1. Illusion et vérité, ténèbres et lumière

Dans LObjet du siècle, Gérard Wajcman souligne que « l’illusion est, en définitive, irréductible, indépassable, et que c’est ça la vérité »469. À l’instar de l’illusion, l’artificialité est indépassable470. Or, cette indépassabilité remet en question un présupposé du récit premier dans « Karain: A Memory », à savoir le caractère naturel du monde occidental. Ainsi, les présupposés du récit-cadre permettent de mettre au jour l’idéologie qui le sous-tend puisque, selon Fredric Jameson, l’opposition binaire constitue « one of the fundamental forms of ideological thought in Western Culture »471.

Les glissements de signifiants constituent une façon oblique d’attirer l’attention du lecteur sur l’idéologie du récit-cadre. Dans « Karain: A Memory », c’est le « travail du texte »472 qui met au jour le travail de Conrad. Le texte du récit conradien signifie d’une autre façon, d’une manière oblique qui est différente de celle décrite précédemment par Philippe Hamon.

Josiane Paccaud-Huguet parle d’une « approche oblique, anamorphique de la vérité » (Paccaud-Huguet, 2002 : 176). Ce caractère anamorphique du texte conradien est dû aux « iridescences d’un texte véritablement tentaculaires où le regard du lecteur se trouve surpris par des connotations, spectres de significations inattendues » (Paccaud-Huguet, 2002 : 178).

Si la répartition incertaine des sèmes de certaines isotopies joue un rôle essentiel dans la vacillation du texte conradien, les surprises que réservent les réseaux connotatifs concourent au même effet.

Prenons l’exemple de l’opposition entre la lumière et les ténèbres. Cette dernière est « liée à l’anthropocentrisme de la conquête occidentale » (Paccaud-Huguet, 2002 : 178) puisque l’idéologie coloniale associe traditionnellement la lumière à l’Occident. De même que le soleil est le centre de l’orbite des autres planètes, de même l’Occident est le centre du monde, c’est-à-dire « ce qui fait sens, ce à partir de quoi tout s’organise et se range, ce à quoi la périphérie est subordonnée et soumise »473.

Étant donné que, dans « Karain: A Memory », le navire des Occidentaux désigne par métonymie l’Occident, il est centre signifiant474. Il n’est donc pas étonnant de constater que le présent éternel qui, d’après le narrateur475, caractérise ce monde, se révèle illusoire. En effet, c’est bien l’heure de Greenwich qui constitue la vérité temporelle puisque les chronomètres sont à l’intérieur du centre signifiant que représente le bateau : « the firm, pulsating beat of the two ship’s chronometers ticking off steadily the seconds of Greenwich Time » (87).

Si le bateau est une figuration du monde occidental, la ville de Londres en est le centre. Elle devrait donc être associée à la lumière si la logique connotative était respectée. Pourtant, c’est l’inverse qui se produit. Même si, au début de la description de la ville de Londres, on peut penser que l’Occident est la source de lumière du monde476 (« A watery gleam of sunshine flashed from the west », 98), c’est l’obscurité qui finalement prédomine :

‘And then the broken confusion of roofs, the chimney-stacks, the gold letters sprawling over the front of the houses, the sombre polish, stood resigned and sullen under the falling gloom. The whole length of the street, deep as a well and narrow like a corridor, was full of sombre and ceaseless stir. (98, les italiques sont de nous)’

L’isotopie de l’obscurité est patente dans ce passage. Les ténèbres finissent donc par l’emporter. D’ailleurs, la fin de la description apporte une dernière touche sombre au tableau : « we could see a policeman, helmeted and dark, stretching out a rigid arm at the crossing of the streets » (99, l’italique est de nous).

Si le narrateur extradiégétique ne cesse de chercher la vérité derrière l’illusion qui caractérise, d’après lui, le monde de Karain, c’est que la quête du narrateur est sous-tendue par la jouissance puisque, comme le dit Lacan, la vérité « est la sœur de cette jouissance interdite ». Et le psychanalyste français d’ajouter : « Je dis c’est la sœur, car elle n’est parente qu’en ceci, que si les structures logiques les plus radicales se rattachent effectivement à ce pédicule arraché de la jouissance, la question se pose inversement de quel jouir répondent ces conquêtes que nous faisons, de notre temps, dans la logique »477.

C’est bien la jouissance de l’Occident qui fonde le discours du narrateur primaire et qui se manifeste, à l’insu de ce dernier, dans l’aspect ténébreux de la description de Londres.

Dans Heart of Darkness, l’adjectif monstrous 478 , dont l’ambiguïté a été soulignée par Josiane Paccaud-Huguet (Paccaud-Huguet, 2002 : 168), aura une fonction identique à celle de l’isotopie de l’obscurité dans« Karain: A Memory ».

Cette isotopie marque l’avènement d’une autre vérité dans le texte. Il ne s’agit pas de celle qui est l’objet de la quête du narrateur extradiégétique et qui s’oppose à l’illusion. Cette vérité ne constitue pas le fondement d’un discours, elle fait irruption dans le texte. C’est la vérité dont parle Philippe Julien, c’est-à-dire celle qui « ne nous atteint que dans la méprise de la surprise, se dérobant aussitôt qu’apparue »479.

La lourdeur insistante de la vérité que veut nous imposer le narrateur au premier degré, contraste vivement avec le surgissement de l’autre vérité au cœur du monde occidental. Or, si l’incipit et l’excipit jouent un rôle essentiel dans l’avènement de cette autre vérité, c’est parce que le récit commence et se termine en Occident.

Il apparaît clairement que la stratégie du narrateur extradiégétique dans la description du monde occidental s’oppose à celle qu’il adopte dans la description du monde Karain. En effet, il ne cesse de mettre l’accent sur ce que dissimule ce monde, mais il ne nous dit rien sur ce que recèle le monde occidental. Pourtant, de nombreux éléments du texte décèlent l’existence d’un secret.

De même que l’obscurité, qui prédomine dans la description de Londres, cache quelque chose à la vue de Jackson et du narrateur, de même la brume de la respectabilité des journaux (« the befogged respectability of their newspapers », 62) dissimule quelque chose à la vue des lecteurs occidentaux.

Le narrateur extradiégétique ne dit rien sur cette chose cachée. Cependant, ne rien dire, c’est déjà dire quelque chose480, car le « nihil n’est pas pure négation ; il est opérant », selon Philippe Julien. Ce dernier ajoute décisivement : « ex nihilo surgit le signifiant, soit les Vorstellungen qui tournent autour de das Ding. Ceux-ci sont soumis au principe régulateur de moindre tension (plaisir-déplaisir), mais ils renvoient à un au-delà, que Freud nommera plus tard la pulsion de mort »481.

Ce qui est caché par l’obscurité, ce qui est voilé par la brume, c’est l’au-delà dont parle Freud et que Lacan appelle jouissance. Autrement dit, ce qui est dissimulé par le discours du narrateur extradiégétique, c’est la jouissance qui soutient l’Occident.

Ces voiles que sont l’obscurité et la brume mettent donc en évidence l’envers de cette jouissance, c’est-à-dire la contrepartie de la richesse de l’Occident, ce qui est derrière ces façades aux lettres d’or (« the gold letters sprawling over the fronts of houses »). Ces lettres d’or dissimulent l’origine de la prospérité occidentale : le narrateur et ses compagnons sont des trafiquants qui profitent de l’isolement du monde de Karain (« a conveniently isolated corner of Mindanao », 65) pour vendre leurs armes sans prendre de risques (« where we could in comparative safety break the law against the traffic in firearms and ammunition with natives », 65).

La quête de vérité du narrateur extradiégétique cède donc la place à la quête du texte conradien, celle d’une autre vérité. La vérité que poursuit le narrateur est liée au discours du maître dont parle Jacques Lacan dans le Séminaire XVII. En effet, c’est la volonté de saisir l’essence du monde de Karain qui sous-tend le discours du narrateur. Or, Lacan a montré dans le Séminaire XX que l’essence constitue la préoccupation majeure du discours du maître : « Ça se prononce c’est ce que c’est, et ça pourrait aussi bien s’écrire seskecé. On ne verrait à cet usage de la copule que du feu. On n’y verrait que du feu si un discours, qui est le discours du maître, m’être, ne mettait l’accent sur le verbe être 482 . » (Lacan, 1999 : 43) Si la vérité du narrateur concerne l’être et, partant, le discours du maître, l’autre vérité est moderne, au sens baudelairien du terme483, c’est-à-dire en tant qu’elle est fugitive et contingente. On pourrait même dire qu’elle n’est « pas-toute ».

Dans le Séminaire XX, Lacan a recours à des mathèmes pour décrire la jouissance de la femme. Il la symbolise ainsi : S ()484. De plus, il met l’accent sur le fait que « la femme a rapport à S () et c’est en cela déjà qu’elle se dédouble, qu’elle n’est pas toute » (Lacan, 1999 : 103).

Le fait que l’Autre soit barré est capital pour comprendre la distinction entre la vérité qui constitue l’objet de la quête du narrateur extradiégétique et l’autre vérité.

En effet, la vérité que poursuit le narrateur extradiégétique vient de l’Autre, de « l’Autre comme lieu de la vérité » (Lacan, 1999 : 59). Cet Autre n’est pas barré, il est rendu consistant par l’idéologie coloniale qui fonde le discours du narrateur.

Cependant, la vérité que le texte laisse entrevoir n’est « pas-toute », c'est-à-dire qu’il y a un manque dans l’Autre. Si les signifiants ne cessent de miroiter à l’obscure clarté du texte conradien, c’est parce qu’ils tournent autour de ce manque.

Ainsi, ce travail du signifiant va à l’encontre de la volonté de maîtrise du narrateur au premier degré. Autrement dit, le travail de Conrad contient en germe la conception lacanienne de la vérité puisque, dans Télévision, Jacques Lacan met l’accent sur le fait que la vérité n’est « pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas. La dire toute, c’est impossible, matériellement : les mots y manquent. C’est même par cet impossible que la vérité tient au réel »485. C’est précisément parce qu’elle tient au réel que la vérité du texte conradien échappe au discours du maître ou bien, à titre d’exemple, au discours du narrateur primaire dans « Karain: A Memory ».

On est donc passé de la vérité copernicienne de l’idéologie coloniale qui considère que l’Occident est, à l’instar du soleil, au centre, à une vérité keplerienne :

‘Le point vif, comme quelques-uns ont eu l’idée de s’en apercevoir, n’est pas Copernic, c’est un peu plus Kepler, à cause du fait que chez lui ça ne tourne pas de la même façon – ça tourne en ellipse, et ça met déjà en question la fonction du centre. Ce vers quoi ça tombe chez Kepler est en un point de l’ellipse qui s’appelle le foyer, et, dans le point symétrique, il n’y a rien. Cela assurément est correctif à cette image du centre. (Lacan, 1999 : 56-57)’

Le discours du narrateur extradiégétique est copernicien. En effet, Lacan a souligné le lien entre la découverte copernicienne et le discours du maître :

‘Si le centre d’une sphère est supposé, dans un discours qui n’est qu’analogique, constituer le point-maître, le fait de changer ce point-maître, de le faire occuper par la terre ou le soleil, n’a rien en soi qui subvertisse ce que le signifiant centre conserve de lui-même. (Lacan, 1999 : 55, l’italique est de l’éditeur)’

En fait, le discours du maître colonial a même intégré la découverte copernicienne puisque, dans ce discours, l’Occident est traditionnellement associé à la lumière tandis que les ténèbres recouvrent les pays inconnus qui sont, aux yeux des Occidentaux, des colonies potentielles, c’est-à-dire des pays qui peuvent recevoir la lumière de l’Occident.

Notes
469.

Gérard Wajcman, L’Objet du siècle, (Lagrasse, Verdier, 1998), p. 115.

470.

« Comme tout autre discours, la psychanalyse est un artifice », Jacques-Alain Miller, « Théorie de lalangue », Ornicar ? n°1, (Paris, Le Graphe, 1975), p. 34. Voir également infra, p. 414.

471.

Fredric Jameson, The Political Unconscious (1981), (Londres, Routledge, 2002), p. 73.

472.

Roland Barthes, « Théorie du texte » (1973), Œuvres complètes, (Paris, Seuil, 2002), IV, p. 418.

473.

Muriel Moutet, « Riveter le monde / exorbiter le sens : les nouvelles modalités du récit dans Heart of Darkness », Joseph Conrad 2, (Paris, Minard, 2002), p. 7.

474.

« Karain: A Memory » ne s’oppose pas aux fictions maritimes classiques puisque, dans ces dernières, « le navire est centre signifiant », d’après Muriel Moutet. Ibidem, p. 8.

475.

« It was still, complete, unknown, and full of a life that went on stealthily with a troubling effect of solitude; of a life that seemed unaccountably empty of anything that would stir the thought, touch the heart, give a hint of the ominous sequence of days. It appeared to us a land without memories, regrets, and hopes; a land where nothing could survive the coming of the night, and where each sunrise, like a dazzling act of special creation, was disconnected from the eve and the morrow », (63).

476.

Dans The Strange Short Fiction of Joseph Conrad , Daphna Erdinast-Vulcan écrit : « What makes “Karain” [published in November 1897] so interesting against the neat enclosure of otherness in “The Lagoon” [published in January 1897], is the unresolved tension between the perceptual sets or spheres » (Erdinast-Vulcan, 1999 : 62). Cependant, il est à noter que cette tension non résolue ne commence pas avec « Karain: A Memory». En effet, dans son premier roman, à savoir Almayer ’s Folly (publié en 1895), les oppositions entre l’Occident et l’archipel malais ne sont pas aussi nettes qu’il n’y paraît puisque le rayon qu’attend Almayer ne viendra pas : « Europe had swallowed up the Rajah Laut [Lingard] apparently, and Almayer looked vainly westward for a ray of light out of the gloom of his shattered hopes », Joseph Conrad, Almayer’s Folly (1895), (London, Everyman, 1995), p. 24.

477.

Jacques Lacan, Séminaire XVII, L’envers de la psychanalyse, (Paris, Seuil, 1991), p. 76. Les italiques sont de l’éditeur.

478.

« And farther west on the upper reaches the place of the monstrous town [London] was still marked ominously on the sky », Joseph Conrad, Heart of Darkness, (New York, Norton, 2006), p. 5.

479.

Philippe Julien, L’Étrange jouissance du prochain, éthique et psychanalyse, (Paris, Seuil, 1995), p. 225.

480.

Le pronom indéfini rien « est issu par évolution orale du latin rem, accusatif de res ». Or, le mot res designe « ce qui existe, la chose », (Rey, 1998, III : 3251).

481.

Philippe Julien, Pour lire Jacques Lacan, (Paris, Seuil, « Points », 1995), p. 112.

482.

Les italiques sont de l’éditeur.

483.

« La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable », Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », Au-delà du romantisme, (Paris, Flammarion, 1998), p. 216.

484.

« De ce S () je ne désigne rien d’autre que la jouissance de la femme », (Lacan, 1999 : 106).

485.

Jacques Lacan, « Télévision », Autres écrits, (Paris, Seuil, 2001), p. 509.