II. Un diptyque

‘« Ce qui est caché est pour nous, Occidentaux, plus vrai que ce qui est visible. »
Roland Barthes’
A. De la structure binaire de la signification à la remise en cause des dichotomies

Le monde de Karain n’est pas un monde perméable. Au contraire, il est étanche. Même si le nom du héros éponyme pouvait laisser supposer l’inverse, le monde de Ka-rain est : « a world of sunshine » (91). D’une manière révélatrice, lorsque la pluie est évoquée, c’est sur le bateau qu’elle tombe : « Then, we heard startled voices on deck crying in the rain » (74). La seule averse qui semble menacer le monde de Karain est oxymoronique : « the downpour of sunshine » (64).

Ce monde est donc imperméable et il est protégé du monde extérieur par l’inaccessibilité qui le caractérise. En effet, le monde de Karain est « shut off from the land by the precipitous slopes of mountains » (63). Ces montagnes n’obstruent pas seulement la vue, elles constituent également des obstacles aux sons venant de l’extérieur : « Certainly no sound came from outside » (65). Au vrai, il n’y a que le soleil qui puisse se confondre avec ce monde : « He [Karain] appeared utterly cut off from everything but the sunshine » (65).

Si l’eau de pluie et les sons ne semblent pas pouvoir s’infiltrer dans le monde de Karain, les ennemis n’y parviennent pas non plus, ou plutôt lorsqu’ils y parviennent, ils ne peuvent plus s’en retourner : « “They came over the hills once to fight us, but those who got away never came again.” He [Karain] thought for a while, smiling to himself. “Very few got away,” he added with proud serenity » (70).

Bien que le monde de Karain soit un monde clos, il ne cesse de s’épandre au dehors et finit par envahir le monde du narrateur extradiégétique : « the scenic landscape that intruded upon the reality of our lives » (66). La réalité du monde occidental s’oppose donc à l’illusion qui caractérise le monde de Karain : « a world of sunshine and illusions » (91).

Pourtant, ces illusions vont faire irruption dans une rue commerçante de Londres où Karain va faire une brève apparition. Alors que le narrateur et Jackson se trouvent dans le Strand, le narrateur a soudainement une vision : « and I could see another man, powerful and bearded, peering at him intently from amongst the dark and polished tubes that can cure so many illusions » (97).

À l’image des illusions et de l’adjectif motionless qui se déplacent d’un champ à l’autre, la répartition des sèmes qui expriment l’idée d’immobilité met en évidence l’expansion du monde de Karain.

Le narrateur extradiégétique insiste beaucoup sur le fait que l’immobilité caractérise le monde de Karain. Dans la description de la baie, au début du récit, on peut lire : « Nothing moved. The sun blazed down into a shadowless hollow of colours and stillness » (64).

L’immobilité du monde de Karain s’étend à ses habitants puisque les porteurs de lance sont comparés à des statues de bronze : « the spearmen upright in the bows of canoes had variegated sarongs and gleaming shoulders like bronze statues » (67).

Même si l’image de la statue n’est pas reprise d’une manière évidente dans la description de Londres, c’est bien cette image qui sous-tend la description du policier à la fin du récit : « we could see a policeman, helmeted and dark, stretching out a rigid arm at the crossing of the streets » (99). En effet, avant de qualifier le bras du policier londonien, c’est à Karain que l’adjectif rigid était associé : « Karain stared stonily ; and looking at his rigid figure, I thought of his wanderings » (87), « Hollis looked fixedly at Karain who was the incarnation of the very essence of still excitement. He stood rigid, with head thrown back » (94).

Les oxymores dans « Karain: A Memory » sont loin d’être insignifiants. En effet, l’étude de ces derniers souligne la complexité du récit.

Prenons l’exemple des deux oxymores que nous avons rencontrés précédemment, à savoir : « the downpour of sunshine » (64) et « still excitement » (94).

Il est manifeste que ces deux oxymores se rattachent à une série d’oppositions binaires qui structurent le récit du narrateur extradiégétique. Ce dernier ne cesse de mettre l’accent sur l’apparence et la réalité, l’illusion et la vérité, l’extérieur et l’intérieur, la superficialité et la profondeur, l’artificialité et la nature.

L’ensoleillement du monde de Karain n’est qu’une apparence qui dissimule la réalité qui est inscrite dans le nom du protagoniste : K-rain. À l’instar de cet ensoleillement, le C de Conrad est une illusion, une anglicisation qui masque la vérité du nom de l’écrivain que représente la lettre K. En effet, le K n’est pas seulement la lettre initiale de nombreux noms de protagonistes dans la fiction conradienne464, elle est également récurrente dans le nom de l’écrivain : Józef Konrad Korzeniowski.

Même si l’immobilité semble être, à première vue, spécifique au monde de Karain, elle se déplace, en réalité, d’une sphère à l’autre, comme on l’a vu précédemment. Si les sèmes qui relèvent de l’isotopie de l’immobilité sont mobiles dans le récit, c’est parce que, à l’instar des signifiants, les sèmes vacillent. En fait, le fonctionnement de l’immobilité dans ce récit reflète le fonctionnement du texte conradien qui accorde une grande importance à la mobilité des signifiants.

Le travail de Conrad se caractérise notamment par un travail à la surface du texte : « It is not your business to invent depths — to invent depths is no art either. Most things and most natures have nothing but a surface »465, écrit-il à John Galsworthy. C’est parce que Conrad effectue un travail à la surface du texte que les glissements de signifiants jouent un rôle crucial, en particulier celui de l’adjectif « motionless ».

Ces glissements semblent échapper totalement au narrateur extradiégétique puisque le travail de ce dernier va dans le sens inverse du travail de l’écrivain. En effet, contrairement à ce dernier, le narrateur au premier degré s’efforce d’instrumentaliser l’idée d’immobilité. Dans son discours, elle est liée à l’apparence et à l’illusion et l’oxymore « still excitement » (94) met en évidence ce lien. Il s’agit d’une immobilité de façade, comme le montre bien cette phrase du narrateur extradiégétique : « He was ornate and disturbing, for one could not imagine what depth of horrible void such an elaborate front could be worthy to hide » (64). C’est bien l’existence d’une profondeur qui est présupposée par cette phrase. Cette profondeur (« depth ») s’oppose à l’aspect superficiel de la surface (« front »).

Le narrateur extradiégétique manifeste ainsi la volonté de construire la signification de son récit466 en faisant coïncider les oppositions binaires : la superficialité et la profondeur, l’extérieur et l’intérieur, l’apparence et la réalité, l’illusion et la vérité, le soleil et la pluie, l’immobilité et l’agitation.

Dans Heart of Darkness, le narrateur extradiégétique met l’accent sur le caractère spécifique des histoires que raconte Marlow : « But Marlow was not typical (if his propensity to spin yarns be excepted), and to him the meaning of an episode was not inside like a kernel but outside »467.

La démarche de Marlow s’oppose à celle du narrateur extradiégétique de « Karain: A Memory » puisque, pour ce dernier, la vérité est à l’intérieur. Or, si la vérité est à l’intérieur, tout est résolu. La superficialité, l’extériorité, l’apparence, l’illusion, le soleil et l’immobilité ne sont que des semblants. Pour trouver la vérité de ces semblants, il suffit de dé-masquer, de casser la coquille pour reprendre l’image utilisée dans Heart of Darkness. La signification de l’oxymore « still excitement » (94) est, par conséquent, évidente : l’immobilité (« still ») de Karain et, par extension, celle du monde de Karain, n’est qu’une façade qui dissimule l’agitation (« excitement ») intérieure de Karain. Autrement dit, la vérité du récit est dans le titre du recueil : Tales of Unrest.

En fait, ce qui pose problème dans ce récit, c’est que la construction de la signification du texte par le narrateur extradiégétique est monovalente. Or, le texte n’est pas monophonique, il est pluriel.

Notes
464.

Par exemple, Kayerts dans« An Outpost of Progress » et Kurtz dans Heart of Darkness.

465.

Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1986), II, p. 21.

466.

Il est à noter que les autres récits du recueil Tales of Unrest sont également structurés par ces oppositions. Néanmoins, cette structuration est moins nette.

Comme le suggère le titre du recueil, il est souvent question d’agitation (unrest) dans les bien nommés Tales of Unrest. Toutefois, les personnages perturbés s’efforcent généralement de masquer l’agitation dont ils sont affectés derrière les convenances sociales (« The Return »), une mascarade (« Karain: A Memory ») ou encore un sophisme (« An Outpost of Progress »).

467.

Joseph Conrad, Heart of Darkness, (New York, Norton, 2006), p. 5.