C. Les pseudo-incrustations

Comme on l’a dit précédemment219, la collecte des contes populaires est devenue systématique durant la seconde moitié et surtout lors du dernier quart220 du XIXe siècle. Après les avoir collectés, les folkloristes les écrivaient en vue d’une publication, c’est-à-dire qu’ils élevaient ces contes issus de la culture orale à la dignité de la culture scripturale.

Le problème étant que ce passage de l’oral à l’écrit implique une double perte, celle « finale de la dynamique interactionnelle propre à la culture de l’oralité et à sa dramaturgie (gestes, mimiques, voix, objets, etc.) » et celle « relative des traits linguistiques du discours folklorique oral »(Privat, 2004 : 44). Autrement dit, lorsque les collecteurs de la seconde moitié du XIXe siècle publiaient des recueils de contes populaires, la plupart d’entre eux ne prenaient pas en considération un élément constitutif de ces contes : l’oralité. C’est la raison pour laquelle certains folkloristes, à l’instar de Félix Arnaudin (1844-1921), s’efforçaient de pallier cette perte en émaillant leurs transcriptions d’incrustations :

‘Cette volonté de poser la dignité et l’irréductibilité linguistiques du parler grand-landais explique sans doute certaines particularités, sinon bizarreries, de la traduction. Tantôt, on l’a vu, la traduction renonce à restituer l’original ; tantôt, le texte est émaillé d’astérisques, signalant et soulignant la présence de “locutions locales”, d’expressions idiomatiques “traduites” mot à mot en français, c’est-à-dire, en réalité, non véritablement traduites, comme si le français était incapable de fournir un équivalent (aussi sonore, savoureux et imagé) de l’expression gasconne. Ce procédé que l’on pourrait appeler d’incrustation, déjà à l’œuvre dans la Mirèio [épopée de la Provence rhodanienne] de Mistral [Frédéric Mistral, poète français (1830-1914)] trente ans plus tôt, est employé avec une certaine fréquence par Arnaudin : quarante-cinq occurrences (pour quarante et une expressions différentes), dont quinze comparaisons (“pauvre comme le chat du juge”, “un loup grognait comme un méchant pauvre”). Les expressions ainsi mises en valeur témoignent de la créativité lexicale du gascon221.’

Guy Latry a raison de dresser un parallèle entre l’incrustation et l’effet de réel : « ces incrustations (que pratique également Bladé [Jean-François Bladé, folkloriste français (1827-1900)]) produisent une sorte d’effet de réel, en ce qu’elles renvoient à des choses si liées au contexte du conteur qu’elles sont inséparables des mots qui les désignent » 222. On pourrait même assimiler ces incrustations à ce que l’on a appelé précédemment les effets d’oralité : de même que les effets de réel visent à signifier « la catégorie du réel » (Barthes, 2002, III a : 32), de même les incrustations ont pour but de rattacher les contes populaires transcrits par Arnaudin à la culture orale qui les a produits.

Toutefois, il y a une différence majeure entre les contes écrits par Arnaudin et les contes qui figurent dans notre corpus. En effet, malgré le caractère artificiel du procédé d’incrustation auquel a recours le folkloriste français, l’utilisation de ce procédé se justifie néanmoins par le fait que les incrustations renvoient à des traductions littérales d’expressions que les conteurs gascons employaient véritablement. Ce n’est qu’à cause d’une dérive mythique de la signification que s’établit « un second système sémiologique »223 (Barthes, 2002, I b : 841), c’est-à-dire un système dans lequel l’incrustation vise à signifier l’oralité perdue.

Les récits flaubertiens et conradiens qui forment notre corpus se différencient des contes populaires transcrits par Arnaudin dans la mesure où l’on peut les qualifier de littéraires ou de savants, c’est-à-dire pour autant qu’ils se rattachent à une culture scripturale plutôt qu’à une tradition orale. En effet, les récits qui composent les recueils intitulés Trois Contes et Tales of Unrest ne sont pas issus d’une collecte de terrain. Pourtant, ce qui est frappant à la lecture de ces récits, c’est que l’on a parfois l’impression qu’une hybridité leur est sous-jacente, comme si les entrelacs du texte étaient constitués par un « tressage de la culture orale folklorique dans la culture écrite »(Privat, 2004 : 30). De même que les incrustations employées par Arnaudin sont avant tout lexicales, de même l’hybridité de ces pseudo-incrustations se manifeste essentiellement dans le lexique.

Notes
219.

Voir supra, p. 70.

220.

« Ce n’est que dans le dernier quart du XIXe siècle qu’en France, ces rencontres affectives aboutissent en collectes systématiques et en publications » (Belmont, 2002 : 136).

221.

Guy Latry, « Représenter dans l’écriture », Cahiers de Littérature orale n° 52, (Paris, Langues O’, 2002), p. 129.

222.

Ibidem. p. 130.

223.

L’italique est de l’auteur.