B. Vers une esthétique de la déconstruction

Cette pluralité est liée à l’étrangeté du texte. En effet, la répartition des sèmes et les glissements de signifiants sont étranges, au sens étymologique du terme puisque le mot étrange est dérivé de extra qui signifie « dehors, hors de » (Rey, 1998, I : 1331). L’étrangeté du texte est due au fait que certains sèmes semblent échapper tout à la fois à l’attention et à l’intention du narrateur au premier degré. Semblablement, ce dernier ne semble pas être en position de maîtrise lorsque les signifiants glissent d’une sphère à l’autre.

C’est donc parce que le texte de ce récit est étrange que l’on peut dire qu’il fonctionne d’une manière oblique. Cependant, le caractère oblique du texte conradien ne se limite pas à celui que décrit Philippe Hamon à propos de l’« incipit de La Curée de Zola où une grande description, assumée par le regard de Renée, et saturée de métaphores théâtrales, qualifie rétroactivement et prospectivement le vide factice de l’existence de Renée elle-même. » (Hamon, 1993 : 179)

Si le narrateur extradiégétique de « Karain: A Memory » a également recours aux métaphores théâtrales, c’est dans le but d’attirer l’attention du lecteur sur l’artificialité du monde de Karain. Certes, le fait de dénoncer l’artificialité du monde de Karain peut obliquement souligner la facticité du regard que pose le narrateur au premier degré sur le monde de Karain, mais il peut être également considéré comme un point de vue colonial qui présuppose l’existence d’une nature qui caractériserait le monde occidental. Or, le réseau d’oppositions binaires qui structure la pensée occidentale et sur lequel repose la construction de la signification du récit fait par le narrateur extradiégétique, n’est pas le plus sûr étai. En effet, les oppositions binaires sont remises en question par les post-structuralistes, comme nous l’explique Fredric Jameson dans The Political Unconscious :

‘A dialectal study of this genre [Romance] ought then logically to impose a logical reexamination of the binary opposition itself, as a form without content which nonetheless ultimately confers signification on the various types of content (geographical, sexual, seasonal, social, perceptual, familial, zoological, physiological, and so on) which it organizes. Such reexamination is in fact underway everywhere in post-structuralism today; we will mention only the influential version of Jacques Derrida, whose entire work may be read, from this point of view, as the unmasking and demystification of a host of unconscious or naturalized binary oppositions in contemporary and traditional thought, the best known of which are those which oppose speech and writing, presence and absence, norm and deviation, center and periphery, experience and supplementarity, and male and female. Derrida has shown how all these axes function to ratify the centrality of a dominant term by means of the marginalization of an excluded or inessential one, a process that he characterizes as a persistence of “metaphysical” thinking468

Mais Derrida ne s’est pas contenté de mettre au jour les dichotomies qui sous-tendent la pensée occidentale. Il a également réhabilité le terme périphérique de l’opposition binaire au détriment du terme central et il a mis en évidence le fait que ces deux termes s’interpénètrent. Or, il résulte de cette interpénétration que c’est la construction de la signification du récit-cadre qui s’effondre.

Notes
468.

Fredric Jameson, The Political Unconscious (1981), (Londres, Routledge, 2002), p. 100.