IV. Du cri « pour » au cri « pur »

A. Qu’est-ce qu’un cri ?

À l’instar du verbe écrire dont parle Roland Barthes dans ses Essais critiques 392 , le verbe crier est tout à la fois transitif et intransitif. Si les « hommes “transitifs” »393 que sont les écrivants « posent une fin dont la parole n’est qu’un moyen »394, le verbe crier, dans son acception transitive (crier quelque chose), pose une fin qui est précisément la parole. Or, cette dernière devenant une fin, elle relègue le cri au rang de moyen.

Pour l’illustration de ce sens transitif, on peut porter notre attention sur la fin du plus célèbre roman de Joris-Karl Huysmans, À rebours. Dans les dernières pages de ce roman, un cri retentit : « Eh ! croule donc, société ! mœurs donc, vieux monde ! s’écria des Esseintes, indigné par l’ignominie du spectacle qu’il évoquait ; ce cri rompit le cauchemar qui l’opprimait395. » Ce cri poussé par des Esseintes est d’autant plus intéressant qu’il a fait l’objet d’une analyse, à savoir celle d’Eugenia Herbert qui, dans son ouvrage intitulé The Artist and Social Reform, interprète ce cri de la manière suivante : « it is nothing more than the curse of desolate pessimism and ennui ; it is not social but personal »396. Étant donné que, dans cet exemple tiré d’À rebours, le cri est un moyen et les paroles prononcées constituent une fin, on ne peut pas être d’accord avec cette interprétation. En effet, il est malaisé qu’un cri, qui ressortit à l’acception transitive du verbe crier, ne soit pas sous-tendu par une dimension sociale puisque c’est justement la signification de ces paroles qui socialise et, partant, élève ce cri par le processus de sublimation.

Si Eugenia Herbert semble se fourvoyer, c’est parce qu’elle ne tient pas compte du fait que, comme l’a bien noté Žižek, « you cannot have both meaning and enjoyment 397». En d’autres termes, un cri ne peut être à la fois sonore et silencieux. Pour mieux saisir ce point, il est nécessaire de s’en rapporter à la distinction suivante établie par Slavoj Žižek :

‘In other words, the opposition of silent and vocalized screams coincides with that of enjoyment and Other: the silent scream attests to the subject’s clinging to enjoyment, to his/her unreadiness to exchange enjoyment (i.e., the object which gives body to it) for the Other, for the Law, for the paternal metaphor, whereas the vocalization as such corroborates that the choice is already made and that the subject finds himself/herself within the community. (Žižek, 2001a : 118)’

Même si l’on peut considérer que la sonorité du cri constitue un appel à l’autre et, partant, à la communauté, on doit également tenir compte du fait que la schématisation entraîne des imprécisions, voire des erreurs. En effet, à l’image de la distinction entre sublime et sublimation proposée par Žižek  dans Looking Awry, la distinction entre cri du silence et cri sonore manque à l’exactitude.

Prenons l’exemple, pour illustrer notre propos, du cri de naissance de l’enfant, autrement dit de l’infans, de celui « qui ne parle pas » (Rey, 1998, I : 1239). Certes, comme l’a souligné à juste raison Joël Clerget, ce cri « n’est pas toujours sonore »398, néanmoins, l’on ne peut pas contester le fait qu’il l’est souvent. Or, il est patent que, si l’on appuyait notre interprétation sur la distinction mise au jour par Žižek dans le paragraphe précité, on pourrait en déduire que ce premier cri est un appel à l’autre. Pourtant, il n’en est rien et Michel Poizat a raison de mettre l’accent sur le fait que ce cri « n’est tout d’abord qu’une pure matérialité sonore vocale liée à un état de déplaisir ». Et Poizat d’ajouter qu’ « il n’est même, à proprement parler, ni appel, ni demande » (Poizat, 1998 : 195).

Pour conclure, il est nécessaire d’établir un lien entre la transitivité et l’intransitivité que nous avons mises en évidence au début de cette sous-partie et les remarques de Žižek sur le cri du silence et le cri sonore. En effet, il est possible de rattacher le verbe crier, dans son acception transitive, au cri sonore puisque, si le cri, au sens transitif du verbe crier, est un moyen et les paroles prononcées sont une fin, il appert que ce cri ne peut être que sonore. Car la sonorité est la condition préalable au fait que les paroles qui constituent la fin de ce cri puissent être entendues. On peut donc dire que, même si la distinction établie par Žižek présente un intérêt certain, il faudra néanmoins se préserver de l’excès de généralisation.

Notes
392.

Roland Barthes, « Écrivains et écrivants » (1960), Œuvres complètes, (Paris, Seuil, 2002), II, pp. 403-410.

393.

Ibidem, p. 407.

394.

Ibid..

395.

Joris-Karl Huysmans, À rebours, (Paris, Gallimard, 1977), p. 348, les italiques sont de nous.

396.

Eugenia Herbert, The Artist and Social Reform: France and Belgium, 1885-1898, (New Haven, Yale University Press, 1961), p. 87.

397.

Slavoj Žižek, « Grimaces of the Real, or When the Phallus Appears »,October, vol. 58, (Cambridge, Mass., The MIT press, 1991), p. 64.

398.

Joël Clerget, La pulsion et ses tours, (Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000), p. 166.