupes. C’est ainsi que le méfait, l’envoi ou l’appel au secours, la décision de réparer le tort subi et le départ (ABC↑) constituent le nœud de l’intrigue. La mise à l’épreuve du héros par le donateur, sa réaction et sa récompense (DEF), constituent également un certain ensemble. D’autres fonctions sont isolées (départ, punition, mariage, etc.). (Propp, 1970 : 80)’

L’ensemble ternaire que Propp désigne par les lettres DEF (mise à l’épreuve, réaction, récompense) présente un intérêt d’autant plus grand pour notre étude qu’il permet de rendre compte de la fin de « La Légende de saint Julien l’Hospitalier ».

En effet, la rencontre entre Julien et le lépreux, qui nous est relatée dans les dernières pages du récit, est suivie par deux mises à l’épreuve, celle de la traversée214 et celle de « la gradation des demandes du misérable [...] : j’ai faim, j’ai soif, j’ai froid » 215, comme le dit Marcel Schwob.

Julien incarne donc le héros (Propp) ou le sujet (Greimas) tandis que, dans cet épisode, le lépreux joue le rôle du destinateur (Greimas) ou, pour reprendre la formulation proppienne, du donateur. D’ailleurs, la liste des mises à l’épreuve dressée par Propp permet même d’établir une distinction entre la première mise à l’épreuve, celle de la traversée qui ressortit à la fonction D 1 Le donateur  fait passer une épreuve au héros », Propp, 1970 : 51) et la seconde, celle de la gradation des demandes du lépreux qui, du fait que ce dernier est, à maintes reprises, assimilé à un mourant216, semble plutôt relever de la fonction D 3 (« Un mourant ou un mort demande au héros de lui rendre service », Propp, 1970 : 52).

Les réactions de Julien à ces deux mises à l’épreuve sont toutes les deux positives, il « réussit l’épreuve (E 1 » (Propp, 1970 : 54) de la traverséeet rend au mourant « le service demandé (E 3 ) » (Propp, 1970 : 54).

Étant donné que le lépreux s’avère être une figure christique, la récompense de Julien est le paradis : « et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec Notre-Seigneur Jésus, qui l’emportait dans le ciel » (133).

Ainsi, cette mise au jour du fait qu’un ensemble ternaire découvert par Propp sous-tende une micro-structure de « La Légende de saint Julien l’Hospitalier » met en évidence la présence d’un effet d’oralité structural puisque, rappelons-le, les remarques de Propp visent à rendre compte du fonctionnement du conte populaire russe qui, à l’inverse du conte littéraire flaubertien, ressortit véritablement à une tradition orale.

Si l’on se rapproche à nouveau de la micro-textualité, l’on peut remarquer que la ternarité se manifeste jusque dans les détails du texte flaubertien : « trois nourrices le [Julien] berçaient » (83) ; « Trois écuyers, dès l’aube, l’attendaient au bas du perron » (92).

Ces triplements ne sont pas sans lien avec la gradation des demandes du lépreux qui, comme l’a noté Marcel Schwob, « est triple, ainsi que dans le folklore : j’ai faim, j’ai soif, j’ai froid217 ! » En fait, ce qui est frappant à propos de cette remarque de Schwob, c’est que ce dernier mette en relief le fait que le triplement dans « La Légende de saint Julien l’Hospitalier » provienne des sources folkloriques du récit flaubertien et notamment de La Légende dorée de Jacques de Voragine. Or, lorsque, dans la Morphologie du conte, Vladimir Propp souligne que, dans le conte populaire russe, certains détails « peuvent être triplés (les trois têtes du dragon) » (Propp, 1970 : 90), la remarque de Propp a également trait au folklore, c’est-à-dire au matériau mythique dont sont issus les contes populaires russes. Par conséquent, en faisant le lien entre le folklore et le récit flaubertien, la remarque de Marcel Schwob permet de déceler, dans les détails triplés de « La Légende de saint Julien l’Hospitalier », des effets d’oralité pour autant que le matériau mythique qui constitue le folklore se rattache à une tradition orale.

Certes, Schwob et Propp mettent tous deux l’accent, de façon plus ou moins explicite, sur le fait que cette ternarité est issue du folklore, mais il s’agit seulement d’un constat pour l’auteur des Vies imaginaires, tandis que les remarques du folkloriste russe visent, à partir « de l’ensemble des faits empiriques »218 (les récits qui figurent dans le corpus proppien), à dégager « une structure abstraite » (Todorov, 1973 : 25). Ainsi, l’écart qui sépare Schwob de Propp n’est pas uniquement temporel, il est également lié à une différence d’approche.

En effet, Greimas a raison lorsqu’il souligne « le rôle de précurseur » (Greimas, 1986 : 179) qu’a joué Vladimir Propp dans l’avènement de l’approche structurale. Si, de par leurs traductions en anglais, les travaux du folkloriste russe ont sans doute contribué pour beaucoup à la « généralisation des procédures structuralistes » (Greimas, 1986 : 179), son apport majeur réside dans le fait d’avoir considéré « un ensemble fonctionnel comme une structure simple » (Greimas, 1986 : 193). Les ensembles fonctionnels binaires et ternaires que l’on a mis en relief dans notre analyse de « La Légende de saint Julien l’Hospitalier » constituent des structures simples. Ces dernières ne peuvent être dégagées qu’à l’unique condition que notre étude soit sous-tendue par une analyse structurale. C’est la raison pour laquelle l’on peut estimer que la mise au jour de ces ensembles décèle la présence d’effets d’oralité structuraux.

Pour conclure, on peut porter notre attention sur ce que Tzvetan Todorov appelle le « récit mythologique ». Un récit est « mythologique » lorsque « les unités minimales de causalité entrent dans un rapport immédiat l’une avec l’autre » (Todorov, 1973 : 71). Et Todorov de mettre en évidence le fait que les récits qui constituent le corpus proppien ressortissent à ce type de récit :

‘Le récit que nous appelons ici mythologique est celui qui a suscité, le premier, des travaux d’inspiration « structurale ». Reprenant les idées des Formalistes, ses contemporains, le folkloriste russe Vladimir Propp a publié en 1928, la première étude systématique de ce type de récit. Propp s’intéresse, il est vrai, à un genre unique, qui est le conte de fées ; et il ne l’étudie que sur des exemples russes ; mais on a cru y voir les éléments premiers de tout récit de ce type, et les nombreuses études qui s’en sont inspirées vont habituellement dans le sens de la généralisation. (Todorov, 1973 : 71)’

Certes, il est impropre d’assimiler les récits étudiés par Propp dansla Morphologie du conteà des contes de fées puisque ce genre désigne des récits aussi divers que les contes littéraires, qui ressortissent à la culture scripturale, et les contes populaires, qui relèvent de la culture orale, alors que Propp n’étudie que des récits qui appartiennent à cette seconde catégorie. Toutefois, il apparaît clairement que plus la logique causale d’un récit se rapproche de celle du récit mythologique, plus les effets d’oralité structuraux sont nombreux. En effet, c’est parce que la causalité est immédiate entre les différentes fonctions qui constituent les ensembles fonctionnels que l’on trouve dans « La Légende de saint Julien l’Hospitalier », que ce récit flaubertien est le récit qui, dans notre corpus, comporte le plus grand nombre d’effets d’oralité structuraux.

Notes
208.

Michael Issacharoff, « “Hérodias” et la symbolique combinatoire des Trois Contes », Langages de Flaubert, (Paris, Minard, 1976), p. 60

209.

John Shand, « Some Notes on Joseph Conrad »(1924), The art of Joseph Conrad : a critical symposium, (East Lansing, Michigan State University Press, 1960), p. 14. Ces triades d’adjectifs sont également utilisés par Proust pour équilibrer sa phrase : « Bien qu’il raille, dans les lettres à la marquise de Cambremer, la règle des trois adjectifs, élégance de style surannée à son avis, Proust l’applique lui aussi pour équilibrer sa phrase », Léo Spitzer, Études de style, (Paris, Gallimard, « Tel », 1980), p. 409.

210.

Voir à ce sujet : Tony Tanner, Adultery in the Novel. Contract and Transgression, (Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1979), p. 236 ; Jane Elizabeth Kairet, « Sur la signification mytho-poétique du motif des “trois cercueils” de Madame Bovary », French Review, vol. 70, n°5, (Carbondale, Southern Illinois University Press, 1997), pp. 676-677.

211.

Michel Sirvent, « Le Moule et l’empreinte : l’infrastructure ternaire dans Madame Bovary », The Romanic Review, (New York, Columbia University Press, 2000), p. 33.

212.

Elisabeth Lemirre, « Nodier et la tradition orale de Pouçot (T.700) », Cahiers de Littérature orale n° 56, (Paris, Langues O’, 2004), p. 96. Les références à cet article seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Lemirre, 2004 : 96).

213.

Sergei Serebrjanny, « Interpretacija formuly V. Ja. Proppa », Tezisy dokladov vo Vtoroj letnej shkole po vtorichnym modelirujushchim sistemam, (Tartu, Tartu University Press, 1966), p. 92, cité par Evguéni Mélétinski (Mélétinski, 1970 : 241-242).

214.

C’est l’entrée du lépreux dans la barque qui marque le début de cette première mise à l’épreuve : « Dès qu’il entra dans la barque, elle enfonça prodigieusement, écrasée par son poids ; une secousse la remonta ; et Julien se mit à ramer. » (130)

215.

Marcel Schwob, « Spicilège », Œuvres, (Paris, Phébus, 2002), p. 759.

216.

Dans la Légende dorée, Jacques de Voragine insiste sur le fait que le lépreux est « déjà mourant de froid», Jacques de Voragine, La Légende dorée, (Paris, Gallimard, 2004), p. 174, l’italique est de nous. Le lien entre le lépreux et la mort est également patent dans le récit flaubertien : « L’espèce de linceul qui le recouvrait » (131) ; « Tel qu’un squelette » (131) ; « ses yeux ne brillaient plus, ses ulcères coulaient, et, d’une voix presque éteinte, il murmura : “Ton lit !” » (132)

217.

Marcel Schwob, « Spicilège », Œuvres, (Paris, Phébus, 2002), p. 759.

218.

 Tzvetan Todorov, Qu’est-ce que le structuralisme ? (1968), (Paris, Seuil, « Points », 1973), p. 25. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Todorov, 1973 : 25).