B. Le cri, hyponyme illustratif de la voix

La relation d’hyponymie entre les conceptions lacaniennes du cri et de la voix est patente : le cri est inclus dans la voix. C’est d’ailleurs pour cette raison que, si l’on distingue généralement deux sortes de cris, c’est parce que cette distinction est sous-tendue par la différenciation entre la voix et la parole. Ainsi, de même qu’il y a une opposition entre le cri du silence et le cri sonore, de même il existe une dichotomie entre la voix et la parole. Or, si cette dernière a « la propriété de faire disparaître la voix derrière le sens qu’elle véhicule » (Poizat, 1998 : 67, l’italique est de l’auteur), le cri sonore (ou plutôt le cri pour), qui inscrit le cri dans un réseau de significations, fait disparaître la matérialité vocale derrière l’appel qui le fonde. Afin d’illustrer ce point ainsi que, d’une manière générale, le fonctionnement de la voix par l’intermédiaire de l’exemple du cri, on peut prêter l’oreille à ce que dit Miranda Vankerk :

‘Le premier cri que pousse l’enfant […] n’est rien d’autre qu’une sonorité vocale pure. Pure, dans le sens que ce cri n’est lié à aucune demande, mais est simplement manifestation d’une certaine souffrance. C’est l’Autre –d’habitude la mère – qui attribue une signification à ce cri – une signification qui est l’expression du désir de la mère, de ce que la mère veut que son enfant veuille. L’Autre interprète le cri comme signe de faim, de soif, etc. En donnant à l’enfant à boire ou à manger, l’Autre lui procure une satisfaction première. Dès ce moment, chaque cri de l’enfant est pris dans l’Autre, est cri pour l’Autre, demande. Le premier cri étant à jamais perdu399.’

Ce développement est sous-tendu par une opposition mise au jour par Michel Poizat : « De “pur” qu’il était, le cri devient “pour”, pour quelqu’un, pour quelque chose »(Poizat, 1998 : 195) écrit Poizat dans Variations sur la voix. Certes, cette dichotomie fait pendant à l’opposition mise en relief par Žižek entre le cri du silence et le cri sonore, toutefois l’opposition entre le cri pour et le cri pur a le mérite de ne pas être remise en cause par l’objection que nous avons énoncée précédemment400. C’est pourquoi nous préférerons désormais cette dernière opposition à la précédente.

Quelques précisions sont nécessaires afin de mieux appréhender ce passage du cri pur au cri pour. Tout d’abord, il est important, lorsque l’on s’intéresse aux cris de l’enfant auxquels on vient de se référer à titre d’exemple, de s’attacher plus à l’esprit qu’à la lettre. En effet, si l’on prenait ce passage du premier cri au deuxième cri au pied de la lettre, on en déduirait que tous les cris suivants sont des cris pour. Or, ce n’est pas aussi limpide qu’il n’y paraît et Michel Poizat a raison de souligner le fait que le « cri “premier” […] n’est pas forcément le “premier cri” (il s’agit, ici, d’une temporalité logique) » (Poizat, 1998 : 195). Poizat donne de plus amples détails à ce sujet lorsqu’il écrit :

‘Si je dis que ce premier cri est simplement une déduction logique, ou même un mythe, c’est qu’à partir du moment où ce premier cri pur est l’objet d’une interprétation et produit des effets, cette pureté originelle est à jamais perdue puisqu’elle est prise dans le système de significations qui émane de l’Autre. (Poizat, 1998 : 219)’

Il est capital d’insister sur ce point puisque, d’une part, il permet de saisir la raison pour laquelle Poizat est en mesure de considérer le « cri ultime de Don Juan » comme un « cri pur » (Poizat, 1998 : 54) et, d’autre part, il éclairera notre prochaine sous-partie.

Comme l’ont bien noté Poizat et Vankerk, le passage du cri pur au cri pour est sous-tendu par une perte qui, pour revenir au lien d’hyponymie entre le cri et la voix, illustre parfaitement la conception lacanienne de la voix comme objet perdu. Au vrai, l’objet-voix n’est pas réellement perdu puisque c’est le sujet qui le « construit comme perdu dans la rétroaction du processus de symbolisation opéré par le langage » (Poizat, 1998 : 170). Le mythe du paradis perdu dans la Genèse exemplifie cette construction. C’est pourquoi Michel Poizat dit que l’objet va « prendre figure de paradis perdu et susciter une recherche permanente mais vaine de la retrouvaille de cet objet » (Poizat, 1998 : 219). La perte de l’objet est donc construite pour autant que, en réalité, le sujet est toujours déjà pris dans l’ordre symbolique. Ainsi, la retrouvaille est impossible dans la mesure où le sujet ne peut pas retrouver un objet qu’il n’a jamais possédé.

Il apparaît clairement que les cris esthétisés dont parle Michel Poizat dans Vox populi, vox Dei 401 , sont le fruit d’un processus de sublimation. Or, qu’est-ce qui les sous-tend, si ce n’est le désir de retrouver le cri pur ? Mais, cette retrouvaille est impossible puisque le cri est toujours déjà interprété par l’Autre, c’est-à-dire que, comme le souligne Gérard Pommier, « la signification déporte le cri, produit un travail de fission où le son prend statut de signifiant »402. Et Gérard Pommier d’ajouter décisivement : « Il [le cri] laisse derrière lui, inutile au regard de la signification, le squelette de sa matérialité sonore. Ce reste ne veut rien dire. Il s’agit de l’objet perdu, de l’objet freudien que Lacan a désigné de la lettre a, eu égard à son manque de signification »403. Le cri de l’enfant nous a donc permis de mieux appréhender l’objet-voix en tant qu’objet partiel, à savoir en tant qu’éclat de cet objet qui est par définition non représentable et que Lacan a tout simplement appelé a.

Notes
399.

Miranda Vankerk, « La voix lacanienne : désir, appel et angoisse », Puissances de la voix, (Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2001), p. 218.

400.

Voir supra, pp. 205-206.

401.

« Cette modalité [la sublimation], nous l’avons déjà rencontrée dans ce que nous avons appelé l’esthétisation du cri, à travers les concours d’irrintzina par exemple, ou à travers la question de hymnes qu’on peut tout à fait considérer comme une esthétisation du cri tribal », (Poizat, 2001 : 135).

402.

Gérard Pommier, D’une logique de la psychose, (Paris, Point Hors Ligne, 1982), p. 40.

403.

Gérard Pommier, D’une logique de la psychose, (Paris, Point Hors Ligne, 1982), p. 40.