Deuxième Partie : Le Regard

Chapitre IV : De la voix au regard :La description

I. Le tableau et la description

‘« Ce qui en littérature se rapproche
le plus d’un tableau, la description. »
Julien Gracq’

À l’instar de Julien Gracq, de nombreux critiques littéraires ont mis l’accent sur le lien entre le tableau et la description. Ainsi, à propos de la description de Rouen dans Madame Bovary 436 , Roland Barthes écrit : « toute la description est construite en vue d’apparenter Rouen à une peinture : c’est une scène peinte que le langage prend en charge » (Barthes, 2002, III a : 28).

Les références à la peinture sont fréquentes dans les descriptions que l’on peut lire dans les Tales of Unrest. Dans « The Idiots », les petits champs sont comparés à « the unskilful daubs of a naïve picture » (1). Dans « Karain: A Memory », c’est l’immobilité des arbres qui suggère au narrateur-descripteur une image picturale : « the trees far off stood in unstirring clumps, as if painted » (74).

Ces références à la peinture ne sont pas sans rappeler une figure de rhétorique : l’ekphrasis. Cette dernière est un topos que l’on retrouve très souvent dans les romans grecs et latins. Elle consiste à décrire une œuvre d’art.

Dans les descriptions flaubertiennes et conradiennes, l’œuvre d’art est, le plus souvent, un tableau. Or, l’on sait que la « fonction du tableau – par rapport à celui à qui le peintre, littéralement, donne à voir son tableau – a un rapport avec le regard » (Lacan, 1990 : 116).

En fait, c’est la pulsion scopique qui entre en jeu dans le tableau et l’ekphrasis permet de créer une illusion, de faire croire que ce qui entre en jeu dans la description, c’est la pulsion scopique, alors que l’œuvre littéraire concerne avant tout la pulsion invocante.

On pourrait donc parler d’illusion de vue, à l’exemple de ce que Michael Riffaterre appelle « l’illusion d’ekphrasis »437. Cette illusion est liée à l’idéologie réaliste qui sous-tend les descriptions flaubertiennes et conradiennes. En effet, selon Philippe Hamon, « la promotion de la “vue”, dans ses fonctions de vraisemblabilisation et d’homogénéisation du texte […] est effective dès la Renaissance au sein d’une culture picturale où l’œuvre d’art devient scénographie, mise en scène illusionniste, perspective, effet de réel »438.

Le fait que le réalisme serve de base aux fictions flaubertiennes et conradiennes est d’autant plus évident que Clement Greenberg définit ainsi le réalisme : « L’art réaliste, illusionniste, avait dissimulé le médium, employant l’art pour cacher l’art. » (Greenberg, 1995 : 318) Or, quelle est la fonction de la vue, sinon celle de dissimuler le médium qui prévaut dans l’œuvre littéraire, à savoir la voix ?

Certes, l’on peut arguer que la voix de la prose est également une illusion de voix puisqu’on n’entend pas la voix en question, mais, en réalité, la voix existe. Cette dernière ne se réduit pas au fait de lire à haute voix. La voix de la prose ressortit donc à l’oralité dont parle Jean-Paul Goux dans le passage suivant :

‘Si l’oralité n’est pas le sonore, si l’écrivain, soit qu’il transcrive l’oralité d’une voix, soit qu’il écrive une voix jamais ouïe, invente une voix dans un alliage de corps et de langage, on doit penser que ce n’est que par métaphore qu’un lecteur puisse être dit à l’écoute de la voix de la prose. Pourtant, il n’est pas impossible qu’en lisant on ressente justement ce qui dans la voix n’est pas réductible au sonore. (Goux, 1999 : 182)’

Le fait que, en lisant une œuvre en prose, l’on « ressente justement ce qui dans la voix n’est pas réductible au sonore » est significatif. Car cette voix qui n’est pas réductible au sonore, c’est l’objet partiel dont parle Lacan dans « La Troisième »439 et que Jacques-Alain Miller définit ainsi : « la voix est exactement ce qui ne peut pas se dire440. » Ainsi, la voix en tant qu’objet partiel ne s’entend pas, elle est « silence dans les sons et intonations »441. La voix de la prose décrite par Jean-Paul Goux a donc beaucoup de points communs avec celle décrite par Lacan et par Jacques-Alain Miller. Contrairement à la vue, la voix de la prose n’est donc pas une illusion de voix parce que la voix, c’est justement ce qui ne s’entend pas.

Étant donné que la vue dans la prose est un procédé réaliste, il ne faut pas s’étonner de son artificialité442. En effet, le réalisme ne dépeint pas la réalité, il utilise des moyens artificiels pour la dépeindre. Ainsi, pour décrire, l’écrivain réaliste a souvent recours à la peinture. C’est ce que Roland Barthes explique dans S/Z : « Ainsi, le réalisme (bien mal nommé, en tout cas souvent mal interprété) consiste, non à copier le réel, mais à copier une copie (peinte) du réel. » (Barthes, 2002, III c : 164) La réalité n’est donc qu’une convention, d’où l’artificialité de la vue réaliste qui a influencé les descriptions flaubertiennes et conradiennes.

Cette artificialité est liée au fait que « la description n’ait pas à première vue de statut générique et sémantique particulier (ni “trope”, ni “figure”), qu’elle ne soit qu’un “ensemble de mots” mal caractérisable, à structure aléatoire » (Hamon, 1993 : 64-65). C’est parce que la description n’est pas une figure que les écrivains réalistes recourent à la médiation que constitue la peinture. En effet, cette médiation donne une légitimité rhétorique à la description, celle de l’ekphrasis.

Ainsi, l’artificialité des descriptions réalistes est due à ce manque de légitimité, car la description doit « multiplier ces signaux auto-référentiels ou métalinguistiques, destinés à la rendre “remarquable” dans le flux textuel » (Hamon, 1993 : 65). L’écrivain réaliste doit, par conséquent, mettre en évidence ce qui la distingue de la narration et, de la même manière qu’il utilise des « effets de réel » pour signifier « la catégorie du réel » (Barthes, 2002, III a : 32), il a recours à des effets de description pour signifier la catégorie du descriptif.

Le regard du personnage constitue un effet de description. En effet, le regard du personnage est souvent instrumentalisé par l’écrivain réaliste dans le but de nous donner une vue. C’est pour cette raison que les procédés descriptifs réalistes sont souvent stéréotypés. Ainsi, la nouveauté justifie fréquemment la description, soit que le personnage incarne un nouveau venu, soit qu’il arrive dans un lieu nouveau. Ces deux aspects de la nouveauté sont associés dans la description de Madame Aubain, au début du premier des Trois Contes, à savoir « Un cœur simple » :

‘Cette maison, revêtue d’ardoises, se trouvait entre un passage et une ruelle aboutissant à la rivière. Elle avait intérieurement des différences de niveaux qui faisaient trébucher. Un vestibule étroit séparait la cuisine de la salle où Mme Aubain se tenait tout le long du jour, assise près de la croisée dans un fauteuil de paille. Contre le lambris, peint en blanc, s’alignaient huit chaises d’acajou. Un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons. Deux bergères de tapisseries flanquaient la cheminée en marbre jaune et de style Louis XV. La pendule, au milieu, représentait un temple de Vesta, – et tout l’appartement sentait un peu le moisi, car le plancher était plus bas que le jardin. (10-11)’

Cette description est symptomatique de l’artificialité de la description réaliste. En effet, l’utilisation de l’imparfait par opposition au passé simple ainsi que la présence d’un vocabulaire technique (notamment celui de l’architecture et des arts décoratifs) manifeste la volonté d’insister sur le statut descriptif du texte en question. De plus, on passe de l’extérieur (« Cette maison, revêtue d’ardoises, se trouvait entre un passage et une ruelle aboutissant à la rivière. ») à l’intérieur (« Elle avait intérieurement… ») par pure convention. Enfin, le regard du personnage est le parangon de l’artificialité puisque ce dernier disparaît après nous avoir donné une vue de la maison.

Le rôle du visiteur se limite donc à celui du « porte-regard » dont parle Philippe Hamon : « Toute introduction d’un porte-regard dans un texte tend donc à devenir comme le signal d’un effet descriptif ; la description génère le porte-regard, qui justifiera en retour la description, qui en rendra “naturelle” et vraisemblable l’apparition. » (Hamon, 1993 : 172) Autrement dit, la description présuppose l’existence d’un personnage. Ce dernier doit être animé par un « pouvoir voir » (il a dû, dans un premier temps, placer son « cadre vide » (Barthes, 2002, III c : 163) à l’extérieur de la maison, puis à l’intérieur), par un « savoir voir » (il maîtrise le vocabulaire technique de l’architecture et des arts décoratifs), et par un « vouloir voir » (qui est lié au fait qu’il voit la maison de Madame Aubain pour la première fois)443.

Cependant, ce visiteur est un personnage stéréotypé, dont l’existence n’est justifiée que par le fait que son regard permet de dépeindre au lecteur la maison de Madame Aubain. En fait, même lorsqu’il décrit, il s’efforce d’effacer sa présence. Aucun pronom personnel ne désigne le descripteur dans ce passage. Il n’y a même aucune marque de la première personne du pluriel, alors que cette dernière se manifeste très souvent au début des descriptions, que ce soit par la présence d’un pronom personnel (comme dans l’incipit de Madame Bovary : « Nous étions à l’Étude… »444, ou bien celle d’un adjectif possessif (par exemple, dans « Karain: A Memory » : « From the deck of our schooner … », 63).

En fait, lorsqu’on lit ce passage descriptif tiré du premier des Trois Contes, on peut s’étonner que Flaubert écrive, à propos de Salammbô : « Il n’y a point dans mon livre une description isolée, gratuite ; toutes servent à mes personnages et ont une influence lointaine ou immédiate sur l’action445. » En effet, il semble difficile de rattacher tous les éléments de la description de Madame Aubain au récit, d’autant plus que Roland Barthes a choisi un élément de ce passage descriptif, à savoir le baromètre, pour illustrer son article sur l’effet de réel : « le baromètre de Flaubert, la petite porte de Michelet ne disent finalement rien d’autre que ceci : nous sommes le réel » (Barthes, 2002, III a : 32).

Si le baromètre est, comme le dit Roland Barthes, un effet de réel, il ne peut pas jouer un rôle au niveau narratif. Il semblerait donc que ce que dit Flaubert au sujet de Salammbô ne puisse pas s’appliquer à la description de la maison de Madame Aubain dans « Un cœur simple ».

En fait, Raymonde Debray-Genette a mis l’accent sur les problèmes que pose la description flaubertienne : « Il est vrai qu’il est bien difficile de choisir dans son œuvre une description plutôt qu’une autre, ou mieux encore, difficile de classer les types de description qu’on y rencontre446 ».

Au vrai, en choisissant la description de Rouen dans Madame Bovary (Barthes, 2002, III a : 28-29) et le baromètre dans « Un cœur simple » (Barthes, 2002, III a : 25-26) pour mettre en évidence l’artificialité de l’écriture réaliste, Roland Barthes a contribué à l’expansion du mythe qui fait de Flaubert l’archétype de l’écrivain réaliste.

Pourtant, les descriptions flaubertiennes sont diverses et il est d’autant plus difficile de généraliser le résultat de nos observations sur la description de la maison de Madame Aubain que Raymonde Debray-Genette la qualifie de « balzacienne » (Debray-Genette, 1983 : 146).

En fait, c’est surtout lorsque le rôle du personnage se limite à celui de porte-regard que l’on se rend compte de la présence de l’idéologie réaliste qui sous-tend la description. En effet, la présence du visiteur est à peine perceptible dans la description de la maison de Madame Aubain, d’où le caractère impersonnel de cette description.

Si l’impersonnalité consiste à effacer la présence du narrateur-descripteur, elle attire de ce fait l’attention du lecteur sur le contenu de la description. Or, comme le dit Slavoj Žižek, ce qui est important pour déceler l’idéologie, ce n’est pas « the asserted content as such but the way this content is related to the subjective position implied by its own process of enunciation »447.

Ainsi, du fait de l’effacement du narrateur, la description de la maison de Madame Aubain semble se façonner toute seule, naturellement. Comme l’a montré Roland Barthes dans Mythologies, c’est la nature qui est idéologique.

Dans « The Lagoon », l’impersonnalité prédomine également dans la narration du récit. Cependant, au début, le narrateur s’arrête un instant sur le regard du personnage principal, l’homme blanc :

‘The white man rested his chin on his crossed arms and gazed at the wake of the boat. At the end of the straight avenue of forests cut by the intense glitter of the river, the sun appeared unclouded and dazzling, poised low over the water that shone smoothly like a band of metal. The forests, sombre and dull, stood motionless and silent on each side of the broad stream. At the foot of big, towering trees, trunkless nipa palms rose from the mud of the bank, in bunches of leaves enormous and heavy, that hung unstirring over the brown swirl of eddies. In the stillness of the air every tree, every leaf, every bough, every tendril of creeper and every petal of minute blossoms seemed to have been bewitched into an immobility perfect and final. Nothing moved on the river but the eight paddles that rose flashing regularly, dipped together with a single splash; while the steersman swept right and left with a periodic and sudden flourish describing a glinting semicircle above his head. The churned-up water forthed alongside with a confused murmur. And the white man’s canoe, advancing upstream in the short-lived disturbance of its own making, seemed to enter the portals of a land from which the very memory of motion had forever departed. (24)’

En attendant d’arriver à la clairière d’Arsat, l’homme blanc en profite pour contempler le sillage. Cette passivité conventionnelle du personnage qui joue le rôle de « porte-regard »448 permet de justifier la description.

Il s’agit d’un procédé très courant dans les descriptions réalistes et naturalistes. À propos d’une description de Zola, Philippe Hamon écrit : « le fait que le personnage attende […] justifie de surcroît l’arrêt, l’accoudement prolongé du focalisateur-introducteur de la description, qui est elle-même “attente” du récit » (Hamon, 1993 : 174).

À vrai dire, l’artificialité de cette description conradienne ne se limite pas à ce procédé. En effet, l’isotopie de l’immobilité, qui parcourt cette description et qui se manifeste aussi bien dans les adjectifs (« motionless », « unstirring ») que dans les substantifs (« stillness », « immobility »), est récurrente dans les descriptions naturalistes. Selon Raymonde Debray-Genette, la description flaubertienne de Rouen dans Madame Bovary 449 préfigure les descriptions naturalistes :

‘Flaubert rencontre ici une loi qui va commander bien des descriptions naturalistes : si la perspective en approche va du détail minime et le plus voisin à l’horizon le plus large et le plus lointain, la description ne peut empêcher l’emprise d’un certain statisme. Cette manière de lire le paysage est proche de la lecture d’un tableau, et le modèle pictural devient plus prégnant que toute fonction narrative et dynamique450.’

Bien que Conrad ne soit pas un écrivain naturaliste, le statisme est évident dans la description du sillage de l’embarcation, au début du deuxième récit si l’on tient compte de la chronologie réelle de la rédaction, à savoir « The Lagoon ».

Cette description n’est pas sans rappeler les descriptions de Maupassant. En effet, dans son ouvrage sur Maupassant, André Vial met au jour les procédés que l’écrivain normand utilise pour manifester cette immobilité : « l’impression d’une sorte d’immobilité universelle est rendue par l’antithèse d’un mouvement rapide ou très léger ; […] le soulèvement de l’eau à la poupe d’une barque trace un sillon mouvant et promptement effacé sur le champ lisse de la mer451. » Conrad utilise un procédé identique lorsqu’il met l’accent sur le contraste entre l’immobilité universelle et le mouvement des pagaies : « Nothing moved on the river but the eight paddles that rose flashing regularly, dipped together with a single splash » (24).

Le bruit régulier des pagaies semble également révéler le silence (l’adjectif « silent » est utilisé dans la description), à l’instar de ce que décrit André Vial au sujet des descriptions de Maupassant : « Le silence, pour se révéler, réclame le secours d’un son […] menu mais répété452. »

Le statisme de la description dans « The Lagoon » met donc en évidence l’influence de Maupassant, qui lui-même a été influencé par Flaubert puisque c’est de l’ermite de Croisset que Maupassant tient ce goût pour le statisme descriptif .

Pour pallier ce statisme, Conrad a trouvé un procédé qu’il va utiliser avec brio dans ses œuvres de la maturité. En effet, dans « Karain: A Memory », il n’y a plus d’impersonnalité comme dans « The Lagoon ». Conrad abandonne l’impersonnalité flaubertienne au profit de deux narrateurs, à savoir le narrateur extradiégétique et le narrateur intradiégétique. Ce sont ces deux narrateurs qui vont permettre de rompre avec le statisme flaubertien.

Pourtant, l’isotopie de l’immobilité semble parcourir les descriptions conradiennes dans « Karain: A Memory ». En effet, dans la première partie de ce récit, on peut lire :

‘In many successive visits we came to know his stage well ― the purple semicircle of hills, the slim trees leaning over houses, the yellow sands, the streaming green ravines. All that had the crude and blended colouring, the appropriateness almost exessive, the suspicious immobility of a painted scene; and it enclosed so perfectly the accomplished acting of his amazing pretences that the rest of the world seemed shut out for ever from the gorgeous spectacle (65).’

Dans « Karain: A Memory », l’isotopie de l’artificialité se manifeste par la présence de deux champs lexicaux sémantiques453, à savoir celui de la peinture (« the trees far off stood in unstirring clumps, as if painted », 74) et celui du théâtre (« It was the stage… », 64). Dans le passage mentionné ci-dessus, l’expression « painted scene » joue le rôle de connecteur de champs lexicaux sémantiques puisqu’elle constitue un pivot sémantique autour duquel s’articulent le champ pictural (« painted ») et le champ théâtral («scene »).

C’est ce dernier qui prévaut dans « Karain: A Memory ». En effet, le narrateur insiste lourdement sur l’aspect théâtral du monde de Karain. Ce sont notamment les gestes (« he [Karain] indicated by a theatrical sweep of his arm along the jagged outline of the hills the whole of his domain », 63) et les vêtements (« dressed splendidly for his part», 64) de ce dernier qui suggèrent la métaphore théâtrale au narrateur au premier degré. Or, le monde de Karain étant à l’image du héros éponyme du récit, la théâtralité du personnage contamine par conséquent le monde dans lequel il vit.

« All the world’s a stage »454. La métaphore théâtrale n’est pas nouvelle, elle a même repris une importance capitale dans les descriptions naturalistes. Ainsi, à propos de l’incipit d’un roman de Zola,à savoir La Curée, Philippe Hamon met l’accent sur le fait que la description est « saturée de métaphores théâtrales » (Hamon, 1993 : 179).

C’est à travers le prisme de cette métaphore que le narrateur voit le monde de Karain : « In many successive visits we came to know his stage well » (65). Aux yeux du narrateur, ce monde est un spectacle (« the rest of the world seemed shut out for ever from the gorgeous spectacle», 65) dont il ne cesse de mettre en évidence l’artificialité : « the purple semicircle of hills, the slim trees leaning over houses, the yellow sands, the streaming green of ravines. All that had the crude and blended colouring, the appropriateness almost excessive, the suspicious immobility of a painted scene », (65, les italiques sont de nous).

En fait, pour le narrateur, la théâtralité du monde de Karain signifie que ce monde est une illusion : « Day after day, he [Karain] appeared before us, incomparably faithful to the illusions of the stage, and at sunset the night descended upon him quickly, like a falling curtain » (66). Ainsi, le narrateur instrumentalise le champ lexical sémantique de la théâtralité pour mettre en évidence le fait que ce que l’on nous donne à voir du monde de Karain relève de la mascarade, au sens propre comme au figuré.

En soulignant l’artificialité et l’illusion de ce monde, le champ théâtral présuppose l’existence d’un naturel, d’une vérité. Afin d’avoir accès à cette vérité, il est nécessaire de démasquer les personnages de cette mascarade.

Le narrateur post-extradiégétique semble s’adonner avec plaisir à ce jeu puisqu’il dissémine dans son récit des commentaires proleptiques qui mettent notamment à jour les souvenirs qui hantent Karain :

‘Once when asked what was on the other side of hills, he said, with a meaning smile, “Friends and enemies — many enemies; else why should I buy your rifles and powder?” [...] “Friends and enemies!” He might have added, “and memories,” at least as far as he himself was concerned; but he neglected to make that point then. (65-66)’

Malgré ses dénégations (« He [Karain] was not masked — there was too much life in him, and a mask is only a lifeless thing; but he [Karain] presented himself essentially as an actor, as a human being aggressively disguised », 64), c’est bien à une activité de démasquement que se livre le narrateur lorsqu’il déclare : «He was ornate and disturbing, for one could not imagine what depth of horrible void such an elaborate front could be worthy to hide » (64). Dans S/Z, Roland Barthes se sert d’une analogie intéressante pour rendre compte du fonctionnement du texte classique, il compare ce dernier au visage :

‘De même que la pensivité d’un visage signale que cette tête est grosse de langage retenu, de même le texte (classique) inscrit dans son système de signes la signature de sa plénitude : comme le visage, le texte devient expressif (entendons qu’il signifie son expressivité), doué d’une intériorité dont la profondeur supposée supplée à la parcimonie de son pluriel. (Barthes, 2002, III c : 300, l’italique est de l’auteur)’

Le masque signifie455, mais il n’a pas de profondeur puisqu’il n’est qu’un semblant. Pour saisir la « profondeur supposée », il est donc nécessaire d’ôter le masque, car c’est le visage qui est censé donner accès à l’intériorité. Ainsi, on peut légitimement assimiler l’apparence de Karain à un masque puisque cette apparence ne manifeste pas l’intériorité, au contraire elle la dissimule456.

Le monde de Karain apparaît donc aux yeux du narrateur extradiégétique comme un monde d’apparences et d’apparat, un monde où l’illusion prévaut et où le masque rend inaccessible la « vérité de l’intérieur »457 (Barthes, 2002, III c : 293, l’italique est de l’auteur).

En fait, si le narrateur ne cesse de mettre l’accent sur l’artificialité du monde de Karain, c’est parce que son récit est sous-tendu par l’idéologie réaliste. Dans S/Z, Barthes écrit : « le discours (réaliste) s’attache mythiquement à une fonction expressive458: il feint de croire à l’existence antérieure d’un référent (d’un réel) qu’il a à charge d’enregistrer, de copier, de communiquer » (Barthes, 2002, III c : 272). De même que le discours réaliste est assujetti au référent, de même, dans « Karain: A Memory », le récit premier semble avoir à charge d’introduire le récit second. Le récit imbriqué de Karain constitue donc l’évènement du récit principal, l’avènement de la vérité dans ce récit.

Même si la copie est toujours imparfaite (« This is, imperfectly, what he said », 79), le narrateur extradiégétique se doit, en bon écrivain réaliste, de copier ce récit-vérité. Il assume donc, par la même occasion, son statut de copieur puisque, après avoir copié, à l’instar de l’écrivain réaliste, non pas le monde de Karain, mais une copie théâtralisée de ce monde459, il se met à copier l’histoire du personnage éponyme du récit.

La scène et le tableau sont des cadres qui théâtralisent les descriptions flaubertiennes et conradiennes. La fenêtre joue également un rôle fondamental, notamment dans « Un cœur simple »460 ainsi que dans « The Return »461.

Dans son ouvrage sur le descriptif, Philippe Hamon a mis en évidence la récurrence de ces cadres dans la description naturaliste : « Ces pauses, ces accoudements à des “balcons”, ces fenêtres qui “cadrent” des “décors” et des “tableaux”, cette passivité du spectateur, ce chiffrage d’un temps de spectacle, ces “scènes”, contribuent fortement à théâtraliser, par leur mise en scène parfois insistante, la nature ou les objets décrits. » (Hamon, 1993 : 179)

Dans « Karain: A Memory », l’insistance de la mise en scène est patente. On peut même ressentir à la lecture de ce récit un sentiment d’écœurement comparable à celui que décrit Roland Barthes dans S/Z 462.

Cependant, il ne faut pas penser que cette insistance relève de la maladresse de l’écrivain, car c’est au narrateur extradiégétique qu’elle doit être attribuée. D’ailleurs, Phillippe Hamon a souligné à juste raison que la description fonctionne parfois d’une manière oblique : « La scène et la mise en scène de la description peuvent bien sûr, en régime “sérieux”, servir à noter obliquement la psychologie du regardant, le factice de l’objet décrit pouvant servir à indiquer indirectement le factice du regardant. » (Hamon, 1993 : 179) Ainsi, l’artificialité du monde de Karain doit toujours être rattachée à la facticité du regard que pose le narrateur extradiégétique sur ce monde.

En fait, bien que l’artificialité du récit premier soit évidente, le caractère oblique des descriptions du monde de Karain est incertain, car il est impossible de distinguer avec certitude les observations qui sont fondées de celles qui ne le sont pas.

Malgré cette incertitude, les conventions descriptives jouent un rôle capital dans les descriptions conradiennes.

À titre d’exemple, les descriptions sont toutes justifiées dans « Karain: A Memory ». Prenons l’exemple de la description de la baie dans la première partie du récit. Le narrateur extradiégétique introduit ainsi la description de la baie : « From the deck of our schooner, anchored in the middle of the bay … » (63). Puis, avant de poursuivre la description, il nous donne l’indication suivante : « It was our first visit, and we looked about curiously » (64). Il est patent que, d’une part, c’est la position idéale de la goélette (« anchored in the middle of the bay ») qui motive la description, et que, d’autre part, c’est parce que le site est nouveau aux yeux de l’équipage (« It was our first visit ») que la description est justifiée.

Bien que ces indications du narrateur constituent un « pouvoir voir » ainsi qu’un « vouloir voir », le fait que la description du monde de Karain puisse manifester, d’une manière oblique, une critique du narrateur extradiégétique met en évidence le renversement caractéristique du texte conradien. De même que la description de l’artificialité du monde de Karain révèle l’artificialité du descripteur, de même les signifiants se déplacent d’un champ à l’autre.

Le glissement de l’adjectif motionless exemplifie cette assertion. En effet, cet adjectif caractérise, dans un premier temps, le monde de Karain : « There were at first between him [Karain] and me [le narrateur extradiégétique] his own splendour, my shabby suspicions, and the scenic landscape that intruded upon the reality of our lives by its motionless fantasy of outline and colour » (66). Puis, cet adjectif glisse d’un monde à l’autre, du monde de Karain au monde occidental. Ainsi, à la fin du récit, l’adjectif apparaît dans une description de la ville de Londres : « Over all, a narrow ragged strip of smoky sky wound about between the high roofs, extended and motionless, like a soiled streamer flying above the rout of a mob » (98).

L’adjectif motionless fait donc irruption463 en Occident et le monde occidental se trouve contaminé par le monde de Karain.

En fait, le diptyque que constituent la description du monde de Karain et la description du monde occidental mérite une attention particulière car il est symptomatique du fonctionnement du texte conradien et annonce Heart of Darkness.

Notes
436.

Gustave Flaubert, Madame Bovary (1857), (Paris, Librairie Générale Française, 1999), pp. 393-394.

437.

Voir Michael Riffaterre, « L’illusion d’ekphrasis », La Pensée de l’image. Signification et figuration dans le texte et dans la peinture, (Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1994), pp. 211-229.

438.

Philippe Hamon, Du Descriptif, (Paris, Hachette, 1993), p. 13. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Hamon, 1993 : 13).

439.

Jacques Lacan, « La Troisième », Lettres de l’École Freudienne, (Paris, EFP, 1975), pp. 178-203.

440.

Jacques-Alain Miller, « Jacques Lacan et la voix », Quarto, n°54, (Bruxelles, ECF, 1994), p. 51.

441.

Hervé Castanet, Le Regard à la Lettre, (Paris, Anthropos-Economica, 1996), p. 142. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Castanet, 1996 : 142).

442.

À propos de l’écriture réaliste, Roland Barthes écrit : « aucune écriture n’est plus artificielle que celle qui a prétendu dépeindre au plus près la Nature »(Barthes, 2002, I a : 212).

443.

Dans Du Descriptif, Philippe Hamon établit une distinction entre le « pouvoir voir », le « savoir voir » et le « vouloir voir » (Hamon, 1993 : 172).

444.

Gustave Flaubert, Madame Bovary (1857), (Paris, Librairie Générale Française, 1999), p. 55.

445.

Lettre du 23-24 décembre 1862 à Sainte-Beuve (Flaubert, 1991, III : 278). Les italiques sont de l’auteur.

446.

Raymonde Debray-Genette, Métamorphoses du récit, (Paris, Seuil, 1988), p. 295.

447.

Slavoj Žižek, « The Spectre of Ideology », Mapping Ideology, (London, Verso, 1994), p. 8. Les italiques sont de l’auteur.

448.

Voir l’ouvrage de Philippe Hamon qui s’intitule Du Descriptif (Hamon, 1993 : 172).

449.

Gustave Flaubert, Madame Bovary (1857), (Paris, Librairie Générale Française, 1999), pp. 393-394.

450.

Raymonde Debray-Genette, Métamorphoses du récit, (Paris, Seuil, 1988), p. 300.

451.

André Vial, Guy de Maupassant et L’Art du Roman (1954), (Paris, Nizet, 1994), p. 544.

452.

Ibidem, p. 545.

453.

Voir à ce sujet l’ouvrage de Jacqueline Picoche, Précis de lexicologie française, (Paris, Nathan, 1977).

454.

William Shakespeare, As You Like It, (Oxford, Oxford University Press, 1998), p. 150.

455.

Dans Mythologies, Roland Barthes met l’accent sur le fait que le masque antique est « chargé de signifier le ton tragique du spectacle », (Barthes, 2002, I b : 680)

456.

« One could not imagine what depth of horrible void such an elaborate front could be worthy to hide » (64).

457.

L’italique est de l’auteur.

458.

Dans Le degré zéro de l’écriture, Roland Barthes écrit : « l’expressivité est un mythe : elle n’est que la convention de l’expressivité » (Barthes, 2002, I a : 213).

459.

Au lieu du « code pictural » (Barthes, 2002, III c : 164) dont parle Roland Barthes dans S/Z , c’est bien plutôt à travers le prisme du code théâtral que le narrateur extradiégétique semble voir le monde de Karain.

460.

« La Simonne grimpa sur une chaise pour atteindre à l’œil-de-bœuf, et de cette manière dominait le reposoir.

Des guirlandes vertes pendaient sur l’autel, orné d’un falbala en point d’Angleterre…» (72).

461.

« and rushing to the window with the unreflecting precipitation of a man anxious to raise an alarm of fire or murder, he [Alvan Hervey] threw it up and put his head out.

A chill gust of wind, wandering through the damp and sooty obscurity over the waste of roofs and chimeney-pots, touched his face with a clammy flick, he saw… » (106).

462.

« Les codes de référence ont une sorte de vertu vomitive, ils écœurent, par l’ennui, le conformisme, le dégoût de la répétition qui les fonde » (Barthes, 2002, III c : 234).

463.

Il faut prendre ici le vocable irruption dans son sens étymologique. En effet, ce vocable vient du mot latin irruptio, qui est « formé sur irruptum, supin de irrumpere “se précipiter dans”, “envahir” » (Rey, 1998, II : 1885). Le dictionnaire Robert utilise l’exemple suivant pour illustrer la définition de la locution faire irruption : « Les barbares firent irruption en Occident ».