III. De la voix fascinante à la voix comme objet sublime

A. La fascination hypnotique

Si la pratique de l’hypnose a mis Freud sur la voie de la découverte de l’inconscient, c’est sans doute parce que l’état hypnotique n’est pas sans rappeler l’état de sommeil. Or, il n’est pas insignifiant de noter que c’est précisément dans cet état que se manifeste le rêve, à savoir la production psychique qui a permis à Freud d’établir des distinctions entre les différents systèmes de l’appareil psychique (l’inconscient, le préconscient et la conscience dans le cadre de la première topique freudienne qui est élaboré dans L’interprétation des rêves 331 ). En effet, de même que l’inconscient joue un rôle primordial dans l’état de sommeil, de même il constitue une force centrale dans l’état hypnotique. D’ailleurs, l’analogie entre ces deux états est sous-jacente au vocable hypnose puisque l’adjectif hypnotique est « un emprunt au bas latin hypnoticus, hellénisme du grec hupnôtikos “du sommeil”, dérivé de hupnos  “sommeil” » (Rey, 1998, II : 1764).

Pourtant, c’est avec un autre état que, dans sa seconde conception topique, Freud va comparer l’hypnose. En effet, il établit une analogie avec l’état amoureux lorsque, dans « Psychologie des foules et analyse du moi », il écrit :

‘Il n’y a manifestement pas loin de l’état amoureux à l’hypnose. Les concordances entre les deux sont évidentes. Même soumission humble, même docilité, même absence de critique envers l’hypnotiseur comme envers l’objet aimé. Même résorption de l’initiative personnelle ; aucun doute, l’hypnotiseur a pris la place de l’idéal du moi332.’

Or, s’il existe un point commun entre l’état hypnotique et l’état amoureux, c’est bien la fascination. En effet, dans la relation amoureuse, le sujet est fasciné, au sens de « “captiver par la beauté”» (Rey, 1998, II : 1400) de l’objet aimé. En outre, ce n’est sans doute pas pour rien que le verbe hypnotiser a pris « des valeurs extensives (s’hypnotiser sur qqch., 1897) évoquant un état psychique de fascination » (Rey, 1998, II : 1765).

Cependant, lorsqu’on s’intéresse aux différentes acceptions du verbe fasciner, on se rend compte du fait que la fascination semble ressortir moins à la pulsion invocante qu’à la pulsion scopique, comme en témoigne l’acception de « “maîtriser par la puissance du regard”» (Rey, 1998, II : 1400). La fascination caractérise l’état hypnotique, certes, néanmoins, selon Freud, cette dernière résulte non pas de la voix de l’hypnotiseur, mais de son regard : « il hypnotise de façon typique par son regard333 ». Dans le Séminaire X, Lacan passe semblablement la voix sous silence lorsqu’il met l’accent sur le rôle primordial que joue le regard dans l’hypnose :

‘Ce n’est pas pour rien que le miroir, le bouchon de la carafe, voire le regard de l’hypnotiseur sont les instruments de l’hypnose. La seule chose qu’on ne voit pas dans l’hypnose, c’est justement le bouchon de carafe lui-même ou le regard de l’hypnotiseur, à savoir la cause de l’hypnose. La cause de l’hypnose ne se livre pas dans les conséquences de l’hypnose.(Lacan, 2004 : 132)’

De même que Lacan se désintéresse de la place qu’occupe la voix de l’hypnotiseur dans la relation hypnotique, de même il néglige, au profit du regard qu’il étudie d’une manière détaillée dans le Séminaire XI, l’étude de la voix en tant qu’objet partiel. C’est la raison pour laquelle nous allons engager dès à présent notre attention vers les analyses de Michel Poizat. En effet, ce dernier est parvenu à ajouter des développements substantiels à la conception lacanienne de la voix.

Pour mieux saisir le fonctionnement de la fascination, il est nécessaire de revenir à la relation hypnotique et, en particulier, de s’attarder sur le rôle que joue l’hypnotiseur pour l’hypnotisé. Freud insiste sur le fait que « l’hypnotiseur a pris la place de l’idéal du moi »334. C’est précisément cette remarque de Freud qui conduit Michel Poizat à définir l’hypnose de la façon suivante :

‘Pas plus maintenant que du temps de Freud, la notion d’hypnose ne nous aide, à moins de définir l’hypnose, dans la perspective freudienne, comme simplement le consentement du sujet à écouter la voix du surmoi, c’est-à-dire à lui obéir, – ce qui après tout, n’en est peut-être pas la plus mauvaise des définitions335.’

Il y a pourtant une différence majeure entre la formulation freudienne et celle de Michel Poizat puisque l’idéal du moi chez Freud devient le surmoi dans la définition donnée par Michel Poizat. En fait, même si, comme l’a noté Lacan, l’idéal du moi ou « Ich-Ideal est pris quelquefois comme synonyme de surmoi » (Lacan, 1998a : 289) dans certains articles de Freud, il est nécessaire d’établir une distinction importante entre ces deux termes.

« Le surmoi est contraignant et l’idéal du moi exaltant » (Lacan, 1998a : 164) dit Lacan dans le Séminaire I. C’est donc parce que l’idéal du moi constitue un but à atteindre qu’il stimule le sujet. Le problème étant que la face surmoïque de l’idéal du moi fait son apparition précisément lorsque ce but n’est pas atteint. Ainsi, le surmoi introduit une scission, il y a, d’un côté, le moi et, de l’autre, la loi représentée dans l’appareil psychique du sujet par le surmoi. Bien que ce dernier « se situe essentiellement sur le plan symbolique de la parole » (Poizat, 2001 : 164), cette parole a la caractéristique d’être impérative, c’est-à-dire qu’elle se manifeste au sujet sous deux aspects, l’ordre (« tu dois être ainsi »336) et l’interdiction (« tu n’as pas le droit d’être ainsi »337), en sorte que le sujet se retrouve persécuté par cette instance psychique.

Au début de sa période dite du « retour à Freud », Jacques Lacan porte son attention sur le rôle que joue le surmoi dans la seconde topique freudienne338. Pourtant, au fur et à mesure de son enseignement, le concept de surmoi va laisser place à un concept plus large : l’Autre. Michel Poizat souligne cette évolution conceptuelle lorsqu’il écrit :

‘Avec Lacan, c’est d’une tout autre instance placée dans un tout autre rapport avec le sujet qu’il s’agit : un rapport de totale sujétion vis-à-vis d’une Altérité – et d’une autorité – absolue, totalitaire, qui prend en effet dans le cadre de cette relation, valeur véritablement de puissance de vie ou de mort sur le sujet. Cet Autre prend certes souvent visage maternel, puisque c’est, quand même, à la mère que l’“infans”, entièrement dépendant de l’Autre pour subvenir à ses besoins, a le plus souvent affaire dans le cadre de cette relation de vie ou de mort. Mais il faut se garder d’en faire un attribut spécifiquement maternel. (Poizat, 2001 : 139)’

Cette dernière remarque de Michel Poizat est capitale puisqu’elle met en évidence l’ingéniosité de ce concept lacanien qui, en éludant de spécifier ce qu’il désigne, nous rappelle que les « “pères” et les “mères” dans la théorie analytique désignent avant tout des lieux et des fonctions dans une structure » (Poizat, 2001 : 115). C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’y a « nulle contradiction à ce que ce soit, selon Lacan ou Mélanie Klein, une instance mise du côté de la mère […] qui vienne occuper la même position que celle que, dans le mythe de Totem et tabou, Freud représente par le “père” de la horde primitive » (Poizat, 2001 : 115). En effet, le père primitif et la mère dévorante ont un point commun : ils occupent tous deux la place de l’Autre.

Ce détour par l’hypnose n’a donc pas été vain puisqu’il nous a permis d’organiser en concepts la dynamique de la fascination et, partant, de mieux comprendre son fonctionnement. De même que, comme le souligne Freud, l’hypnotiseur a pris la place de l’idéal du moi aux yeux de l’hypnotisé, de même celui ou celle qui fascine incarne, pour le sujet fasciné, une figure de l’Autre. Ainsi, dans le cadre de la pulsion invocante, c’est la voix de l’Autre qui fascine le sujet, c’est-à-dire la voix qui a trait au père primitif (le schofar339) ou à la mère archaïque (les sirènes), la voix de celui ou celle qui se situe à la place de l’Autre pour un sujet donné. Or, la personne qui occupe cette position est souvent l’objet de l’amour ou de la haine du sujet.

Notes
331.

Voir à ce sujet : Sigmund Freud, L’interprétation des rêves (1900), (Paris, Presses Universitaires de France, 1999), p. 460.

332.

Sigmund Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921), Essais de psychanalyse, (Paris, Payot, 2001), p. 199.

333.

Ibidem, p. 216.

334.

Sigmund Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », Essais de psychanalyse, (Paris, Payot, 2001), p. 199.

335.

Michel Poizat, Vox populi, vox Dei, (Paris, Métailié, 2001), p. 163. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Poizat, 2001 : 163).

336.

Sigmund Freud, « Le moi et le ça » (1923), Essais de psychanalyse, (Paris, Payot, 2001), p. 274.

337.

Ibidem.

338.

Voir à ce sujet ce que dit Jacques Lacan dans le Séminaire I, (Lacan, 1998a : 289-290, 303-309).

339.

Voir à ce sujet les remarques de Lacan dans le Séminaire X à propos des analyses de Theodor Reik, (Lacan, 2004 : 295). Voir également annexe n°2, p. 428.