Chapitre III : Voix et la remise en cause de l’ideologie

I. La conception lacanienne de la voix et l’idéologie :

Avant d’avoir recours aux théories lacaniennes, il est nécessaire d’établir des distinctions entre la parole, la langue et la voix dans leurs rapports à l’idéologie.

Comme l’a montré Saussure, l’expérience de la parole précède la formation du concept de langue dans notre esprit. En effet, notre langue maternelle « n’arrive à se déposer dans notre cerveau qu’à la suite d’innombrables expériences »264 de parole.

Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Roland Barthes a souligné le lien entre la langue et l’idéologie. Ce lien est, certes, dissimulé (« Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue »265), mais relativement simple à appréhender. Il résulte du fait que « toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif »266. La langue relève donc, selon Roland Barthes, de l’idéologie fasciste : « la langue [...] n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire »267. Ainsi, le « fascisme » de la langue n’est pas sans rapport avec son « assertivité naturelle »268.

S’il est aisé de saisir le lien entre la langue et l’idéologie, il est plus difficile de comprendre celui qui unit la parole à l’idéologie. Pour mieux saisir ce lien, il est nécessaire de se souvenir d’une définition, celle que Lacan donne de la parole dans le Séminaire I : « Une parole n’est parole que dans la mesure exacte où quelqu’un y croit » (Lacan, 1998a : 78). Le fait que la parole soit liée à la croyance est d’autant plus éclairant que Žižek décrit ainsi le fonctionnement de l’idéologie :

‘Such is, in the last resort, the logic of every ideological Master-Signifier in the name of which we fight our battles : fatherland, America, socialism, etc. — do they not all designate an identification not with a clearly defined positive content but with the very gesture of identification? When we say “I believe in x (America, socialism...)”, the ultimate meaning of it is pure intersubjectivity : it means that I believe that I am not alone, that I believe that there are also others who believe in x. The ideological Cause is stricto sensu an effect of the belief poured into it from the side of its subjects269.’

Même si, en apparence, la parole semble avoir la simple fonction de viser à la signification, elle est, en réalité, bien plus complexe. En effet, elle implique également l’existence d’une communauté de croyances. C’est donc parce que la parole postule une identification symbolique qu’elle est idéologique.

Il apparaît donc clairement que, lorsqu’on lit les Trois Contes et les Tales of Unrest, les voix narratives que l’on entend sont, la plupart du temps, plus proches de la parole que de la voix, au sens lacanien du terme. En effet, pour Lacan, cette dernière s’oppose à la parole, elle est « tout ce qui du signifiant ne concourt pas à l’effet de signification »270. Cette voix ne s’entend pas, elle se fait entendre. L’idée de soudaineté qui est souvent associée à cette locution verbale met en évidence le lien entre la voix et le surgissement du réel (au sens lacanien du terme).

Si la parole présuppose une idéologie et, partant, est liée au symbolique, la voix est de l’ordre du réel. Elle surgit lorsque l’idéologie est remise en cause, lorsque l’on vide la position symbolique. Dans les Trois Contes et, dans une moindre mesure, dans les récits de Tales of Unrest, la voix se fait entendre notamment à travers l’indécidabilité qui résulte de l’utilisation du style indirect libre. En effet, cette incertitude irréductible quant à l’attribution des voix fait surgir la voix puisqu’elle « fait trou »271 dans le tissu textuel. La fonction de ce trou n’est pas sans rappeler celle du vide dont parle Žižek : « this place from which one can denounce ideology must remain empty, it cannot be occupied by any positively determined reality — the moment we yield to this temptation, we are back in ideology272. »

Les études alternées du rythme idéologique et des résistances rythmiques à l’idéologie dans un premier temps, de la voix fascinante et de la voix comme objet sublime dans un deuxième temps, du cri oralisé et du cri du silence dans un dernier temps, mettront en évidence ces deux tendances de la voix : celle qui remplit la position à laquelle Žižek fait référence et celle qui la vide.

Notes
264.

Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale (1916), (Paris, Payot, 2005), p. 37.

265.

Roland Barthes, « Leçon » (1978), Œuvres complètes, (Paris, Seuil, 2002), V, p. 431.

266.

Ibidem.

267.

Ibid., p. 432.

268.

Id., Le Neutre. Notes de cours au Collège de France 1977-1978, (Paris, Seuil, 2002), p. 74.

269.

Slavoj Žižek, Tarrying with the Negative: Kant , Hegel, and the Critique of Ideology, (Durham, Duke University Press, 1993), p. 78.

270.

Jacques-Alain Miller, « Jacques Lacan et la voix », Quarto, n°54, (Bruxelles, ECF, 1994), p. 49.

271.

Jacques Lacan, « Lituraterre », Autres écrits, (Paris, Seuil, 2001), p. 13. L’italique est de l’auteur.

272.

Slavoj Žižek, « The Spectre of Ideology », Mapping Ideology, (London, Verso, 1994), p. 17. Les italiques sont de l’auteur.