2. Les pseudo-incrustations syntaxiques

L’impression d’oralité n’est pas uniquement le produit d’effets d’oralité lexicaux puisque de nombreux traits syntaxiques ont également pour fonction de connoter un effet de parlé dans les récits flaubertiens et conradiens qui composent notre corpus.

Avant de nous intéresser aux archaïsmes syntaxiques, il est important de revenir sur la diachronie lexicale.

Dans « La Légende de saint Julien l’Hospitalier », l’oralité et la médiévalité constituent, au niveau lexical du récit flaubertien, des concepts mythiques qui ne sont pas sans rapport.

Pourtant, ce rapport est loin d’être flagrant sur le plan syntaxique puisque Flaubert semble s’être efforcé de faire disparaître le lien mythique (au sens barthésien du terme) qui unit l’oralité et la médiévalité.

En effet, si l’on s’intéresse aux différentes versions de l’excipit du récit flaubertien, on peut mettre au jour cette volonté de l’écrivain normand. Il n’est pas anodin, par exemple, que, dans le final de « La Légende de saint Julien l’Hospitalier », Flaubert ait remplacé « Icy finit l’histoire de saint Julien »257 par « Et voilà l’histoire de St Julien l’hospitalier »258. Le fait que, dans le brouillon, l’adverbe icy soit antéposé au verbe finir contribue à donner un air d’archaïsme à l’excipit tandis que, dans la mise au net, la conjonction et ainsi que la préposition voilà connotent l’oralité, certes, mais pas la médiévalité.

Il appert également que le fait que les conjonctions or (« Or l’empereur d’Occitanie, ayant triomphé des musulmans espagnols, s’était joint par concubinage à la sœur du calife de Cordoue », 105) et donc (« Donc il [Julien] reçut en mariage la fille de l’empereur », 107) soient placées en début de phrase, est lié à l’intention de susciter chez le lecteur une impression d’oralité puisqu’il apparaît clairement que ces conjonctions initiales visent à créer un effet de reprise orale.

De même, l’adverbe alors (« Alors il y eut de grandes réjouissances, et un repas qui dura trois jours et quatre nuits, dans l’illumination des flambeaux, au son des harpes, sur des jonchées de feuillages », 81) connote également l’oralité. Effectivement, comme le rappelle Anne-Marie Perrin-Naffakh dans une étude stylistique d’un texte de Raymond Queneau, « alors […] fonctionne, s’il est placé en tête d’énoncé, comme coordonnant, morphème transitionnel caractéristique de la narration orale » (Perrin-Naffakh, 1989 : 87).

Ainsi, il est frappant de constater que, sur le plan syntaxique du récit flaubertien, le concept mythique de médiévalité n’est pas véritablement en correspondance avec celui d’oralité. Du fait de l’absence de cette relation mythique, qui pourtant joue un certain rôle au niveau lexical, l’oralité est donc moins ostensible et, partant, plus subtile dans la syntaxe de « La Légende de saint Julien l’Hospitalier ».

Comme on l’a dit précédemment au sujet de la variation diatopique259, de nombreux romanciers se sont efforcés, durant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, de provincialiser la parole. Il n’est d’ailleurs pas insignifiant que le roman flaubertien le plus célèbre, à savoir Madame Bovary, ait pour sous-titre Mœurs de province.

Certes, il est plus malaisé de déceler sur le plan lexical cette provincialisation de la parole dans « Un cœur simple » que dans L’Ensorcelée de Barbey d’Aurevilly. Néanmoins, dans ce récit flaubertien, le lien entre le lexique et l’aspect diatopique est plus évident que celui qui unit la syntaxe à la volonté de provincialiser la parole.

Au vrai, de même que, dans « La Légende de saint Julien l’Hospitalier », il existe sur le plan lexical une correspondance entre les deux concepts mythiques que sont la médiévalité et l’oralité, de même il y a, dans « Un cœur simple », une relation mythique entre la normandité et l’oralité. En effet, on associe traditionnellement les provincialismes au style parlé tandis que la langue standard ressortit au style écrit.

Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple suivant tiré d’ « Un cœur simple » : « Ses doigts trop lourds cassaient les fils ; elle [Félicité] n’entendait à rien, avait perdu le sommeil, suivant son mot, était “minée”. » (35) Dans cette phrase, c’est l’omission du pronom personnel réfléchi se qui connote la normandité et, partant, l’oralité puisque la lexis 260 ne permet à la normandité de se manifester que dans des conditions d’énonciation particulières, à savoir ni dans le style oral qui ressortit à l’art oratoire, ni dans le style écrit, mais dans le style oral familier.

Cette phrase, tirée d’ « Un cœur simple », est d’autant plus intéressante qu’elle nous donne l’occasion de mettre également en relief le contraste entre la forme du mythe au niveau lexical et la forme du mythe sur le plan syntaxique. En effet, alors que la brusque citation attire l’attention du lecteur sur l’adjectif minée, rien ne permet de saisir dès le premier coup d’œil l’écart syntaxique par rapport à la norme du français dit « correct ». C’est que le mouvement expansif de la forme du mythe, qui vient interpeller le lecteur sur le plan lexical, se rétracte au niveau syntaxique, en sorte que le mythe est atténué, voire neutralisé, puisqu’il est privé d’une de ses caractéristiques majeures, à savoir l’exubérance.

Si, dans la syntaxe des Trois Contes, le mythe de l’oralité est affaibli, il est au contraire renforcé dans la syntaxe d’un récit comme « An Outpost of Progress ». En effet, la parole de Makola a de nombreuses particularités syntaxiques. L’écart par rapport à la norme de l’anglais standard est donc patent. Il suffit de lire la phrase suivante pour s’en convaincre : « “Station in very bad order, sir. Director will growl. Better get a fine lot of ivory, then he say nothing”» (49). L’ordre direct de la phrase est le même en français comme en anglais, tout au moins pour ce qui concerne les éléments fondamentaux, à savoir « nom sujet + verbe copule + attribut » (Perrin-Naffakh, 1989 : 21). Or, ce qui nous frappe à la lecture de ces phrases, c’est le fait qu’il y ait, dans la première phrase, l’omission d’un verbe et, dans la troisième phrase, l’absence d’un sujet. Ces graves lacunes connotent non seulement l’oralité (celle qui a trait au style oral familier qui autorise l’incorrection), mais également l’indigénéité qui constitue une condensation des aspects diatopique (le pays colonisé par opposition au pays colonisateur) et diastratique (l’indigène appartient aux yeux des colons à une classe inférieure).

Le style télégraphique, qui caractérise la parole de Makola dans les phrases que nous venons de citer, est donc sous-tendu par deux concepts mythiques : l’oralité et l’indigénéité. Toutefois, il y a une différence majeure entre le mythe dans « An Outpost of Progress » et le mythe traditionnel puisque c’est la transformation en nature qui établit un lien entre ce dernier et le concept mythique : « L’élaboration d’un second système sémiologique va permettre au mythe d’échapper au dilemme : acculé à dévoiler ou à liquider le concept, il va le naturaliser ». Et Roland Barthes d’ajouter que tout se passe « comme si l’image provoquait naturellement le concept, comme si le signifiant fondait le signifié »261 (Barthes, 2002, I b : 841-842).

D’une manière générale, l’insistance contribue pour beaucoup à donner au lecteur l’impression qu’il existe des rapports de nature entre le signifiant et le signifié qui constituent le signe mythique. Si, dans le film Jules César de Mankiewicz, « la mèche frontale inonde d’évidence »(Barthes, 2002, I b : 691), c’est parce que  l’ « artisan principal du film » qu’est le coiffeur s’obstine à utiliser ce signe pour signifier la romanité (de là vient l’hypallage barthésienne « franges obstinées », Barthes, 2002, I b : 691). Cette insistance est une caractéristique du mythe.

Dans « An Outpost of Progress », la parole de Makola a une particularité : elle se spécifie comme fluctuante. Assurément, Makola parle en style télégraphique, mais il s’exprime également ainsi : « “Those men who came yesterday are traders from Loanda who have got more ivory than they can carry home. Shall I buy? I know their camp.”» (49) À l’instar de la parole fluctuante de Stein dans Lord Jim 262, la parole de Makola oscille entre l’incorrection et la correction, en sorte que le signifié de cette parole, que le signifiant devrait provoquer naturellement, finit par nous échapper.

Pour conclure sur le versant culturel de l’oralité, on peut dire que cette dernière se caractérise par un aspect mythique. Or, comme le souligne Roland Barthes lorsqu’il met en évidence le sens étymologique du mot, « le mythe est une parole » (Barthes, 2002, I b : 823). C’est précisément parce qu’il est une parole que, comme nous le verrons par la suite, il ressortit à l’idéologie. Le démontage sémiologique de cette dernière a joué un rôle primordial dans notre étude de l’aspect culturel de l’oralité.

Pourtant, l’oralité ne se limite pas à cet aspect. Dans l’extrait suivant qui est tiré de Critique du rythme, Henri Meschonnic suggère la présence d’un autre versant de l’oralité :

‘Une anthropologie critique de la voix, et de l’oralité, ne peut soutenir l’opposition traditionnelle entre une littérature savante et une littérature populaire, une littérature écrite et une littérature orale. […] Prose ou vers, toutes les œuvres qui tiennent sont orales, ont leur oralité, d’Homère à Rabelais, de Hugo à Gogol, de Milton à Joyce, de Kafka à Beckett. Chaque spécificité la réinvente. (Meschonnic, 1982 : 705-706)’

Ce que Meschonnic veut dépasser, c’est une dichotomie qui ressortit au structuralisme linguistique, à savoir « l’opposition simpliste entre le parlé et l’écrit » (Meschonnic, 1982 : 690). Il associe donc l’oralité à la voix : « Par la voix, j’entends l’oralité. Mais ce n’est plus au sens du signe, où on n’entend que du son opposé à du sens263. » Or, qu’est-ce que cette oralité qui ne s’oppose pas à l’écrit, qu’est-ce que cette voix qui ne s’oppose pas au silence, si ce n’est la voix au sens lacanien du terme ?

Notes
257.

F° 444 v° (brouillon, 1876), cité par Pierre-Marc de Biasi, « Le Palimpseste hagiographique : l’appropriation ludique des sources édifiantes dans la rédaction de “La Légende de saint Julien l’Hospitalier” », Gustave Flaubert 2, (Paris, Minard, 1986), p. 108.

258.

Fos 446 et 447 (mises au net, 1876), cité par Pierre-Marc de Biasi, ibidem.

259.

Voir supra, p. 113.

260.

La lexis équivaut à l’élocution, dans l’acception rhétorique du terme. « Pour les Anciens, le premier problème de l’élocution est celui de la langue correcte » (Reboul, 1991 : 72).

261.

Les italiques sont de l’auteur.

262.

À ce sujet, Amy Houston écrit : « Conrad’s representation of German linguistic markers is not uniform », Amy Houston, « Implicit Translation in Joseph Conrad’s Malay Trilogy », English Literature and the Other Languages, (Atlanta, Rodopi, 1999), p. 112.

263.

Henri Meschonnic, « Embibler la voix », Le Français aujourd’hui, n° 150, (Paris, Armand Colin, 2005), p. 30.