1. Du rythme idéologique…

Si l’idéologème constitue, selon Fredric Jameson281, l’unité minimale de signification dans le champ idéologique, l’on pourrait dire que, dans la prose, la phrase est un rythmème, c’est-à-dire l’unité minimale de la signification dans le domaine rythmique.

Dans La Voix sans repos, Jean-Paul Goux met l’accent sur le fait que le rythme est « l’énergie du mouvement temporel » (Goux, 2003 : 117). Or, comme le rappelle Laurent Jenny, la phrase « nous est donnée dans le temps, c’est-à-dire dans la dynamique d’un inachèvement et d’une clôture virtuelle »282.  Elle est donc l’unité temporelle minimale de la prose.

Pourquoi ne pas considérer la phrase à la fois comme un rythmème et comme un idéologème puisque ces deux unités sont inextricables dans les phrases flaubertiennes et conradiennes ? Nulle part on ne le voit mieux que dans cette phrase tirée d’« Hérodias » : « Des pasteurs piquaient des bœufs, des enfants tiraient des ânes, des palefreniers conduisaient des chevaux » (148). Pour saisir les subtilités rythmiques de cette phrase, il faut concevoir le rythme de la façon suivante : « Si l’on appelle rythme – et pourquoi refuser au mot ce sens courant ? – la périodicité des accents, le rythme d’un vers ou d’un ensemble de vers sera d’autant plus pur qu’on y sentira la prédominance d’une même mesure ou de groupes symétriques de mesures différentes. » (Mourot, 1969 : 47)

En effet, il est patent que, si l’on s’intéresse à la dimension rythmique de la phrase de Flaubert, il est impossible de ne pas remarquer la répartition des mesures accentuelles, en groupes égaux puis croissants (3-2-2 / 3-2-2 / 4-3-3). La progression rythmique de cette phrase ternaire n’est d’ailleurs pas sans rappeler « la progression par volumes croissants » (Mourot, 1969 : 118) de la triade suivante que Jean Mourot a mise en relief et que l’on peut lire dans le Congrès de Vérone de Chateaubriand : « parmi des laures sans ermites, parmi des religieux sans successeur, parmi des sépulcres sans voix et des morts sans mânes ». Il apparaît clairement que la phrase de Chateaubriand a un point commun avec la phrase qui figure dans le dernier des Trois Contes  : elles ont toutes les deux un rythme calqué sur celui du vers. Or, Jean Mourot a insisté sur le fait que, lorsque l’on rencontre, dans une œuvre en prose, un rythme « qui se souvient du vers », ce dernier a pour fonction de marquer « extérieurement une prose d’art » (Mourot, 1969 : 88).

Il y a donc, dans ces exemples où le système rythmique du vers s’applique à la prose, une intention esthétisante qui ne doit pas nous faire oublier le lien qui unit la forme esthétique à l’idéologie : « the production of aesthetic or narrative form is to be seen as an ideological act in its own right, with the function of inventing imaginary or formal “solutions” to unresolvable social contradictions »283.

Dans cette phrase, Fredric Jameson fait référence aux conclusions de Claude Lévi-Strauss sur la fonction des mythes dans les tribus indiennes de l’Amazonie. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il met l’accent sur l’aspect social. Cependant, si, au lieu de se concentrer sur cette perspective, nous nous bornons à porter notre attention sur l’aspect littéraire, cette remarque s’avère très pertinente. En effet, lorsque le rythme de la prose flaubertienne se souvient du vers, il a pour fonction de résoudre une contradiction dont Flaubert était conscient, comme en témoigne ce passage tiré d’une lettre à Louise Colet :

‘Vouloir donner à la prose le rythme du vers (en la laissant prose et très prose) et écrire la vie ordinaire comme on écrit l’histoire ou l’épopée (sans dénaturer le sujet) est peut-être une absurdité. Voilà ce que je me demande parfois. Mais c’est peut-être aussi une grande tentative et très originale284 !’

Comme nous le verrons dans la partie suivante, Flaubert a réussi à donner à la prose un rythme qui lui est propre. Pourtant, à l’instar de Chateaubriand qui, selon Jean Mourot, « n’a jamais cessé de pratiquer ce type de prose poétique hérité du XVIIIe siècle » (Mourot, 1969 : 34), l’on retrouve, chez Flaubert, des mouvements rythmiques hérités du vers. Ces derniers constituent des solutions formelles qui visent à résoudre la contradiction entre le rythme du vers et celui de la prose. La prose poétique flaubertienne est, comme son nom l’indique, contradictoire et c’est en cela qu’elle est idéologique, au sens où l’entend Jameson.

Il est fort probable que, si certaines phrases des Trois Contes sont rythmées comme des vers, c’est dans le but de donner à la prose une légitimité puisque, comme le rappelle Flaubert, « la prose est née d’hier285 ». Or, cette légitimation est idéologique pour autant qu’elle dissimule « deux systèmes sémiologiques » (Barthes, 2002, I b : 829), dont l’un, celui du mythe, a pour fonction de naturaliser le rythme du vers. La prose poétique flaubertienne vise donc, à l’image de celle de Chateaubriand, « à promouvoir le texte à la dignité poétique » (Mourot, 1969 : 50) et, partant, à donner à la prose la légitimité du vers.

L’idéologie de la phrase flaubertienne se manifeste de deux façons : d’une part, comme l’on vient de le voir à propos de la prose poétique, lorsque le rythmème est également un idéologème et, d’autre part, lorsque l’idéologème a pour fonction de nier le rythmème. En effet, ce dernier étant l’unité minimale du mouvement temporel, il ne peut pas être immobile. Pourtant, on a parfois l’impression que la phrase s’efforce de nier le mouvement qui l’anime. C’est ce que l’on pourrait appeler la tentation utopique de la phrase, si l’on tient compte de cette remarque de Laurent Jenny :

‘L’utopie se dénonce étymologiquement comme “sans lieu” mais la totalisation à laquelle elle aspire la situe, surtout, “hors-temps”. Là où elle prétend s’accomplir comme ouverture, elle se soustrait en fait à la puissance ouvrante du temps. La parole rencontre ainsi en chacun de ses moments figuraux la tentation utopique de s’abstraire de la réalité de l’ouverture par une infinitisation qui arrête le temps. (Jenny, 1990 : 161)’

Jean-Paul Goux établit une distinction intéressante entre « le Flaubert qui lie » et celui « qui juxtapose »286. Et Goux de donner des précisions au sujet de ce dernier : « c’est celui qui fait des scènes, qui définit un cadre, et qui bourre ». Il poursuit en donnant un exemple intéressant, tiré de Salammbô  : « C’étaient des temples à colonnes torses avec des chapiteaux de bronze et des chaînes de métal, des cônes en pierre sèche à bandes d’azur, des coupoles de cuivre, des architraves de marbre, des contreforts babyloniens, des obélisques posant leur pointe comme des flambeaux renversés »287. Lorsque Jean-Paul Goux souligne le fait qu’il s’agit d’« un exemple entre mille » (Goux, 2003 : 42), l’on pourrait en déduire que les phrases qui illustrent ce type abondent dans la prose flaubertienne. Pourtant, rares sont les phrases des Trois Contes qui, d’une part, accumulent autant d’éléments et, d’autre part, sont aussi dénuées de mouvement. L’on peut lire, toutefois, dans « La légende de saint Julien l’Hospitalier », la phrase suivante : « C’était un palais de marbre blanc, bâti à la moresque, sur un promontoire, dans un bois d’orangers » (107).

À l’instar de Flaubert, Conrad juxtapose lorsqu’il écrit, dans « Karain: A Memory » : « They thronged the narrow length of our schooner’s decks with their ornamented and barbarous crowd, with the variegated colours of checkered sarongs, red turbans, white jackets, embroideries ; with the gleam of scabbards, gold rings, charms, armlets, lance blades, and jewelled handles of their weapons » (62). Dans ces deux exemples, il est patent que la parataxe prévaut. Or, cette prédominance neutralise le désir du continu, en sorte que le mouvement temporel qui anime la prose et, partant, la phrase, s’immobilise paradoxalement. Il s’agit en fait d’une aporie dans la mesure où la phrase se situe dans le temps puisque, comme le rappelle Laurent Jenny, elle « se définit typographiquement comme un ensemble de mots compris entre une majuscule et un point » (Jenny, 1990 : 170), c’est-à-dire entre un début et une fin.

Dans La Voix sans repos, Jean-Paul Goux met l’accent sur cette tension qui sous-tend la phrase flaubertienne lorsqu’il écrit : « les exigences du mouvement de la prose […] sont en contradiction avec celles de la phrase “inchangeable”288 et immobile qu’il [Flaubert] découvre » (Goux, 2003 : 42). Quand Flaubert et Conrad juxtaposent, ils optent pour « une écriture qui tend à l’immobilité » (Goux, 2003 : 42). Certes, les phrases qui relèvent de cette écriture se trouvent la plupart du temps dans les parties descriptives. Néanmoins, elles sont rares dans les Trois Contes ainsi que dans les Tales of Unrest.

Notes
281.

« Within this new horizon, then, our object of study will prove to be the ideologeme, that is, the smallest intelligible unit of the essentially antagonistic collective discourses of social classes » Fredric Jameson, The Political Unconscious (1981), (Londres, Routledge, 2002), p. 61.

282.

Laurent Jenny, La Parole singulière, (Paris, Belin, 1990), p. 173. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Jenny, 1990 : 173).

283.

Fredric Jameson, The Political Unconscious (1981), (Londres, Routledge, 2002), p. 64.

284.

Lettre du 27 mars 1853 à Louis Colet (Flaubert, 1980, II : 287).

285.

« La prose est née d’hier, voilà ce qu’il faut se dire. Le vers est la forme par excellence des littératures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques ont été faites, mais celles de la prose, tant s’en faut. » Lettre du 24 avril 1852 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 79).

286.

Voir à ce sujet le livre de Jean-Paul Goux qui s’intitule La Voix sans repos (Goux, 2003 : 42).

287.

Gustave Flaubert, Salammbô, (Paris, Gallimard, 1974), p. 111.

288.

« Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore ». Lettre du 22 juillet 1852 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 135).