C. De la sublimation à l’objet sublime

Même si tout texte littéraire est le fruit d’un processus de sublimation, tout texte littéraire n’est pas nécessairement un objet sublime. Afin de mieux saisir la distinction entre le processus de sublimation, mis en évidence par Freud, et l’objet sublime lacanien, on peut prêter l’oreille à ce que dit Slavoj Žižek :

‘Sublimation is usually equated with desexualization, i.e., with the displacement of the libidinal cathexis from the “brute” object alleged to satisfy some basic drive to an “elevated”, “cultivated” form of satisfaction. Rather than making a direct assault upon a woman, we try to seduce and conquer her by writing amorous letters and poetry; rather than beating our enemy senseless, we write an essay containing annihilating criticism of him — the banal psychoanalytic “interpretation” would suggest that our poetic activity was just a sublime, indirect way of providing for our bodily needs, our elaborate criticism a sublime rechanneling of our physical aggression. Lacan breaks completely with this problematic of a zero degree of satisfaction that undergoes a process of sublimation. His starting point is not the object of the allegedly direct, “brute” satisfaction, but its reverse, the primordial void around which the drive circulates, the lack that assumes positive existence in the shapeless form of the Thing (the Freudian das Ding, the impossible-unattainable substance of enjoyment). The sublime object is precisely “an object elevated to the dignity of the Thing”, an ordinary, everyday object that undergoes a kind of transubstantiation and starts to function, in the symbolic economy of the subject, as an embodiment of the impossible Thing, i.e., as materialized Nothingness. This is why the sublime object presents the paradox of an object that is able to subsist only in shadow, in an intermediary, half-born state, as something latent, implicit, evoked: as soon as we try to cast away the shadow to reveal the substance, the object itself dissolves; all that remains is the dross of the common object. (Žižek, 1992: 83-84)’

Si ce passage tiré de Looking Awry synthétise, d’une manière remarquable, les éléments fondamentaux des théories freudienne et lacanienne, on ne manquera pas à observer que Žižek simplifie excessivement le fonctionnement de la sublimation.

Ce processus freudien n’est pas sans évoquer un « procédé qui fait passer un corps directement de l’état solide à l’état gazeux » (Laplanche, 2002 : 465). En chimie, la sublimation postule qu’il y a un passage, c’est-à-dire un changement d’état. Semblablement, en psychanalyse, elle présuppose qu’il existe un changement de but, à savoir un passage d’un but sexuel à un but non sexuel.

De la chimie à l’alchimie, il n’y a qu’un pas, tout du moins en ce qui concerne l’étymologie, puisque, avant de ressortir à la chimie, le vocable sublimation faisait partie du « vocabulaire des alchimistes au sens d’“élevé par la chaleur à la décantation de ses parties volatiles” » (Rey, 1998, III : 3663). À l’instar de l’alchimiste, Gaston Bachelard établit un lien entre la sublimation et le feu.

Du feu sacré, entretenu par les vierges vestales, au feu de la luxure, il appert que le feu est fortement sexualisé, dans la langue aussi bien que dans le symbolisme. Dans « Hérodias », la dimension sexuelle du feu est patente. Lorsqu’Hérode-Antipas voit Salomé pour la première fois, le Tétrarque est décrit ainsi : « Il épiait le retour de ce mouvement, et sa respiration devenait plus forte ; des flammes s’allumaient dans ses yeux. » (154, l’italique est de nous).

L’évocation des « villes maudites » (145), à savoir Sodome et Gomorrhe, qui sont maudites au sens religieux du terme, c’est-à-dire qu’elles sont vouées « à la malédiction divine » (Rey, 1998, II : 2168), condense plusieurs aspects importants. La cause de la colère divine (la corruption des mœurs qui avait cours chez les habitants de Sodome et Gomorrhe) ainsi que le châtiment infligé à ces villes (l’embrasement) mettent en relief le lien qui unit le feu à la sexualité. D’autre part, le fait que les villes en question soient « ensevelies plus bas que le rivage » (145) n’est pas anodin. En effet, la position d’infériorité spatiale établit un lien avec l’enfer puisque le vocable enfer « vient de l’adjectif latin classique infernus “du bas, d’un lieu inférieur” » (Rey, 1998, I : 1240). Or, il est frappant de constater que le personnage de saint Jean-Baptiste est également en position d’infériorité spatiale, il a été enfermé dans un cachot, dans « un trou, une fosse énorme » (170).

Dans un ouvrage qui a fait époque dans l’étude du symbolisme du feu, La psychanalyse du feu, Bachelard pose la question suivante : « le feu qui embrase le monde au Jugement dernier, le feu de l’enfer sont-ils ou ne sont-ils pas semblables au feu terrestre376 ? » Certes, il ne s’agit pas de se livrer ici à un examen approfondi de ce symbolisme, néanmoins il n’est pas dépourvu d’intérêt de porter notre attention sur ces deux types de feu, à savoir le feu de l’enfer, qui constitue un supplice infini et éternel, et les flammes purificatrices du Jugement dernier.

En fait, bien que le lieu où se trouve saint Jean-Baptiste puisse être assimilé à l’enfer, on peut légitimement se demander si ce n’est pas plutôt le feu du Jugement que le prophète annonce lorsqu’il s’écrie : « Les portes des forteresses seront plus vite brisées que des écailles de noix, les murs crouleront, les villes brûleront. » (172) Pourtant, le feu purificateur du Jugement finit par se confondre avec le feu infernal : « et le fléau de l’Éternel ne s’arrêtera pas. Il retournera vos membres dans votre sang, comme de la laine dans la cuve d’un teinturier » (172).

Il est important de noter que, après avoir prédit l’enfer sur terre, « la voix se fit douce, harmonieuse, chantante » (173). Il s’agit, certes, du calme après la tempête, néanmoins la voix ne tarde pas à redevenir terrible : « La voix grossissait, se développait, roulait avec des déchirements de tonnerre » (176). Cette ambivalence de la voix de saint Jean-Baptiste n’est pas insignifiante. En effet, cette voix, qui exerce une fascination intense sur le peuple qui l’écoute (« Le peuple revoyait les jours de son exil, toutes les catastrophes de son histoire. C’étaient les paroles des anciens prophètes », 173), ressortit au père, dans toute l’acception imaginaire de ce mot puisque, selon Lacan, le père imaginaire peut être soit débonnaire, soit terrible. Or, la voix de saint Jean-Baptiste est d’autant plus fascinante qu’elle est alternativement terrible et débonnaire.

Même si, en filant la métaphore avec le symbolisme du feu, il serait possible de définir la sublimation comme étant le passage du « feu sexualisé »377 au « feu idéalisé »378, il nous faut tout de même reconnaître que l’opposition binaire qui sous-tend ce processus est remise en cause par l’alternance qui caractérise la voix de saint Jean-Baptiste. En effet, étant donné que cette voix est d’abord terrible, puis devient débonnaire avant de retrouver son aspect initial, il est patent que la sublimation s’avère être un processus par trop réducteur pour rendre compte de ces changements successifs.

Si, selon Laplanche et Pontalis, la théorie freudienne de la sublimation est restée « peu élaborée » (Laplanche, 2002 : 466), le sublime a, au contraire, été l’objet d’une élaboration théorique d’une grande complexité. Dans ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime, Kant établit une distinction importante entre le beau et le sublime :

‘Le sentiment délicat que nous nous proposons d’examiner est de nature double : il comprend le sentiment du beau et celui du sublime, émouvants et agréables tous deux, quoique diversement. L’aspect d’une chaîne de montagnes dont les sommets enneigés s’élèvent au-dessus des nuages, la description d’un ouragan ou celle que fait Milton du royaume infernal, nous y prenons un plaisir mêlé d’effroi. Mais la vue de prés parsemés de fleurs, de vallées où serpentent des ruisseaux, où paissent des troupeaux, la description de l’Élysée ou la peinture que fait Homère de la ceinture de Vénus nous causent aussi des sentiments agréables, mais qui n’ont rien que de joyeux et de souriant. Il faut, pour être capable de recevoir dans toute sa force la première impression, posséder le sentiment du sublime, et pour bien goûter la deuxième, le sentiment du beau379.’

Au vrai, ce qui pose problème dans cette distinction kantienne, c’est le fait qu’elle ne permette pas d’échapper à l’opposition binaire. Pour ne pas nous achopper à la logique qui la sous-tend, efforçons-nous d’appréhender la notion de sublime en faisant abstraction du beau.

Quand Kant souligne la sublimité de la description de l’enfer dans Paradise Lost, il apparaît clairement qu’il se place au niveau de la mimesis puisqu’il met une description littéraire sur le même plan qu’un paysage de montagne380. Pourtant, dans la première étude portant sur le sublime, à savoir le Traité du Sublime du Pseudo-Longin, ce dernier va au-delà de la mimesis lorsqu’il écrit :

‘Que si on demande comme il s’y faut prendre ; j’ai déjà écrit ailleurs que cette Élévation d’esprit était une image de la grandeur d’âme ; et c’est pourquoi nous admirons quelquefois la seule pensée d’un homme, encore qu’il ne parle point, à cause de cette grandeur de courage que nous voyons : par exemple, le silence d’Ajax aux Enfers. Car ce silence a je ne sais quoi de plus grand que tout ce qu’il aurait pu dire381. ’

Cette dernière phrase est d’autant plus importante qu’elle met en relief le fait que le sublime peut relever de ce qui ne se dit pas. Certes, ce non-dit s’inscrit dans le registre du symbolique de par sa valeur litotique, néanmoins le « je ne sais quoi », qui se trouve dans la traduction de Boileau, met en évidence le lien qui unit le sublime non pas seulement avec ce qui ne se dit pas, mais également avec ce qui ne peut pas dire, à savoir le réel, au sens lacanien du terme.

La ressemblance entre le sublime et le réel ne s’arrête pas là. Toutefois, ce dernier est souvent masqué par la figure d’un Autre imaginaire. Dans ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime, Kant écrit : « Un sommet n’est pas moins sublime qu’un abîme ; mais celui-là suscite l’admiration, c’est le sublime-noble, et celui-ci, le sublime-terrible, l’effroi382. » Cette distinction permet de rendre compte des deux aspects de la voix de saint Jean-Baptiste. En effet, lorsque cette dernière est « douce, harmonieuse, chantante » (173), elle ressortit au sublime-noble tandis que, quand elle roule « avec des déchirements de tonnerre » (176), elle relève du sublime-terrible.

En fait, Kant n’est pas le premier à avoir établi un lien entre le sublime et la terreur. Dans son Traité du Sublime, le Pseudo-Longin utilise le vocable deinôsis qui, selon Francis Goyet, « est formé par l’adjectif grec deinos, “terrifiant”»383. Et Goyet d’ajouter : « Chez Homère, l’adjectif renvoie d’abord à la crainte religieuse qu’on éprouve devant l’apparition d’une divinité384. » Certes, de même que, dans le « spot of time » wordsworthien dont parle Josiane Paccaud-Huguet, « la Chose, située au tournant de la boucle de la pulsion, n’est pas vidée de sa jouissance supposée : elle prend figure d’un Autre imaginaire »385, de même, dans l’épiphanie homérique, l’imaginaire joue un rôle essentiel. Néanmoins, il en va tout autrement de l’épiphanie moderniste qui, à l’image de l’épiphanie joycienne, est sous-tendue par un surgissement du réel.

Le « moment of vision »386 conradien, qui est un court passage dans lequel surgit ce que Lacan appelle le regard, à savoir le réel dans le champ de la pulsion scopique, est, avec le « moment of being » woolfien et l’épiphanie joycienne, un des parangons de l’épiphanie moderniste dans la prose anglaise. Or, il est important de noter que cette épiphanie visuelle conradienne fait pendant à une épiphanie vocale que l’on trouve également, dans une moindre mesure, chez Flaubert, et qui annonce l’épiphanie vocale joycienne.

C’est d’ailleurs parce qu’il est possible d’établir un rapprochement entre ces trois épiphanies que l’on peut dire que les Trois Contes et les Tales of Unrest font saisir, à la manière du récit joycien qui s’intitule « The Dead », « le tour que l’orientation lacanienne donne au concept freudien de sublimation : il est moins question de pulsion sexuelle détournée que d’une reconnaissance du manque dans l’Autre qui affecte tout un chacun »387. Ainsi, Josiane Paccaud-Huguet oppose le regard haineux de la Chose dans The Prelude de Wordsworth à la voix du texte qui, dans « The Dead », n’est pas, à l’instar de la voix de saint Jean-Baptiste dans « Hérodias », la « voix d’un Autre terrifiant » 388, mais qui est, au contraire, la « voix comme objet qui chute du corps et y creuse un vide »389.

« I am allowed nothing but fidelity to […] an idea without a future »390, écrit Conrad dans une lettre à son ami socialiste Cunninghame Graham. Or, il est frappant de constater que cette idée sans avenir n’est pas sans évoquer le sublime. En effet, dans les Leçons sur l’Analytique du Sublime de Lyotard, on peut lire la définition suivante : « Le sublime est un embrasement subit, et sans avenir »391. De par l’embrasement qui le constitue, le sublime rappelle également le feu bachelardien et, partant, la sublimation, dans l’acception alchimique du terme. L’embrasement est subit pour autant qu’il se manifeste lors de ces « moments d’un fading brusque » (Barthes, 2002, III c : 152) dont parle Roland Barthes dans S/Z, c’est-à-dire lorsque le texte reste en suspens. Si le sublime est donc par définition en suspens, il est non seulement dans les mouvements suspendus qui, comme nous l’avons vu dans la partie précédente, sont récurrents dans le rythme des phrases flaubertiennes et conradiennes, mais également, comme nous allons le voir dans la partie suivante, dans le suspens vocal sur lequel se fondent les cris du silence.

Notes
376.

Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu (1938), (Paris, Gallimard, 1985), p. 174.

377.

Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu (1938), (Paris, Gallimard, 1985), p. 79.

378.

Ibidem, p. 167.

379.

Emmanuel Kant, Observations sur le Sentiment du Beau et du Sublime, (Paris, Vrin, 1997), p. 18.

380.

« L’aspect d’une chaîne de montagnes dont les sommets enneigés s’élèvent au-dessus des nuages, la description d’un ouragan ou celle que fait Milton du royaume infernal, nous y prenons un plaisir mêlé d’effroi. » Ibidem, p. 18.

381.

Longin, Traité du Sublime, (Paris, Librairie Générale Française, 1995), p. 84.

382.

Emmanuel Kant, Observations sur le Sentiment du Beau et du Sublime, (Paris, Vrin, 1997), p. 20.

383.

Francis Goyet, « Introduction », Traité du Sublime, (Paris, Librairie Générale Française, 1995), p. 18.

384.

Ibidem, p. 19.

385.

Josiane Paccaud-Huguet, « Wordsworth et Joyce : l’évènement de la lettre, un moment qui fait tache et touche », Études de poétique, (Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2001), p. 148.

386.

« one of these rare moments of awakening when we see, hear, understand ever so much ― everything ― in a flash ― before we fall back again into our agreeable somnolence », Joseph Conrad, Lord Jim (1900), (Oxford, Oxford University Press, 1983), p. 105.

387.

Josiane Paccaud-Huguet, « Wordsworth et Joyce : l’évènement de la lettre, un moment qui fait tache et touche », Études de poétique, (Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2001), p. 154.

388.

Josiane Paccaud-Huguet, « Wordsworth et Joyce : l’évènement de la lettre, un moment qui fait tache et touche », Études de poétique, (Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2001), p. 157.

389.

Ibidem.

390.

Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1986), II, p. 161.

391.

Jean-François Lyotard, Leçons sur l’Analytique du Sublime, (Paris, Galilée, 1991), p. 74.