II. Du rythme idéologique à la remise en cause de l’idéologie du rythme

A. La Voix et le rythme : préambule théorique

Si l’on s’en rapporte à la racine grecque du vocable rythme, le lien entre la voix et le rythme peut sembler malaisé à percevoir. En fait, d’après Émile Benveniste, le mot rhuthmos désigne, d’abord, une « configuration spatiale définie par l’arrangement et la proportion distinctifs des éléments »273. Puis, Benveniste souligne l’évolution de la signification de la racine grecque du mot français. À partir de la conception du rythme en tant que configuration spatiale, « on atteint le “rythme”, configuration des mouvements ordonnés dans la durée »274. C’est ce passage d’une conception spatiale du rythme à une conception temporelle qui permettra de comprendre le lien entre la voix et le rythme. Néanmoins, avant de l’appréhender de façon plus approfondie, il n’est pas sans intérêt de faire un détour par les théories psychanalytiques, et notamment freudienne et lacanienne.

Dans La fabrique du continu, Jean-Paul Goux a mis l’accent sur la corrélation entre le rythme et la conception freudienne de la pulsion. À propos de cette dernière, Jean-Paul Goux écrit :

‘La pulsion est essentiellement dynamique, motrice, […] elle est une capacité à déclencher la motricité, une poussée définie comme le fait d’aller vers, de tendre à, et qu’en tant que processus dynamique marqué par la scansion rythmique d’une tension et d’une détente, elle engage une conception génétique du temps, une conception de la création du temps275. ’

En fait, avec l’apport lacanien, le lien entre la voix et le rythme est patent puisque, dans la dernière phase de l’enseignement de Lacan, la voix est devenue l’objet d’une pulsion : la pulsion invocante. Le rythme étant le dynamisme de cette pulsion, il est, par conséquent, corrélatif à la voix.

Même si les remarques de Jean-Paul Goux s’étayent principalement des concepts de Freud et de Guy Rosolato, elles sont particulièrement pertinentes si l’on tient compte de l’apport lacanien. Ainsi, dans un premier temps, Goux met l’accent sur l’aspect mythique afférent aux pulsions dans la théorie freudienne. Puis, il ajoute : « De cette “mythologie”, on retiendra que la pulsion est essentiellement dynamique » (Goux, 1999 : 78). Certes, la pulsion est dynamique, mais ce dynamisme pulsionnel se situe dans le réel et c’est parce que ce dernier n’est pas directement accessible que la pulsion est mythique.

En fait, si l’on considère que le rythme est un dynamisme pulsionnel, on ne peut que partager cette analyse de Jean-Paul Goux : « Ce n’est pas le rythme qui est visible, dans la forme, c’est tout au contraire le rythme qui rend la forme visible. Le rythme ne se voit pas, il est l’énergie qui rend la forme perceptible dans le temps : si on ne voit pas un rythme, on en perçoit l’énergie. » (Goux, 1999 : 102)

Le fonctionnement de cette énergie n’est pas sans évoquer celui du désir dont parle Lacan dans le Séminaire XXIII. À propos de l’objet a, autour duquel tourne la pulsion invocante, Lacan affirme : « Nous ne croyons pas à l’objet, mais nous constatons le désir » (Lacan, 2005b : 36). De même que la constatation du désir a permis d’élaborer la théorie de l’objet, de même la constatation de l’énergie rythmique a permis d’élaborer la théorie du rythme.

Henri Meschonnic a raison de mettre l’accent sur le danger de considérer le rythme « comme un objet » (Meschonnic, 1982 : 55). Cependant, le rythme n’est pas sans analogie avec l’objet a, bien qu’il ne se confonde pas avec ce dernier.

Il est nécessaire de le distinguer de l’objet a, car le rythme est un dynamisme pulsionnel, contrairement à l’objet a qui est, comme son nom l’indique, un objet. Toutefois, il s’agit d’un objet particulier puisqu’il est inaccessible : il est l’objet que les pulsions ne cessent de ne pas atteindre. En fait, c’est le mode d’appréhension qui rapproche le rythme de l’objet : étant tous les deux inaccessibles, on ne peut les saisir que dans leurs effets.

Le champ d’action de l’objet a étant relativement large, nous nous intéresserons uniquement à celui de la pulsion invocante dans cette partie.

Dans la prose, le rythme constitue le dynamisme de cette pulsion. Il faut comprendre le mot pulsion au sens où l’entend Freud dans Métapsychologie, c’est-à-dire comme « concept limite entre le psychique et le somatique, comme le représentant psychique des excitations, issues de l’intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme une mesure de l’exigence de travail qui est imposée au psychique en conséquence de sa liaison au corporel »276.

Il ressort de ce passage que la conception freudienne de la pulsion est sous-tendue par l’étroite liaison entre le psychique et le somatique. Cette liaison permet d’établir une analogie entre le fonctionnement de la pulsion et celui du rythme dans la prose.

Dans La fabrique du continu, Jean-Paul Goux écrit : « ce qui unit, entre corps et langage, la voix et le texte, c’est la tension pulsionnelle du rythme, sa cadence d’élans et de posés » (Goux, 1999 : 91). De même que la pulsion, dans son acception freudienne, unit le psychique et le somatique, de même le rythme unit le texte et la voix. Le rythme est donc l’énergie de la pulsion invocante, tandis que la voix en est l’objet, et, partant, la représentante de l’objet a dans ce champ.

Avant de poursuivre notre étude en appliquant ces concepts théoriques au corpus que nous avons choisi, il est important de revenir sur l’aspect temporel du rythme que Benveniste a souligné. Dans La Voix sans repos, Jean-Paul Goux fait une remarque judicieuse à ce sujet. Cette dernière est d’autant plus intéressante qu’elle établit un lien entre la voix et le rythme, entre la prose et le temps :

‘Parce qu’elle est une fabrique temporelle, la prose du continu fabrique du rythme. En considérant ce rythme non pas comme une métrique mais comme un mouvement continu, une tension, l’articulation dynamique d’un élan et d’un posé où se retrouvent la relance et la scansion même de la pulsion, en considérant ainsi, et selon une formule de Meschonnic, que “le rythme est une subjectivation du temps, que le langage retient du corps”, on peut concevoir pourquoi la prose rencontre la voix. La voix n’est pas seulement une métaphore de la pulsion, elle est, comme le rythme dans l’œuvre écrite, entre corps et langage. La prose rencontre la voix, cette voix jamais ouïe qui est la voix de la prose277. ’

Dans ce passage où les articulations importantes abondent, Jean-Paul Goux met d’abord en évidence la relation nécessaire qui unit le rythme et le temps dans la prose. Puis, il montre qu’il a tiré les leçons de l’ouvrage de Jean Mourot, Chateaubriand, rythme et sonorité dans les Mémoires d’Outre-Tombe, que Meschonnic qualifie de « chef-d’œuvre de la stylistique »278. En effet, dans la critique du rythme, Jean Mourot est le premier à avoir considéré que le rythme de la prose ne se limitait pas à la métrique de la poésie :

‘Le mètre, la mesure, l’isométrie, l’allitération, l’homophonie, l’assonance ne concernent qu’un aspect du rythme, celui qui naît de la périodicité, de la répétition, de la symétrie ; cet aspect, s’il définit fondamentalement le vers, n’est pas essentiel à la prose ; à s’y borner, comme on l’a fait trop souvent, dans l’étude de la prose, on risque de méconnaître le caractère spécifique de son rythme279.’

Lorsque Jean-Paul Goux parle de « mouvement continu », c’est justement le caractère spécifique du rythme de la prose qu’il vise. Certes, l’on peut estimer qu’il est réducteur de considérer que le rythme de la prose relève du continu, mais avant d’émettre un tel jugement, il faut bien comprendre ce que Goux veut dire lorsqu’il parle de continu.

En fait, il articule le continu avec le désir lorsqu’il écrit : « Si la syntaxe est l’objet partiel du désir du continu, alors ce qui est poursuivi dans le continu c’est le désir lui-même, “dans cette poursuite toujours différée de l’objet [qui caractérise le désir], pour une jouissance qui ne l’atteint jamais”. » (Goux, 1999 : 71-72) Autrement dit, ce qui fonde le désir du continu, c’est le discontinu. Ainsi, le désir du continu est lié à ce que Jacques Lacan appelle dans son séminaire sur « La Lettre volée » : « la chaîne symbolique qui […] lie et […] oriente »280. Mais ce qui fonde ce désir, c’est ce qui ne cesse de ne pas s’atteindre, à savoir le réel. 

Si nous nous efforçons de traduire ce que dit Jean-Paul Goux avec les concepts lacaniens, ce n’est pas dans un but de complexification, mais afin d’éviter un certain flou conceptuel dans lequel la pensée de Goux s’égare parfois.

Par exemple, si l’on s’en tient à la terminologie lacanienne stricto sensu, on ne peut pas être d’accord avec Jean-Paul Goux lorsque ce dernier considère la voix comme « une métaphore de la pulsion » (Goux, 2003 : 118). En effet, la voix est, pour Lacan, un objet partiel, c’est-à-dire un objet autour duquel tourne la pulsion. À vrai dire, c’est davantage le rythme qui tient lieu de métaphore de la pulsion.

Il est également imprécis de dire, d’une part, que « la voix met en relation » (Goux, 1999 : 153) et, d’autre part, de considérer la voix de la prose comme « une voix jamais ouïe » (Goux, 2003 : 118). En effet, la voix qui fait du lien et qui, partant, relève du symbolique, doit être impérativement articulée avec la parole. La voix qu’on n’entend pas se situe dans le réel, c’est celle que Lacan, dans les dernières années de son enseignement, appelle tout simplement : la voix.

Il n’est pas inconciliable de tenir compte, d’une part, de la contribution de Jean-Paul Goux à la théorisation de la voix de la prose et, d’autre part, de l’apport lacanien. Au contraire, le concours de ces deux contributions permet d’élaborer une analyse plus rigoureuse dans l’utilisation des concepts.

En outre, il est important de rappeler que ce qui sous-tend la pensée de Jean-Paul Goux, c’est l’apport théorique de Meschonnic. Or, il appert que ce dernier a subi l’influence de Deleuze et celle de Lacan. En effet, à l’instar Deleuze et du psychanalyste français, Meschonnic met l’accent sur l’imbrication du corps et du langage : « le corps ne peut pas ne pas être en relation avec le langage, ni le langage avec le corps » (Meschonnic, 1982 : 663). Et ce dernier de donner la définition suivante du rythme : « Le rythme est une subjectivation du temps, que le langage retient du corps » (Meschonnic, 1982 : 655). Il est patent que ce qui est implicite dans le passage de l’articulation freudienne du somatique et du psychique à l’articulation de Meschonnic du corps et du langage, ce sont les apports deleuzien et lacanien. Cette dialectique du corps et du langage dont parle Meschonnic à propos du rythme est d’autant plus intéressante que l’on peut l’articuler avec une autre dialectique chère à Lacan, à savoir celle de l’objet et du sujet.

Grâce à cet apport théorique, nous allons pouvoir étudier, sous un aspect nouveau, le fonctionnement de la voix dans les Trois Contes et dans les Tales of Unrest.

Notes
273.

Émile Benveniste, « La notion de “rythme” dans son expression linguistique », Problèmes de linguistique générale (1966), (Paris, Gallimard, « Tel », 1976), I, p. 335.

274.

Ibidem.

275.

Jean-Paul Goux, La fabrique du continu, (Seyssel, Champ Vallon, 1999), p. 78. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Goux, 1999 : 78).

276.

Sigmund Freud, Métapsychologie, (Paris, Gallimard, 1986), pp. 17-18.

277.

Jean-Paul Goux, La Voix sans repos, (Monaco, Éditions du Rocher, 2003), p. 118. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Goux, 2003 : 118).

278.

Henri Meschonnic, Critique du rythme, (Lagrasse, Verdier, 1982), p. 210. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Meschonnic, 1982 : 210).

279.

Jean Mourot, Le Génie d’un style : Chateaubriand, rythme et sonorité dans les Mémoires d’Outre-Tombe (1960), (Paris, Armand Colin, 1969), p. 88. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Mourot, 1969 : 88).

280.

Jacques Lacan, « Le séminaire sur “La Lettre volée” », Écrits I (1966), (Paris, Seuil, « Points », 1999), p. 11.