C. Du cri pour au cri pur

S’il est, dans l’ensemble des récits qui composent notre corpus, un passage qui illustre parfaitement ce qu’est le cri pour, c’est bien le passage suivant tiré de « La légende de saint Julien l’Hospitalier » :

‘Et un jour qu’il [Julien] se trouvait au bord d’une fontaine, comme il se penchait dessus pour juger de la profondeur de l’eau, il vit paraître en face de lui un vieillard tout décharné, à barbe blanche et d’un aspect si lamentable qu’il lui fut impossible de retenir ses pleurs. L’autre, aussi, pleurait. Sans reconnaître son image, Julien se rappelait confusément une figure ressemblant à celle-là. Il poussa un cri ; c’était son père ; et il ne pensa plus à se tuer. (125-126)’

Il faut pour saisir la signification de ce cri le replacer dans son contexte. Ce passage se trouve dans la troisième partie du récit, à savoir celle qui décrit l’expiation, puis l’apothéose finale. Or, il n’est pas insignifiant de constater que cette partie est la seule partie du récit où Julien agisse véritablement comme un saint homme. En effet, si Pierre-Marc de Biasi peut affirmer que « ni Antoine l’halluciné ni surtout Julien le sanguinaire, Julien le parricide ne paraissent très recommandables comme modèles de vertu chrétienne »404, c’est parce qu’il prend surtout en considération les deux premières parties du récit qui sont, il est vrai, celles qui comptent le plus grand nombre de pages.

On peut néanmoins en déduire que le début de la troisième partie du récit flaubertien et le commencement de la vie de saint sont en correspondance parfaite, si du moins l’on tient compte du fait que le saint, comme l’indique André Jolles, « ne donne pas l’impression d’exister par soi et pour soi, mais par la communauté et pour la communauté »405.

Le cri que pousse Julien, dans le passage précité du récit flaubertien, est un véritable cri de saint. En effet, de même que, dans la troisième partie, Julien ne vit plus que pour les autres, de même le cri qu’il pousse lorsqu’il contemple sa propre image dans l’eau de la fontaine est un cri pour la communauté puisqu’il marque, d’une part, le renoncement à la tentation suicidaire égoïste (« Il poussa un cri ; c’était son père ; et il ne pensa plus à se tuer » 126) et, d’autre part, le début d’une existence entièrement dévouée à la communauté : « Une vieille barque, enfouie à l’arrière, dressait sa proue dans les roseaux. Julien en l’examinant découvrit une paire d’avirons ; et l’idée lui vint d’employer son existence au service des autres » (126). D’ailleurs, l’abnégation est d’autant plus totale que, en devenant passeur, Julien accepte de transporter hommes et animaux, sans demander la moindre rétribution.

Certes, le cri de Julien est donc sous-tendu par le choix dont parle Slavoj Žižek lorsque, dans Enjoy Your Symptom, il écrit: « the vocalization as such corroborates that the choice is already made and that the subject finds himself/herself within the community » (Žižek, 2001a : 118). Néanmoins, il ne faut pas attacher trop d’importance à l’aspect sonore sur lequel insiste Žižek puisque, comme le rappelle Michel Poizat, « l’opposition pertinente sur laquelle se déploie l’art de la voix n’est pas l’opposition sonore/silencieux, mais parole pure (ce qu’on appelle le “parler”) – hors parole, le cri étant, cela devient alors évident, ce qui dans l’ordre du vocal s’oppose le plus à la parole articulée, signifiante » (Poizat, 1998 : 157).

Au vrai, si Žižek tombe parfois dans l’erreur, c’est parce qu’il a une certaine propension à schématiser abusivement. DansEnjoy Your Symptom, c’est le plus célèbre tableau d’Edvard Munch, à savoir Le Cri 406 , qui constitue le point de départ de ses analyses. Ces dernières s’étayent sur les réflexions que fait Lacan dans le Séminaire XII. En effet, lorsque Žižek met l’accent sur le rôle capital que joue le silence dans ce tableau (« the crucial feature of the painting is the fact that the scream is not heard »407, Žižek, 2001a : 116-117), il fait implicitement référence aux remarques suivantes de Lacan : « Qu'est-ce que c'est que ce cri ? Qui l'entendrait, ce cri que nous n'entendons pas ? Sinon justement qu'il impose ce règne du silence qui semble monter et descendre dans cet espace à la fois centré et ouvert408? »

Pourtant, malgré l’insistance de Lacan sur le silence, il faut se garder de suivre l’exemple de Žižek, c’est-à-dire de généraliser et d’établir une distinction entre deux sortes de cris : le cri sonore et le cri du silence. En effet, le silence ne forme pas un tout homogène et Michel Poizat a raison de différencier deux sortes de silence : « Le premier, écrit Poizat dans Variations sur la voix, est le silence qui fonde la scansion signifiante du langage, qui boucle, à chaque fin de mot, à chaque segmentation de phrase, une signification. » Si ce premier silence institue l’ordre symbolique, l’autre silence ressortit au réel :

‘Mais dans cette abolition de ce qui est langage, rythme, articulation, s’évoque alors un autre silence, celui qui résulte de cette destruction, silence mortifère, suscitant tantôt l’angoisse, tantôt l’apaisement. […]C’est cet autre silence que le cri transperce et fait entendre à la fois, le transformant, comme on a pu le dire, en “silence qui hurle”, présentification d’un point de réel échappant à toute symbolisation, à toute nomination, donc rejeté à jamais dans le silence.  (Poizat, 1998 : 169)’

Or, cet autre silence qui « est un peu comme une limite avec laquelle la musique joue en permanence, l’évoquant sans cesse, mais l’évitant sans cesse » (Poizat, 1998 : 169), n’est nullement l’apanage de l’art musical. En effet, n’est-ce pas cet autre silence qui constitue le fond sonore, ou plutôt silencieux, d’un récit de Conrad qui figure dans notre corpus, à savoir « The Return » ?

Si, selon Poizat, l’autre silence suscite « tantôt l’angoisse, tantôt l’apaisement » (Poizat, 1998 : 169), il n’est pas insignifiant que l’on retrouve, dans ce récit conradien, cette alternance.

Suite à la lecture de la lettre de rupture que sa femme a écrite à son intention, Alvan Hervey semble se faire une haute idée du silence : « solitude and silence are the greatest felicities of mankind » (106-107). Le silence est ensuite clairement associé, dans l’esprit d’Alvan Hervey, à l’apaisement des tensions entre les époux : « he thought how much better it would be if neither of them ever spoke again » (117). Pourtant, après avoir suscité l’apaisement, le silence ne tarde pas à susciter l’angoisse aux yeux, ou plutôt à l’oreille, d’Alvan Hervey : « Then he thought the silence in the room was becoming dangerous, and so excessive as to produce the effect of an intolerable uproar » (139).

Au vrai, ce silence assourdissant n’est pas sans évoquer le silence qui hurle dont parle Michel Poizat : « C’est cet autre silence que le cri transperce et fait entendre à la fois, le transformant, comme on a pu le dire, en “silence qui hurle”. » (Poizat, 1998 : 169) Cette remarque de Poizat est d’autant plus décisive qu’elle permet de mieux appréhender les cris que pousse Mrs Hervey dans le récit de Conrad. En effet, il est important de noter qu’il y a, précisément entre les perceptions apaisante et angoissante du silence, deux passages qui jouent un rôle essentiel à la compréhension de cette alternance.

« Words, words, words »409 répond Hamlet à Polonius, le conseiller de la couronne, lorsque ce dernier lui demande ce qu’il lit. Le premier passage sur lequel nous allons porter notre attention fait écho à cette célèbre réplique. Mrs Hervey est la première à mettre l’accent sur le mot word lorsqu’elle s’exclame : « “Words !” she whispered in a tone that irritated him. » (133) Et Alvan Hervey de répliquer : « “Words ? Yes, words. Words mean something — yes — they do — for all this infernal affectation. They mean something to me — to everybody — to you” » (133). On retrouve donc dans ce passage les deux forces que Michel Poizat a mises au jour dans ses études sur l’art lyrique :

‘Ces deux forces peuvent être décrites l’une comme visant à maintenir la préservation de la parole, du signifiant, de l’articulation signifiante et du sens, et l’autre, au contraire, comme visant sa destruction, son anéantissement. La première se focalise sur la présentation du mot, du texte et de son sens ; la deuxième tend vers ce qui en est le plus antinomique : le cri. (Poizat, 1998 : 66, l’italique est de l’auteur)’

Le lien qui unit ces forces aux personnages de « The Return » est aisé à concevoir. En effet, il est patent que si, comme le souligne Joël Clerget, « le sujet est pris entre une force qui pousse au cri et une force qui pousse au contrôle du sens »410, ces forces prévalent respectivement chez Mrs Hervey et son mari. Il ne faut donc pas s’étonner de ce que, suite à l’affrontement au cours duquel Alvan Hervey s’est efforcé de soumettre sa femme à la loi du signifiant (« Words […] mean something to me — to everybody — to you” », 133), Mrs Hervey soit amenée à pousser des cris : « He [Alvan Hervey] thought the piercing noise was a delusion. But another shrill peal followed by a deep sob and succeeded by another shriek of mirth positively seemed to tear him out from where he stood. » (136)

Le surgissement du silence angoissant (« Then he thought the silence in the room was becoming dangerous, and so excessive as to produce the effect of an intolerable uproar », 139) et, partant, de l’autre silence puisque ce dernier est institué par une alternance, semble donc procéder des cris poussés par Mrs Hervey.

« Le cri fait le gouffre où le silence se rue », dit Lacan dans le Séminaire XII 411. Ici, le silence dont parle Lacan ne s’oppose donc pas, n’en déplaise à Žižek, au sonore, mais au silence qui relève du symbolique, à savoir celui « qui fonde la scansion signifiante » (Poizat, 1998 : 169).

Certes, les cris que pousse Mrs Hervey sont sonores, néanmoins ils ressortissent au cri pur, au cri de l’autre silence pour autant que ces cris le font entendre.

Avant de conclure en portant notre attention sur un autre cri pur, il est nécessaire de prêter une oreille attentive à ce que dit Michel Poizat à propos de la musique :

‘La phrase musicale vient, si on peut dire, y imposer un autre désir visant à détruire la scansion signifiante de la langue, visant même à détruire, notamment par la vocalise, le signifiant lui-même, jusqu’à finir par déboucher en son paroxysme sur quelque chose qui est de l’ordre du cri. Du cri musical tout d’abord, le fameux contre-ut ou même contre-fa guetté par tous les auditeurs, puis du cri pur et simple dans les derniers développements de l’opéra, un cri non inscriptible sur la portée musicale. (Poizat, 1998 : 181)’

Le fonctionnement de la phrase de prose n’est pas sans évoquer celui de la phrase musicale puisque, de même que cette dernière est sous-tendue par la quête de ce dont on ne peut rendre compte sur la portée musicale, à savoir ce « cri non inscriptible », de même la phrase de prose est sous-tendue par la quête de ce qui ne peut pas s’écrire, c’est-à-dire par un autre cri pur.

Juliette Frølich n’a sans doute pas tort lorsque, faisant référence au célèbre tableau de Munch, elle met l’accent sur le fait que « les “grands blancs” flaubertiens s’articulent comme d’autres orifices étouffant des cris, tout aussi étranglés »412. Les « grands blancs » dont parle Frølich tirent leur origine des remarques qu’a faites Proust dans un article qui s’intitule « À propos du “ style ” de Flaubert » 413. Ces grands blancs s’inscrivent, la plupart du temps, dans des espaces de deux interlignes. Or, ils ne font pas défaut dans les récits flaubertiens qui figurent dans notre corpus. D’ailleurs, Juliette Frølich souligne leur présence lorsqu’elle écrit :

‘Saint Julien l’Hospitalier s’articule symétriquement en trois parties ; sa texture est, de plus, sensiblement scandée par quatre grands blancs bien marqués qui parlent chacun de leur possible poétique et donnent, ensemble, les facettes significatives de toute la gamme des “grands blancs” flaubertiens414.’

Le rapprochement qu’a établi Frølich entre, d’une part, Le Cri et, d’autre part, les grands blancs flaubertiens, manque de clarté. En sorte qu’il est malaisé de saisir précisément le lien qui unit le tableau de Munch aux grands blancs flaubertiens. Au vrai, ce qui leur est commun, c’est qu’ils ressortissent tous deux à ce que Lacan appelle le réel.

Ainsi, ce rapprochement se révèle par trop étroit. Certes, les grands blancs flaubertiens, à l’instar de l’œuvre fondatrice de l’expressionnisme qu’est Le Cri, font entendre l’autre silence, mais il n’en reste pas moins vrai qu’il serait réducteur de limiter, d’après Proust, ces grands blancs aux espaces de deux interlignes. En effet, Juliette Frølich ne tient pas compte de « ces grands blancs, [de] ces grands trous »415 dont parle Raymonde Debray-Genette dans son étude génétique qui porte sur « Un cœur simple ». Cette dernière a une autre conception du grand blanc puisqu’il s’inscrit non pas sur la page, mais dans l’avant-texte416, ou plutôt dans le travail de « correction diminutive (l’ellipse) »417 auquel se livre assidûment Flaubert durant la phase rédactionnelle et, en particulier, durant celle qui contient en germe le texte d’un livre qui figure dans notre corpus : Trois Contes.

L’autre silence que fait entendre cet illustre cri que précisément l’on n’entend pas, à savoir le cri poussé par le personnage au premier plan dans le tableau de Munch, ne fait donc pas défaut dans le recueil flaubertien que nous avons choisi d’étudier. On le trouve non seulement dans les espaces de deux interlignes, mais également dans les points de réel que nous avons mis au jour précédemment418 et qui sont le fruit des suppressions faites par Flaubert durant la phase rédactionnelle. 

Certes, le rapprochement entre l’autre silence et les blancs flaubertiens est aisé à saisir puisque ces derniers constituent « cette abolition de ce qui est langage, rythme, articulation » (Poizat, 1998 : 169) dans laquelle s’évoque l’autre silence, néanmoins on n’en peut dire autant du lien qui unit ces mêmes blancs au cri.

Afin de mieux l’appréhender, il est nécessaire de se reporter à ce que dit Lacan dans le Séminaire XII : « Littéralement, le cri semble provoquer le silence et, s'y abolissant, il est sensible qu'il le cause, il le fait surgir, il lui permet de tenir la note. C'est le cri qui le sou­tient, et non le silence le cri419. » Étant donné que c’est le cri qui soutient l’autre silence et non pas l’inverse, on peut dire qu’il existe un lien entre le cri et les blancs flaubertiens pour autant que l’autre silence postule l’existence d’un cri qui seul peut permettre son surgissement.

Les restes de la pureté toujours déjà perdue du cri originel s’insinuent également au cœur du texte conradien et notamment autour d’un cœur de ténèbres, Heart of Darkness, ce roman dans lequel retentit le cri de Kurtz. Ce « cri ultime, “The Horror !” »420 qui est tout à la fois l’oméga et l’alpha puisque, certes, il est ultime, mais il n’est pas sans évoquer le cri premier : le cri pur qui ressortit au réel. Or, l’objet a, qui se situe également dans le réel, ne nous est accessible que sous la forme de restes, de résidus. Pareillement, comme l’a noté Josiane Paccaud-Huguet, le cri de Kurtz, qui se rapproche du réel, se dissémine « en éclats visuels et sonores, ruines métonymiques du signifiant maître de l’origine condensées dans le halo vaporeux » (Paccaud-Huguet, 2002 : 181).

En fait, il n’est sans doute pas insignifiant que l’on puisse établir un rapprochement entre le cri poussé par Kurtz et l’objet a. Ce rapprochement est sous-tendu par l’objet-voix. Assurément, ce dernier émane de l’objet a, mais le lien qui l’unit à l’objet cause du désir est, d’ordinaire, voilé par la prédominance de la signification. Afin de mieux saisir le fonctionnement de ce voile, on peut s’intéresser au réexamen par Michel Poizat de « cet éternel problème de l’art lyrique : le rapport parole/musique »(Poizat, 1998 : 181). Les remarques de Poizat sont d’autant plus pertinentes pour notre étude qu’il a retraduit « ce couple parole/musique en terme de signifiant/voix » (Poizat, 1998 : 181). Étant donné que l’on retrouve ce second couple dans le champ littéraire, il est nécessaire d’écouter attentivement les propos judicieux que tient Poizat sur ce « processus opératique » qui n’est donc pas sans rappeler le processus littéraire:

‘Ce processus d’idéalisation a toutefois pour effet de jeter un voile sur la nature profonde de l’objet et d’en masquer la dimension de déchet, de reste. Tout le dispositif opératique a pour effet d’accomplir une fonction fondamentalement ambivalente : présentifier l’objet, la voix en l’occurrence, mais sous une apparence socialement recevable, soutenir la quête de la jouissance au sens strict, mais préserver ceux qui s’y vouent, de l’atteindre, de s’y perdre, baliser cette visée de jouissance, dans les deux sens du mot “baliser” : indiquer la direction tout en instaurant des garde-fous empêchant qu’une limite soit franchie. Tout dans l’opéra participe au travail de voilement-dévoilement de l’objet-voix ; voilement effectué essentiellement par la focalisation sur la signification. Ce qu’accomplit par exemple la mise en scène qui tantôt souligne la dimension lyrique hors-sens, tantôt l’efface derrière les intentions de signification, les “lectures” de l’œuvre comme on dit. Ce qu’accomplit aussi le récitatif par rapport à l’aria : l’alternance récitatif/aria constitue ainsi la modalité classique de ce battement apparition/effacement. (Poizat, 1998 : 182)’

Ce battement « apparition/effacement » n’est pas l’apanage de l’opéra puisque, semblablement, dans la prose, les intentions de signification effacent l’objet-voix. Mais ce dernier est mis au jour par le cri de Kurtz dans la mesure où ce cri tend vers le hors-sens du cri pur originel. C’est donc pour autant que ce cri dévoile l’objectalité de la voix, c’est-à-dire qu’il met à nu l’objet-voix, qu’on peut le rapprocher de l’objet a.

Le cri pour émis par Julien établit un lien, rassemble une communauté de croyants421, tandis que le cri pur poussé par Kurtz dévoile l’intrusion du réel tant au niveau sémantique du signifié, que sur les plans sonore et graphique du signifiant.

En effet, les mots que prononcent Kurtz lorsqu’il crie ne sont pas anodins. L’horreur (« The Horror ! ») est liée tout à la fois au réel et au cri. Michel Poizat met l’accent sur ce lien lorsqu’il parle de « ce point limite qu’est le cri, jusqu’à ce qu’il finisse par éclater, par déchirer l’enveloppe musicale qui le contenait jusqu’alors, point de basculement de la jouissance dans l’horreur » (Poizat, 1998 : 106). Certes, Poizat fait référence ici à l’opéra, néanmoins la pertinence de cette remarque dépasse largement le strict domaine lyrique. D’ailleurs, Josiane Paccaud-Huguet voit dans le cri une « figure (au sens rhétorique) de l’angoisse de l’homme à proximité de l’horreur » (Paccaud-Huguet, 2002 : 171).

En fait, le cri de Kurtz est sous-tendu par « la visée d’une jouissance dans l’horreur » (Poizat, 1998 : 183). Or, c’est précisément parce qu’il ne veut pas renoncer à cette jouissance, qui ressortit au réel, que Kurtz pousse ce légendaire cri pur, ce cri dont les retentissements se prolongent dans l’ensemble de l’œuvre de Conrad.

Au vrai, même si ce cri renoue avec une certaine pureté, il est patent que, du fait que, d’une part, des mots soient articulés dans ce cri, et que, d’autre part, ce dernier soit inséré dans un cadre narratif où le symbolique prévaut, cette pureté est toute relative.

Cependant, le cri de Kurtz ne se borne pas à mettre en relief le lien entre le cri, l’horreur et le réel. Pour en mieux saisir la vaste portée, il ne faut plus s’attacher à l’esprit, mais à la lettre. En fait, ce sont tout à la fois les phonèmes et les lettres du signifiant horror que l’on retrouve dans les vocables utilisés par Marlow pour évoquer Kurtz, « “that ivORy face” […] à l’expression “weirdly vORacious” » (Paccaud-Huguet, 2002 : 181), comme le décrit Josiane Paccaud-Huguet en rapportant les propos que tient Marlow. Le signifiant articulé par Kurtz dans son cri semble même se disséminer rétrospectivement dans les mots de la phrase suivante qui, dans « Karain: A Memory », dépeint le personnage éponyme du récit : « He was ORnate and disturbing, fOR one cannot imagine what depth of HORRible void such an elabORate fROnt could be wORthy to hide » (64, nous utilisons les capitales romaines).

En fait, il y a bien, dans ce récit conradien qui figure dans notre corpus, un cri qui joue un rôle crucial (« I [Karain] cried aloud — “Return !” », 86). Du reste, ce dernier été analysé par Josiane Paccaud-Huguet :

‘Who is the addressee of his scream “Return !”, Pata Matara or his sister ? The text makes it impossible to decide, a shadow-line introduces itself at the very core of the utterance, there are at least two voices speaking with of course radical implications as far as Karain’s desire is concerned. In other words, Karain’s desire is betrayed in all the senses of the word, another kind of lust speaks as it were from the grave. (Paccaud-Huguet, 2003 : 18)’

Du fait qu’il est irréductiblement ambigu, le cri poussé par Karain fait entendre l’autre silence. L’intrusion de cette ligne d’ombre, qui procède de la neutralisation (au sens barthésien du terme422) de l’opposition entre les deux allocutaires virtuels, à savoir Pata Matara et sa sœur, équivaut donc à une intrusion du réel dans le texte conradien.

Pourtant, l’on ne peut pas dire que les phonèmes et les lettres du signifiant return se disséminent dans les mots qui décrivent Karain. C’est que, pour publier les Trois Contes ainsi que les Tales of Unrest, Flaubert et Conrad ont dû mettre du noir sur du blanc, certes, mais, alors que, dans Heart of Darkness, le cri de Kurtz retentit tout à la fois dans le noir et le blanc du texte, dans les récits qui composent notre corpus les cris se répercutent avant tout dans les blancs que nous avons mis au jour.

Pour conclure sur le cri et, d’une manière générale, sur la voix dans le texte littéraire, on peut revenir sur un processus essentiel : la sublimation. Cette dernière représente, comme le souligne Michel Poizat dans Vox populi, vox Dei, une modalité de réaction « face à un objet pulsionnel » (Poizat, 2001 : 134). Or, étant donné que nous nous intéressons à la voix dans cette première partie, il appert que l’objet sur lequel nous portons notre attention est l’objet-voix et que la pulsion qui nous intéresse est la pulsion invocante.

Le processus de sublimation est, selon Michel Poizat, « une façon décalée ou substitutive, de jouir de l’objet ou plutôt de jouer avec, dans une certaine mesure, très “cadrée”, “contrôlée”, très “convenable”, socialement valorisée » (Poizat, 2001 : 135). Si ce jeu avec l’objet-voix a cours dans les textes littéraires qui composent notre corpus, c’est bien entendu parce que les textes en question sont les fruits d’un tel processus.

Or, toujours à propos de la modalité de réaction face à l’objet-voix que constitue la sublimation, Poizat remarque décisivement : « nous l’avons déjà rencontrée dans ce que nous avons appelé l’esthétisation du cri, à travers les concours d’irrintzina par exemple, ou à travers la question des hymnes qu’on peut tout à fait considérer comme une esthétisation du cri tribal » (Poizat, 2001 : 135). À l’instar des hymnes dont parle Poizat, le cri littéraire est nécessairement, bien qu’à des degrés divers, esthétisé.

Il est essentiel de mettre en relief le rapport de causalité qui unit la sublimation à l’esthétisation. En effet, de même que le cri est esthétisé pour autant qu’il est le fruit d’un processus de sublimation, de même le texte est esthétisé dans la mesure où il est élevé à la dignité de texte littéraire par la sublimation. Mais, qu’est-ce qui sous-tend cette élévation sublimatoire, si ce n’est l’idéologie ? La sublimation n’est-elle pas essentiellement idéologique puisqu’elle consiste à substituer ce qui est valorisé par la communauté à ce qui est déprécié par la communauté ?

Au vrai, c’est l’identification dont parle Slavoj Žižek dans Tarrying with the Negative qui permet d’établir un lien crucial entre la sublimation et l’idéologie :

‘When we say “I believe in x (America, socialism...)”, the ultimate meaning of it is pure intersubjectivity : it means that I believe that I am not alone, that I believe that there are also others who believe in x. The ideological Cause is stricto sensu an effect of the belief poured into it from the side of its subjects423.’

Étant donné que la valorisation et la dépréciation sur lesquelles repose la sublimation sont sous-tendues par un jugement de valeur qui, du fait qu’il est partagé par les membres du groupe, homogénéise ce même groupe et le transforme en communauté, il est patent que la sublimation ne peut être considérée que comme idéologique.

Pourtant, il faut se garder de mêler le sublime à la sublimation, comme le fait Michel Poizat lorsqu’il écrit, d’une part, que « derrière cette sublimation de la dimension pulsionnelle de la voix, l’objet, dans sa vérité, et son horreur foncière d’humanité, reste toujours présent » et, d’autre part, que « derrière la beauté, le sublime d’une aria de Mozart ou d’une symphonie de Beethoven, c’est, quoiqu’il nous en coûte de le constater, le même objet, la voix en l’occurrence, qui nous pousse dans l’ombre » (Poizat, 2001 : 135).

Au vrai, Poizat utilise ici le vocable sublime dans son acception courante, à savoir au « sens figuré du latin, appliqué à ce qui est très haut dans la hiérarchie des valeurs morales ou esthétiques »(Rey, 1998, III : 3663). Toutefois, il est capital de souligner le fait que la notion de sublime ne correspond pas à cette acception étroite qui, d’ailleurs, est malaisée à distinguer du sens usuel du mot beau (les deux vocables, qui apparaissent sous la plume de Poizat, semblent être employés comme synonymes).

En fait, à l’inverse du sentiment apollinien du beau, le sentiment du sublime relève de « l’émoi dionysiaque »424 nietzschéen. « Je veux parler du sublime, où l’art dompte et maîtrise l’horreur »425, écrit Nietzsche dans La naissance de la tragédie. Ce lien entre le sublime et l’horreur est essentiel. En effet, le cri de Kurtz (« The Horror ! ») est sous-tendu, tant au niveau sonore, du signifiant (le cri est un « point-limite de la vocalité », Poizat, 1998 : 52), que sur le plan du signifié (l’horreur se situe à la frontière de la vie et de la mort, de la parole et de ce qui ne peut pas se dire, à savoir le réel auquel ressortit la voix), par le réel, au sens lacanien du terme. Ce réel annonce l’imprésentable, cher à Jean-François Lyotard. Or, dans ses Leçons sur l’Analytique du Sublime, ce dernier définit le sublime comme ce qui tend à « présenter l’imprésentable »426, ou plutôt comme ce qui « présentera, par le défaut de toute présentation, qu’il y a cet objet imprésentable »427. Pour reprendre la terminologie lacanienne, on peut dire par conséquent que le sublime présente cette remarquable particularité de faire prendre conscience au lecteur qu’il y a du réel.

Afin de mieux appréhender la notion de sublime, il est donc préférable d’abandonner l’opposition binaire utilisée par Michel Poizat, à savoir celle qui établit une distinction entre la face visible de l’objet-voix, qui relèverait du sublime, et la face cachée de l’objectalité vocale, qui ressortirait à l’horreur. En effet, cette dichotomie n’est pas pertinente, d’une part, parce que la face visible est non pas sublime, mais élevée par le processus de sublimation, c’est-à-dire sublimée, et, d’autre part, parce que le sublime est fondamentalement ambigu428 et, de par cette ambiguïté qui le constitue, il remet en question l’existence même de l’opposition sur laquelle insiste Michel Poizat.

Tous les cris que nous avons mis au jour relèvent, à des degrés divers429, du studium barthésien, c’est-à-dire qu’ils sont culturels au sens où l’entend Roland Barthes430.

Le cri pur, qui est, à l’instar du punctum, « ce second élément qui vient déranger le studium »431, se fait entendre le plus, non pas dans les cris qui retentissent dans les Trois Contes ainsi que dans les récits de Tales of Unrest, mais tout à la fois dans les suspensions rythmiques432, dans les grands blancs433 et, d’une manière plus générale, dans les moments où les textes flaubertien et conradien hésitent, autrement dit lorsqu’une incertitude irréductible s’empare des textes en question.

Ainsi, les cris poussés par Mrs Hervey dans « The Return » soulignent, certes, une caractéristique du cri pur pour autant que, en vidant la voix de l’emprise du signifiant qui est associé à la parole de son mari, ils mettent à nu l’objet-voix, néanmoins le cri le plus pur est sans doute le cri poussé par Karain (« I [Karain] cried aloud — “Return !” », 86) Or, paradoxalement, ce cri ne se rapproche pas du cri pur dans la mesure où il est une exagération de l’intensité phonatoire, mais pour autant qu’il neutralise434 l’opposition entre les deux allocutaires virtuels (Pata Matara et sa sœur) et, partant, ouvre une béance dans le texte. Cette dernière est l’équivalent vocal du « hors-champ subtil »435 qui, selon Roland Barthes, constitue le punctum, autre nom du sublime.

Notes
404.

Pierre-Marc de Biasi, « Le Palimpseste hagiographique : l’appropriation ludique des sources édifiantes dans la rédaction de “La Légende de saint Julien l’Hospitalier” », Gustave Flaubert 2, (Paris, Minard, 1986), p. 69.

405.

André Jolles, Formes simples, (Paris, Seuil, 1972), p. 35.

406.

Voir annexe n°3, p. 429.

407.

Les italiques sont de l’auteur.

408.

Jacques Lacan, Séminaire XII, Problèmes cruciaux de la psychanalyse, non publié, leçon du 17/03/1965. Il est toutefois possible de consulter une transcription de cette leçon sur le site de l’École Lacanienne de Psychanalyse (page consultée le 20 février 2009) :

< http://www.ecole-lacanienne.net/stenos/seminaireXII/1965.03.17.pdf>

409.

William Shakespeare, Hamlet, (Oxford, Oxford University Press, 1994), p. 214.

410.

Joël Clerget, La pulsion et ses tours, (Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000), p. 169.

411.

Jacques Lacan, Séminaire XII, Problèmes cruciaux de la psychanalyse, non publié, leçon du 17/03/1965. Il est toutefois possible de consulter une transcription de cette leçon sur le site de l’École Lacanienne de Psychanalyse (page consultée le 20 février 2009) :

< http://www.ecole-lacanienne.net/stenos/seminaireXII/1965.03.17.pdf>

412.

Juliet Frølich, Flaubert . Voix de masque, (Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2005), p. 100.

413.

Voir à ce sujet : Marcel Proust, « À propos du “ style ” de Flaubert » (1920), Contre Sainte-Beuve, (Paris, Gallimard, 1971), p. 595. Les références à cet article seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Proust, 1971 : 595).

414.

Juliet Frølich, Flaubert . Voix de masque, (Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2005), p. 121.

415.

Raymonde Debray Genette, « La technique romanesque de Flaubert dans “un cœur simple” », Langages de Flaubert, (Paris, Minard, 1976), p. 107.

416.

Ces grands blancs sont causés par la suppression, durant les différentes étapes de la phase rédactionnelle, d’ « un grand nombre de conjonctions de coordination à valeur causale ou adversative », Raymonde Debray Genette, « La technique romanesque de Flaubert dans “un cœur simple” », Langages de Flaubert, (Paris, Minard, 1976)., p. 107.

417.

Roland Barthes, « Flaubert et la phrase » (1968), Œuvres complètes, (Paris, Seuil, 2002), IV, p. 81.

418.

Voir supra, pp. 165-166.

419.

Jacques Lacan, Séminaire XII, Problèmes cruciaux de la psychanalyse, non publié, leçon du 17/03/1965. Il est toutefois possible de consulter une transcription de cette leçon sur le site de l’École Lacanienne de Psychanalyse (page consultée le 20 février 2009) :

< http://www.ecole-lacanienne.net/stenos/seminaireXII/1965.03.17.pdf>

420.

Josiane Paccaud-Huguet, « Métaphore paternelle et échec du langage dans The Shadow Line », Joseph Conrad 1, (Paris, Minard, 1998), p. 111.

421.

Il n’est pas insignifiant que, au sujet de deux phrases de « La Légende de saint Julien l’Hospitalier » (« Après une minute d’hésitation, Julien dénoua l’amarre. L’eau, tout de suite, devint tranquille », 129), Claude Mouchard et Jacques Neefs parlent de l’envie qu’elles soulèvent chez le lecteur réel, cette « envie quasi enfantine de croire comme, de croire avec, de retrouver une communauté qui, écoutant la légende, s’unirait sans fissure », Claude Mouchard et Jacques Neefs, Flaubert, (Paris, Balland, 1986), p. 303.

422.

« Je définis le Neutre comme ce qui déjoue le paradigme, ou plutôt j’appelle Neutre tout ce qui déjoue le paradigme. […] Le paradigme, c’est quoi ? C’est l’opposition de deux termes virtuels dont j’actualise l’un, pour parler, pour produire du sens », Roland Barthes, Le Neutre. Notes de cours au Collège de France 1977-1978, (Paris, Seuil, 2002), p. 31.

423.

Slavoj Žižek, Tarrying with the Negative: Kant , Hegel, and the Critique of Ideology, (Durham, Duke University Press, 1993), p. 78.

424.

Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, (Paris, Gallimard, 1986), pp. 122-123.

425.

Ibidem, p. 56.

426.

Jean-François Lyotard, Leçons sur l’Analytique du Sublime, (Paris, Galilée, 1991), p. 173.

427.

Ibidem, p. 174.

428.

L’ambiguïté du sublime n’est pas sans évoquer celle du punctum barthésien, le punctum étant « ce hasard qui […] me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) », Roland Barthes, « La Chambre claire » (1980), Œuvres complètes, (Paris, Seuil, 2002), V, p. 809.

429.

Bien entendu, le cri pour poussé par Julien se rattache plus directement au studium que le cri pur émis par Kurtz.

430.

« La culture (dont relève le studium) est un contrat passé entre les créateurs et les consommateurs », Roland Barthes, « La Chambre claire » (1980), Œuvres complètes, (Paris, Seuil, 2002), V, p. 810.

431.

Roland Barthes, « La Chambre claire » (1980), Œuvres complètes, (Paris, Seuil, 2002), V, p. 809.

432.

Voir supra, p. 162.

433.

Ces grands blancs s’inscrivent, la plupart du temps, dans des espaces de deux interlignes.

434.

Le vocable neutre doit être pris au sens barthésien du terme : « Je définis le Neutre comme ce qui déjoue le paradigme, ou plutôt j’appelle Neutre tout ce qui déjoue le paradigme », Roland Barthes, Le Neutre. Notes de cours au Collège de France 1977-1978, (Paris, Seuil, 2002), p. 31.

435.

Roland Barthes, « La Chambre claire » (1980), Œuvres complètes, (Paris, Seuil, 2002), V, p. 834.